Tommaso Campanella, philosophe italien né en 1568 en Calabre et mort à Paris en 1639, a passé pratiquement la moitié de sa vie dans diverses geôles de l’Inquisition. Opposé à Aristote et adepte d’une philosophie qualifiée de « naturaliste », il a été accusé d’hérésie à plusieurs reprises, mais sa désobéissance et ses récidives lui ont valu en 1602 une condamnation à trente années de prison. Il en effectuera vingt-sept, au cours desquelles il rédigera plusieurs ouvrages, dont L’Apologie de Galilée (1611) et La Cité du Soleil (1623), tout en correspondant avec de nombreux savants, dont l’humaniste provençal Nicolas Fabri de Peiresc. Ce dernier deviendra son ami lorsque, quittant enfin l’Italie en 1634, Campanella se réfugiera en France.
L’Apologie de Galilée est un traité répondant à la question que lui posa en 1611 le Saint Office au sujet de la thèse copernicienne défendue par Galilée : « Le Soleil est le centre du monde, la Terre n’est pas immobile, mais elle tourne autour d’elle-même et autour du Soleil ». Il peut paraître étrange que, sur un sujet aussi sulfureux, l’Église ait demandé consultation à un philosophe qu’elle avait elle-même emprisonné pour sa pensée hérétique ! Mais c’est un signe que, une année seulement après la publication du Sidereus Nuncius où les observations astronomiques rapportées par le savant italien réfutaient la théorie géocentrique de Ptolémée, l’Eglise cherchait des avis éclairés extérieurs à sa congrégation. En outre, Campanella avait connu Galilée à Padoue.
Ce petit traité représente un tour de force dans la mesure où il fut composé en très peu de temps par un homme qui n’avait d’autres ressources que sa prodigieuse mémoire et les innombrables lectures qu’il avait retenues. Sous une forme polémique très virulente, il est néanmoins très persuasif en raison de sa grande érudition. C’est un document historique qui révèle d’une part une dévotion de Campanella envers le savant Galilée plus qu’envers la vérité astronomique ou philosophique elle-même, d’autre part le courage qu’il y avait à risquer une aggravation des maux déjà supportés par le philosophe incarcéré.
L’Apologie de Galilée se termine par une péroraison demandant qu’on n’interdise pas au savant de poursuivre ses études et qu’on ne supprime pas ses écrits, ce qui, annonce-t-il, ferait tomber le ridicule sur les Saintes Écritures. Nous savons que cela n’a guère plaidé favorablement la cause de Galilée, qui sera lui-même condamné pour hérésie en 1633. Nous savons aussi que ce dernier s’est bien gardé de faire le moindre commentaire sur cet ouvrage apologétique, de même qu’il s’était bien gardé de faire la moindre allusion aux écrits de Giordano Bruno, petites lâchetés qui lui seront plus tard reprochées par Johannes Kepler. L’ouvrage ne sera publié en Italie qu’en 1621. Il faudra attendre 2001 pour disposer d’une remarquable traduction en français de Michel Lerner – spécialiste mondialement renommé de cette période charnière de l’histoire de l’astronomie, déjà auteur d’un Nicolas Copernic d’un Monde des Sphères –, accompagnée de 150 pages d’introduction et de 117 pages de notes de premier ordre. A cette époque je présidais la commission scientifique au Centre National du Livre et j’avais chaudement recommandé l’octroi d’une subvention pour l’édition de l’ouvrage !
Bien plus connue est La Cité du Soleil, utopie sociale et politique composée en latin, à l’exemple de la République de Platon et de l’Utopie de Thomas More (1516). Continuer la lecture →
Entre septembre 2019 et mai 2020 j’ai publié sur ce blog cinq billets consacrés à l’analyse astronomique, épistolaire et picturale de la demi-douzaine de tableaux où Vincent van Gogh a représenté des nuits étoilées.
J’ai depuis complété ce travail par une enquête plus approfondie, qui vient de se concrétiser par la publication d’un beau livre illustré paru le 16 février 2023 aux éditions Seghers. Par égard pour mon éditeur je retire donc mes billets et invite mes lecteurs à se reporter à cet ouvrage plus complet et fort bien illustré, dont je donne ici quelques images et le descriptif :
Les Nuits étoilées de Vincent Van Gogh
Éditeur : Seghers (16 février 2023)
Langue : Français
Broché : 160 pages
ISBN-13 : 978-2232146206
Prix : 21 euros
Quatrième de couverture :
1888. Agé de 35 ans, Vincent Van Gogh, l’homme du nord, s’installe à Arles et découvre la lumière provençale, éclatante de jour comme de nuit. Stupéfait par la limpidité du firmament, ce passionné d’astronomie se laisse gagner par un projet nouveau : peindre le ciel. Et, même s’il est intimidé par le défi, il veut surtout peindre un ciel étoilé. Parce que « La nuit est encore plus richement colorée que le jour ».
Certains de ses plus grands chefs-d’œuvre naîtront de cet élan : Terrasse de café le soir, La Nuit étoilée sur le Rhône, La Nuit étoilée de Saint-Rémy-de-Provence… Les étoiles correspondent-elles toujours, dans ces tableaux, à une configuration réelle du ciel nocturne, reproduit d’après une observation précise ?
Pour répondre à cette question, et nous éclairer sur un aspect fondamental de la vision artistique du peintre, Jean-Pierre Luminet a mené une enquête passionnante, se rendant sur les lieux précis où Van Gogh a peint, s’appuyant sur sa correspondance, consultant des travaux préexistants, et recourant à des logiciels de reconstitution astronomique. Entre biographie, histoire de l’art, science et poésie.
Dans Une soirée chez Lamartine (1861), Camille Durutte, compositeur ami de Liszt, raconte : « Liszt a joué deux fois. Il a été magnifique. Quelle puissance ! Quelle inspiration ! Il paraissait dompter sous ses doigts les sons houleux ou tendres qu’il venait d’imiter. On eût dit le Neptune antique dominant les flots qu’il avait soulevés. »
Durutte avait déjà reçu Liszt en 1845 pour deux concerts. Durutte était aussi ami avec le comte polonais Wronski, un mathématicien dont les travaux permirent l’année d’après à l’astronome Urbain Le Verrier de déterminer par le calcul la position d’une planète inconnue, qui sera découverte un mois plus tard au télescope de l’Observatoire de Berlin, au moment et à l’endroit prédits, et baptisée Neptune. Cette année 1846 restera une date marquante de l’histoire des sciences, signant le triomphe (provisoire) de la mécanique newtonienne.
L’histoire me donne l’occasion de rappeler l’admiration que Franz Liszt vouait à Alphonse de Lamartine. Entre 1834 et 1852, il mettra en musique les Harmonies Poétiques et Religieuses (parues en 1830), où le poète n’hésite pas à élever sa pensée vers le ciel :
« Il est pour la pensée une heure… une heure sainte, Alors que, s’enfuyant de la céleste enceinte, De l’absence du jour pour consoler les cieux, Le crépuscule aux monts prolonge ses adieux. On voit à l’horizon sa lueur incertaine, Comme les bords flottants d’une robe qui traîne, Balayer lentement le firmament obscur, Où les astres ternis revivent dans l’azur. Alors ces globes d’or, ces îles de lumière, Que cherche par instinct la rêveuse paupière Jaillissent par milliers de l’ombre qui s’enfuit Comme une poudre d’or sur les pas de la nuit. »
Le plus célèbre poème symphonique de Liszt, Les Préludes (1853), est déclaré être écrit « D’après Lamartine » et a pour exergue « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ?»
Une étude plus détaillée révèle cependant une genèse quelque peu différente et bien plus intéressante.
Lors du premier passage de Liszt à Marseille pour une série de concerts, le poète local Joseph Autran (1813-1877) lui offre une suite de quatre poèmes : La Terre, Les Aquilons, Les Flots et Les Astres. Liszt conçoit alors l’idée d’une œuvre chorale pour voix d’hommes avec accompagnement de piano, Les Quatre éléments, et compose aussitôt la musique pour le poème Les Aquilons. Lors de son dernier concert marseillais donné le 6 août 1844, il en dirige la création avec accompagnement de deux pianos, Liszt tenant l’un d’eux. Il complète jusqu’en 1845 cette suite musicale avec les chœurs des trois autres parties, mais ne la publiera ni ne la fera interpréter de son vivant. En revanche, il y ajoute en 1848 une ouverture symphonique qui utilise le thème principal du chœur Les Aquilons. Sur le moment il n’en fait rien.
Les Aquilons, extrait de LES QUATRE ÉLÉMENS. Choral Works for Male Voices par Honvéd Ensemble Male Choir.
C’est alors qu’en 1852 Joseph Autran publie un vaste recueil de Poèmes de la mer. L’un d’eux s’intitule A Frantz Listz [sic]. Le texte, savoureux et instructif, mérite d’être intégralement cité :
« Où dort maintenant, ô mon grand artiste, Où dort désormais ton noble instrument ? Les jours sont passés ; hélas ! tout est triste ; La fin ne vaut pas le commencement.
« Je t ’écris ce mot de la même plage Où jadis, un soir, vers le bord du flot, Tu faisais chanter, c’était le bel âge, Un de ces claviers que fait Boisselot.
« La mer sous nos yeux roulait aplanie, L’onde caressait le sable des bords ; Et toi, le front plein de ton pur génie, Tu jetais sans fin tes divins accords.
« Près de nous causaient ou rêvaient trois femmes, Fronts aux blonds cheveux moins longs que les tiens, Et de temps en temps la chanson des lames Se mêlait dans l’ombre à nos entretiens.
« Où sont les beaux jours ? où fuit la jeunesse ? Rome à nos bravos a su te ravir. Ne m’apprend-on pas que tu dis la messe ? Je pars, s’il est vrai, pour te la servir! »
Ceux qui connaissent un tant soit peu la vie de Liszt – que je ne puis décemment entièrement raconter ici ! – auront reconnu l’allusion d’Autran au fait que Liszt ait décidé d’abandonner sa carrière de virtuose, et de s’engager dans une voie religieuse[1].
Liszt répond à Autran en 1854 :
« Votre lettre et le beau volume de vos Poèmes de la mer m’ont fait un très grand plaisir, et je vous remercie bien cordialement de votre aimable preuve de votre bon souvenir. Il semble que vous ayez deviné que la mer devait me manquer beaucoup ici et que vous ayez voulu y suppléer par une de ces généreuses libéralités dont les poètes sont seuls capables. En effet, vos vers me tiendront lieu de cette sublime société, de ces infinis horizons, de ces irrétrouvables harmonies, qui m’étaient devenues familières durant mes voyages, et c’est avec vous que je les évoquerai désormais! Dès la première feuille j’ai été charmé de retrouver plusieurs strophes que j’avais composées autrefois et que je compte vous faire entendre lorsque je reviendrai à Paris. Vous vous souvenez peut-être m’avoir confié à Marseille quatre textes – « Les flots », « Les bois », « Les astres », « Les autans ». J’en ai achevé la musique il y a longtemps, et en les orchestrant, l’idée me prit d’y joindre une assez longue ouverture. Nous en ferons quelque chose à quelque beau jour ».
Le beau jour en question ne tarda pas. En 1853, Liszt se décide enfin à donner à son ouverture une vie indépendante, calquant un nouveau programme poétique sur cette ouverture. Et, oubliant quelque peu ce qu’il devait à Autran, il l’intitule Les Préludes, à l’imitation de la quinzième des Nouvelles méditations poétiques de Lamartine…
Comme vous le savez, l’étoile de Bethléem, ou étoile de la Nativité, est le signe qui, dans la tradition chrétienne, a annoncé à des mages orientaux la naissance de Jésus et les a guidés vers Bethléem pour rendre hommage au Messie annoncé par les Prophéties. L’Epiphanie, le 6 janvier, célèbre précisément le jour de l’Adoration des Mages, scène réelle ou fictive qui a au moins l’immense mérite d’avoir suscité de nombreux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Notons cependant que, sur les quatre évangiles dit canoniques, seul celui de Matthieu (chap. II, versets 1-10) évoque l’étoile et la visite des Mages.
La nature de l’étoile de la Nativité a fait l’objet d’innombrables spéculations au cours des siècles. Les propositions d’explications vont du pur miracle à la fable pieuse, en passant par les tentatives de conférer une base rationnelle au récit de Mathieu par le biais d’un événement astronomique réel. Vous ne serez pas étonné si je m’en tiens ici aux hypothèses astronomiques, malgré une petite surprise que je vous réserve pour la toute fin… Compte tenu de l’ampleur du sujet et de la riche iconographie, je sépare cet article en deux billets distincts. J’y fais un résumé de plusieurs de mes textes disséminés çà et là dans mes écrits passés, fondés comme toujours sur une documentation rigoureuse et des recherches effectuées par quelques éminents collègues en histoire des sciences.
Il y a essentiellement trois sortes d’événements célestes suffisamment spectaculaires pour faire office de candidats :
une conjonction exceptionnelle de planètes,
l’arrivée d’une comète brillante,
l’apparition d’une étoile nouvelle (fin explosive d’une étoile en nova ou supernova)
Eliminons d’emblée la troisième hypothèse, malgré quelques articles ayant tenté de la soutenir. Les « étoiles nouvelles », dont l’éclat peut en effet augmenter au point de devenir visibles à l’œil nu durant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, ont été soigneusement consignées durant plus de deux millénaires dans les annales d’astronomie d’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Or, aucune mention d’une telle apparition durant la période supposée de la naissance de Jésus ne ressort de la compilation de ces annales.
Consacrons donc ce premier billet à l’hypothèse d’une rare conjonction planétaire. C’est ma préférée pour la bonne (et très subjective !) raison qu’elle a été avancée pour la première fois par mon astronome préféré : le génial Johannes Kepler, auquel j’ai consacré deux romans historiques et maints articles ! Elle a aussi l’avantage d’être associée de curieuse manière à l’apparition d’une étoile nouvelle survenue un an plus tard.
Nous sommes en 1604. Depuis la mort de Tycho Brahe trois années auparavant, Johann Kepler a pris sa succession comme mathématicien et astrologue impérial auprès de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague. Il travaille d’arrache-pied sur les données de son défunt maître pour accoucher les lois des mouvement planétaires, qu’il ne finalisera que des années plus tard dans son Astronomia Nova puis son Harmonices Mundi.
C’est alors qu’à l’automne une étoile nouvelle, une «Nova Stella » selon la terminologie de l’époque, surgit dans la constellation d’Ophiucus, à l’époque nommée Serpentaire. Elle va rester visible à l’œil nu près d’une année, si bien que des dizaines d’astronomes à travers l’Europe peuvent suivre son évolution.
Mais, de par sa position auprès de l’empereur, Kepler est le plus sollicité de tous. De toutes les universités du vieux monde on lui écrit pour lui faire part de ses propres observations et de ses interprétations. On vient le voir, on le questionne, on est inquiet. Les demandes les plus pressantes viennent du palais impérial : la cour l’accable de demandes d’horoscopes personnels, de prédictions sur le destin des royaumes et de l’empire. Tous veulent connaître la traduction de ce message divin, qui semble vouloir s’inscrire dans un contexte bien particulier. Un an plus tôt en effet, en 1603, a eu lieu dans le ciel une conjonction planétaire exceptionnellement rare entre Jupiter, Saturne et Mars. Ce « trigone flamboyant » avait déjà suscité toutes sortes de prédictions, telles que la conversion des Indiens d’Amérique, une émigration généralisée vers le Nouveau Monde, la chute de l’Islam ou encore et comme toujours dans ces cas-là, le retour du Christ… Continuer la lecture →
Les grandes manifestations du génie doivent faire l’office du soleil: illuminer et féconder. Franz Liszt
Depuis sa naissance en 1811, placée sous le signe de la Grande Comète, jusqu’à sa mort en 1886, date de célèbres expériences scientifiques relatives à l’éther, Liszt a été l’exact contemporain de découvertes majeures en astronomie. Et même si le compositeur n’a pas exprimé directement son intérêt pour l’exploration scientifique du cosmos, sa passion pour le ciel spirituel, son rapport à la lumière et à l’éther et un certain nombre de ses compositions comprenant lieder, transcriptions, oratorios et œuvres pianistiques, rendent pertinent d’inscrire une partie de sa trajectoire humaine et artistique dans les étoiles. Et puis n’a-t-il pas été lui-même l’une des plus grandes « stars » de son époque, et n’a-t-il pas fréquenté la plupart des autres stars littéraires et artistiques de son temps ?
Dans se second billet reprenant en partie le dernier chapitre de mon livre “Du piano aux étoiles” en l’agrémentant de son et d’image, aventurons-nous donc en des terres fertiles mêlant musique, science, histoire, et littérature.
Sous le signe de la comète (1811)
Liszt naît le 22 octobre 1811 à Raiding, près de la frontière austro-hongroise (aujourd’hui Doborján, en Autriche). La sage-femme, une bohémienne, lui prédit gloire et prospérité, car une comète passe cette année-là dans le ciel. Elle déclare: « Franzi roulera un jour dans un carrosse d’apparat”.
La Grande Comète de 1811 fut en effet découverte au mois de mars par un astronome amateur vivant en Ardèche. Visible pendant neuf mois à l’œil nu, elle atteint une magnitude voisine de 0, soit celle des plus brillantes étoiles du ciel comme Véga. Ses caractéristiques extrêmement spectaculaires ont profondément marqué les contemporains. Sa conjonction avec une vague de chaleur estivale inédite a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve des échos dans la littérature de l’époque, et même plus tard : dans Guerre et Paix, Léon Tolstoï la décrit comme un présage de mauvais augure. Mais elle est aussi restée associée à une année d’excellents vins, de sorte qu’on la trouve mentionnée dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, publiée en 1825.
L’astronomie à l’aube du XIXe siècle
En 1781, William Herschel découvre au télescope la première planète invisible à l’œil nu : Uranus. Avant de devenir l’un des plus grands astronomes de son temps, Herschel (1738-1822) avait été compositeur. Durant sa jeunesse passée à Hanovre, il avait reçu une éducation musicale de son père, violoniste et hautboïste. Lui-même devenu hautboïste militaire, il est appelé en Grande-Bretagne en 1756. Libéré de ses obligations militaires, il obtient la direction des concerts d’Édimbourg, puis se retrouve organiste à Bath, dont il va organiser la vie musicale pendant dix ans. Entre 1759 et 1770 il compose 24 symphonies, une douzaine de concertos, des sonates pour clavecin et de la musique religieuse, je dois dire pas toujours très écoutables.
Par bonheur féru d’astronomie, en 1776 il construit un télescope qui grossit 227 fois, le place dans le jardin de sa maison à Bath et, dans la nuit du 13 mars 1781, découvre par hasard la planète Uranus, croyant d’abord avoir affaire à une comète.
En 1796, le marquis de Laplace publie L’Exposition du système du monde, synthèse de toute la science de son temps qui lui vaudra d’être appelé le « Newton français ». Son ouvrage connaîtra cinq éditions successives jusqu’en 1835. Laplace y lance notamment de nouvelles hypothèses cosmogoniques, dont celle de la « nébuleuse primitive », à l’origine de tous les modèles actuels de formation des systèmes solaires et planétaires. On lui doit aussi la description d’un astre suffisamment massif pour emprisonner la lumière, que l’on appellera un siècle et demi plus tard « trou noir ». J’y reviendrai à la toute fin en évoquant la dernière pièce de Franz Liszt, Unstern, l’étoile du désastre.
On connaît la célèbre réplique que Laplace a adressée à l’empereur Napoléon lorsque ce dernier, après avoir lu son ouvrage, lui ait posé la sempiternelle question : « Et Dieu dans tout ça ? » – « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Je gage que le très fervent catholique Franz Liszt n’aurait guère apprécié ce point de vue…
Enfin, le premier jour du XIXe siècle voit la découverte du premier astéroïde par le moine sicilien directeur de l’Observatoire de Palerme, Giuseppe Piazzi. Il sera baptisé (1) Cérès. Comme dit dans le billet précédent, Liszt n’aura « le sien », (3910) Liszt, qu’en 2015.
Naissance d’une étoile (1822-1827)
L’autoritaire père de Franz, Adam Liszt, en digne successeur de Leopold Mozart, enseigne le piano à son fils dès son plus jeune âge, lequel, on s’en doute, révèle très vite d’exceptionnelles capacités à la fois techniques et musicales.
En 1822-1823, Franz travaille à Vienne, auprès de Salieri pour la composition et le chant, et de Czerny pour la technique pianistique. C’est ce dernier qui, le 13 avril 1823, organise une rencontre entre son élève et Beethoven. Le vieux lion étant devenu complètement sourd, on ne sait ce qu’il retint vraiment de l’audition. Mais on sait que pour Liszt cette rencontre, au cours de laquelle il exécuta devant Beethoven une des œuvres du maître, fut inoubliable. Il lui voua toute sa vie un culte, devint l’un de ses plus grands interprètes, et à partir de 1835, organisa de nombreux concerts de ses œuvres dans toute l’Europe.
En 1824, la famille Liszt s’installe à Paris. On connaît l’histoire de la candidature de Franz au Conservatoire, refusée par son directeur italien Luigi Cherubini, qui invoque un article du règlement en vertu duquel les étrangers ne peuvent pas s’inscrire.
Franz reçoit alors des leçons privées de composition d’Anton Reicha et de Ferdinando Paër. En parallèle il mène des tournées européennes d’enfant prodige ; la presse parisienne l’affuble du sobriquet de « petit Litz ».
En 1827, son père meurt à Boulogne-sur-Mer de la fièvre typhoïde, il n’ a que cinquante ans. Franz, qui en a quinze, fait venir sa mère, qui passera le reste de jours en France.
En octobre 2017, un objet en provenance de l’espace interstellaire est repéré par le télescope Pan-STARRS 1 à Hawaï : il traverse notre système solaire, passant relativement près de la Terre (à 30 millions de kilomètres). C’est le premier de ce type à être détecté. Baptisé Oumuamua (« éclaireur » en langue hawaïenne), il suscite aussitôt l’intérêt des astronomes. D’où vient-il, de quoi est-il composé, quelle est son histoire ?
Des observations ultérieures effectuées en radioastronomie suggèrent qu’Oumuamua est environ dix fois plus long que large, de couleur rouge foncé, dense et riche en métal. Une vue d’artiste le représentant en forme de cigare circule avec succès sur Internet.
Les spécialistes des “petits corps” estiment qu’il s’agit d’un astéroïde ou d’une comète expulsé de son système planétaire d’origine, peut-être vestige d’une planète déchiquetée. Mais pour Avi Loeb, président du Département d’Astrophysique de Harvard, sa forme est trop étrange pour être naturelle.
Dans un très sérieux article publié fin 2018 avec un de ses étudiants, il lance l’hypothèse qu’Oumuamua est une sonde interstellaire envoyée vers nous par une civilisation extraterrestre avancée afin de nous délivrer un message. Comme la majorité des collègues, j’avais estimé à l’époque l’idée intelligente et audacieuse, mais farfelue. Elle faisait irrésistiblement penser au scénario de Rendez vous avec Rama, un roman de science-fiction publié en 1973 par Arthur C. Clarke que tous les amateurs du genre connaissent bien.
Loeb a cependant développé sa thèse dans un livre qui bénéficie d’une sortie mondiale (heureux auteurs anglo-saxons et formidable machine éditoriale américaine !), dont la version française s’intitule Le premier signe d’une vie intelligente extraterrestre.
A priori c’est le genre de livre à sensation qui m’aurait de prime abord agacé. Cependant, je connais son auteur. Loin d’être un de ces vulgarisateurs fantaisistes qui font de temps en temps la une des médias avec des titres accrocheurs, Loeb est un authentique scientifique qui a publié de très sérieux articles sur un large éventail de sujets, allant de la cosmologie aux trous noirs. Je suis donc bien placé pour apprécier ses contributions. Il m’avait d’ailleurs personnellement reçu en juin 2019 à Harvard, lors du dîner de gala de la conférence organisée pour fêter la première image télescopique d’un trou noir obtenue deux mois plutôt par son équipe, et qui confirmait mes calculs effectués 40 ans auparavant (d’où l’invitation).
Loeb est un esprit particulièrement imaginatif. Avec cet ouvrage grand public il se révèle aussi excellent écrivain, soignant aussi bien le fond scientifique que le style littéraire. On en jugera par cette simple phrase : « une photovoile emportée par la bourrasque d’une supernova me fait penser au pappus duveteux d’une graine de pissenlit, soufflé par le vent vers un sol vierge à féconder ».
Dès l’introduction, il rappelle que l’une des questions fondamentales de l’humanité, sans doute celle qui nous interpelle le plus à travers le prisme de la science, de la philosophie et de la religion, est : sommes-nous seuls dans l’univers ? Et, de façon plus pointue, y a-t-il d’autres civilisations conscientes qui explorent l’espace interstellaire et laissent des témoignages de leurs entreprises ? Continuer la lecture →
Ceci est la huitième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !
Rêves d’univers
« Nous rêvons de voyages à travers l’Univers, mais l’Univers n’est-il pas en nous ? » s’interroge en 1793 le poète allemand Novalis. Dans sa Poétique de l’espace de 1957, Gaston Bachelard évoque à son tour le double univers du cosmos et des profondeurs de l’âme humaine. Science et poésie peuvent faire bon ménage, l’astronomie et l’exploration spatiale étant particulièrement propices aux rêveries poétiques.
Je vous propose une brève promenade dans le jardin enchanté de la poésie cosmique avec quatre textes peu connus. Le premier est extrait d’un grand rêve cosmique intitulé La Comète, publié en 1820 par l’Allemand Jean Paul (de son vrai nom Johann Paul Friedrich Richter) :
« Bientôt ne resta plus de notre ciel que le soleil, semblable à une petite étoile, et les flammèches de quelques queues de comètes qui s’en approchaient. Nous passions maintenant entre les soleils d’un vol si rapide qu’à peine ils prenaient un instant à nos yeux la grandeur de lunes, avant de se fondre, derrière nous, en infimes nébuleuses ; et leurs terres, sur notre passage accéléré, ne nous apparaissaient pas. Enfin, le soleil de notre Terre, Sirius, toutes les constellations et la Voie lactée de notre ciel ne furent plus sous nos pieds qu’une claire nébuleuse au milieu de petites nuées plus lointaines. Ainsi traversions-nous les solitudes étoilées ; les cieux, successivement, s’épanouissaient devant nous et se resserraient derrière nous – et des Voies lactées s’accumulaient dans le lointain, comme l’Arc de Triomphe de l’Esprit Infini. »
Le deuxième texte est dû à la plume féconde de Blaise Cendrars, grand poète et navigateur devant l’Éternel. En 1926, il écrit L’Eubage, voyage intersidéral au cours duquel des marins lèvent l’ancre et se rendent dans les parages du ciel :
« Nous quittâmes la Terre pour entrer dans cet océan de lumière solaire qu’est notre atmosphère respirable. Ayant atteint ses extrêmes limites, nous nous engageâmes résolument dans les rapides de la région de l’ozone. Nous allions si vite que nous ne pouvions estimer la vitesse acquise et qu’il nous semblait rester immobiles. La Terre était invisible dans notre sillage et devant nous, les astres n’existaient plus. Enfin, nous fîmes la grande chute dans le vide, éclaboussés par une écume d’étoiles. »
Dès l’envol du premier cosmonaute russe, en 1961, le poète Charles Dobzynski s’enthousiasme. Dans son Opéra de l’espace, sa description du décollage d’une fusée réconcilie la poésie la plus pure avec la technologie la plus aride – celle des propulseurs :
« Puissance de l’air lourd, musculature du métal dans le faisceau de la fusée attelée à la foudre, ramification d’éclats et d’explosions dans l’épiderme atmosphérique, avez-vous entendu la stridence de l’astronef striant ce que l’on nommait dérisoirement l’éther ? Oisellerie de flammes, l’astronef s’enfonce dans l’infini avec cet abandon tranquille du dormeur ou du noyé. Le vide est chair, et dans ce ventre sans parois l’astronef-graine fonde le futur. »
L’an dernier (2019), à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mission Apollo 11 qui avait déposé pour la première fois des hommes sur la Lune, j’avais entrepris de retracer la fabuleuse épopée de l’exploration spatiale à travers quarante chroniques, diffusées tout l’été sur les ondes de France Inter.
Un livre était paru dans la foulée, se contentant de reprendre le texte de mes chroniques. Compte tenu de l’état déplorable du “marché”, une version illustrée a peu de chance d’être un jour publiée, ce qui est bien regrettable tant l’iconographie liée au sujet est d’une extrême richesse. Mon blog me permet de pallier ce manque. Voici donc la seconde de ces « chroniques de l’espace illustrées ». Ceci dit, si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier d’origine, ne vous privez pas !
La conquête imaginaire de l’espace
Loin de la vision spatiale que nous en avons aujourd’hui, les premières fusées ont été des armes, inventées en Chine aux alentours du XIIIe siècle. Ce ne sont alors que des tubes de carton contenant de la poudre, dont les tirs très aléatoires sont dangereux même pour ceux qui les allument.
C’est en 1500 qu’aurait eu lieu la première tentative de lancement d’un être humain à l’aide de fusées. Wan-Hu, un fonctionnaire chinois, serait monté sur une chaise équipée de 47 fusées dans l’espoir d’atteindre la Lune. Il n’en est évidemment pas sorti vivant ! Par la suite, les Chinois améliorent la technique des fusées en leur ajoutant des baguettes de guidage et des ailettes de stabilisation, ou en utilisant des cylindres de fer plutôt que du carton, ce qui les rend plus sûres, stables et puissantes. Mais les développements de l’artillerie classique conduisent à des armes plus efficaces, et les fusées ne servent plus qu’à faire de jolis feux d’artifice.
C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’en Occident la science et la technique triomphantes laissent entrevoir la possibilité concrète d’explorer le ciel, à l’aide d’appareils plus légers que l’air. L’aventure commence en France avec Pilâtre de Rozier. En 1783, il est le premier être humain à s’envoler à 1 000 mètres de hauteur et à revenir sain et sauf, à bord du ballon à air chaud inventé par les frères Montgolfier.
Dès lors, la conquête de l’air se développe, les auteurs rivalisent d’imagination pour concevoir des moyens techniques de se rendre dans l’espace interplanétaire.
Les romans de Jules Verne en constituent les premiers exemples. Dans De la Terre à la Lune, publié en 1865, le héros, Michel Ardan, et deux amis américains sont lancés dans l’espace à l’aide d’un canon géant de 300 mètres de long. Si Jules Verne fait l’erreur de ne pas se rendre compte que les voyageurs seraient tués par l’énorme accélération due au tir, il explique à juste titre que le corps du chien accompagnant les spationautes, largué du vaisseau en mouvement dans l’espace, continue à se déplacer sur une trajectoire parallèle. Ce phénomène, exact mais peu intuitif, montre l’approche scientifique du sujet. Continuer la lecture →
L’an dernier (2019), à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mission Apollo 11 qui avait déposé pour la première fois des hommes sur la Lune, j’avais entrepris de retracer la fabuleuse épopée de l’exploration spatiale à travers quarante chroniques, diffusées tout l’été sur les ondes de France Inter.
Un livre était paru dans la foulée, se contentant de reprendre le texte de mes chroniques. Mes éditeurs espéraient que le succès attendu de ce petit livre accessible à tous et qui avait fait l’objet d’une forte promotion radiophonique, leur donneraient l’occasion de publier ultérieurement une version « de luxe », c’est-à-dire illustrée par une riche iconographie. Or, contrairement aux attentes et pour des raisons encore obscures, mon livre a été le pire bide commercial de toute ma production littéraire (25 ouvrages) alors qu’il aurait normalement dû en être le sommet ! Une version illustrée n’a donc aucune chance de voir le jour, et c’est bien dommage car l’iconographie, je le répète, est d’une extrême richesse. Ce blog va me permettre de rattraper un peu cette déception. Voici donc la première de ces « chroniques de l’espace illustrées ». Ceci dit, si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier d’origine, ne vous privez pas !
Utopies célestes
Le rêve de quitter la Terre et de voyager dans l’espace a toujours existé. Souvenez-vous du mythe d’Icare, le premier homme à s’élever dans les airs pour s’évader du labyrinthe. Mais son orgueil le fait se rapprocher trop près du Soleil : ses ailes collées à la cire se mettent à fondre, et Icare retombe vertigineusement… Profonde et cruelle métaphore de la condition humaine !
Dans deux romans rédigés au IIe siècle, le Grec Lucien de Samosate conte de manière fantaisiste des voyages sur la Lune, mais à aucun moment les trajets relatés n’ont recours à une technologie vraisemblable. Ce n’est pas encore de la science-fiction, c’est une utopie, exercice philosophique permettant de prendre du recul pour critiquer la société de son époque.
Au Moyen-Âge, le voyage céleste devient un exercice mystique. Il s’agit de rejoindre l’empyrée – la demeure des dieux et des bienheureux. Voilà pourquoi dans sa Divine Comédie, le poète Dante traverse le ciel sans même le regarder…
À la Renaissance, l’attitude de l’Homme face au ciel se fait plus hardie. Le philosophe Giordano Bruno exprime pour la première fois l’ivresse du vol, la joie du voyage sans retour : « C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, je fends les cieux et m’érige à l’infini. Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre au-delà par le champ éthéré, je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin », écrit-il avant d’être brûlé vif par l’Inquisition en l’an de grâce 1600.
Peu après, Galilée découvre à la lunette astronomique le relief de la Lune, prouvant qu’elle est de même nature que la Terre. Son contemporain, le génial Johannes Kepler, s’enthousiasme et entrevoit les voyages interplanétaires. Il lui écrit : « Créons des navires et des voiles adaptés à l’éther, et il y aura un grand nombre de gens pour n’avoir pas peur des déserts du vide. En attendant, nous préparerons, pour les hardis navigateurs du ciel, des cartes des corps célestes ; je le ferai pour la Lune et toi, Galilée, pour Jupiter. » Continuer la lecture →
Au début du XXe siècle, le poète et philosophe Paul Valéry a écrit dans ses Cahiers « Les événements sont l’écume des choses. Mais c’est la mer qui m’intéresse ».
L’aphorisme est vertigineux. Il dit tout de ce que cherche le physicien sous la chair aride des équations. Ce que cherche aussi le poète sous la cape de velours de ses mots. Symbole de la profondeur, la mer est dépositaire de l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel ? Pour le scientifique ordinaire, c’est la « réalité » du monde – si tant est que l’expression fasse sens. Mais pour le physicien théoricien, tout comme pour l’artiste et le créateur en général, la vraie réalité du monde n’est-elle pas plutôt la vie de l’esprit, elle qui s’écarte de toute sollicitation passagère liée aux événements extérieurs ?
Dans la pensée de Valéry, la profondeur de la vitalité marine est suffisamment riche pour accueillir les manifestations les plus ténues et les plus éphémères de l’expérience. « Un petit fait d’écume, un événement candide sur l’obscur de la mer », note-t-il encore. Le contraste entre la mer et l’écume exprime le décalage saisissant entre l’unité associée à la permanence et l’accident associé à l’évanescence. Dans d’autres contextes, comme celui sur lequel je travaille actuellement, à savoir la physique théorique moderne qui tente d’unifier les lois de la gravitation et de la mécanique quantique, il traduit plutôt une complémentarité par laquelle les parties constituantes ne sont plus décalées, mais concordantes.
Je prends pour exemple une brillante hypothèse avancée par le grand physicien John Wheeler dans les années 1950. Les esprits les plus créatifs fonctionnent souvent par analogie. Wheeler imagine donc qu’au niveau microscopique, la géométrie même de l’espace-temps n’est pas fixe mais en perpétuel changement, agitée de fluctuations d’origine quantique. On peut la comparer à la surface d’une mer agitée. Vue de très haut, la mer paraît lisse. À plus basse altitude, on commence à percevoir des mouvements agitant sa surface, qui reste cependant continue. Mais, examinée de près, la mer est tumultueuse, fragmentée, discontinue. Des vagues s’élèvent, se brisent, projettent des gouttes d’eau qui se détachent et retombent. De façon analogue, l’espace-temps paraîtrait lisse à notre échelle, mais scruté à un niveau ultramicroscopique, son « écume » deviendrait perceptible sous forme d’événements évanescents : des particules élémentaires, des micro-trous de ver, voire des univers entiers. Tout comme la turbulence hydrodynamique fait naître des bulles par cavitation, la turbulence spatio-temporelle ferait surgir en permanence du vide quantique ce que nous prenons pour la réalité du monde.
Tout ceci est superbement poétique, mais n’implique pas pour autant que ce soit physiquement correct. Cinquante ans après sa formulation, le concept d’écume du vide quantique posé par Wheeler fait toujours débat ; d’autres approches de la « gravitation quantique » se sont développées (gravité à boucles, cordes, géométrie non commutative, etc.) proposant des visions différentes de l’espace-temps à son niveau le plus profond – la mer – et de ses manifestations à toutes les échelles de grandeur et d’énergie – l’écume. Même si aucune d’entre elles n’a encore abouti à une description cohérente, ces diverses théories ont au moins le mérite de montrer combien l’investigation scientifique de la nature est une prodigieuse aventure de l’esprit. Déchiffrer les fragments de réel sous l’écume des astres, c’est se détacher des limites du visible, se déshabituer des représentations trompeuses, sans jamais oublier que la fécondité de l’approche scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit humain comme l’art, la poésie, la philosophie.
Ceci nous ramène à Paul Valéry. La prescience de son propos n’a pas lieu de nous étonner lorsqu’on connaît son parcours. Curieux de tout, Valéry s’intéressait notamment à la façon dont les grands scientifiques travaillaient mentalement. Lui-même fourmillait d’idées, et pour n’en laisser échapper aucune il noircissait à longueur de temps les pages de son carnet. Au cours des années 1920, il rencontra à plusieurs reprises Albert Einstein, qu’il admirait, et réciproquement. Le facétieux père de la théorie de la relativité s’est souvenu plus tard d’un débat public au Collège de France en présence de Paul Valéry et du philosophe Henri Bergson : « Au cours de la discussion, raconte-t-il, [Valéry] m’a demandé si je me levais la nuit pour noter une idée. Je lui ai répondu : ‘’Mais, des idées, on n’en a qu’une ou deux dans sa vie’’ ».
Lorsque ce fut au tour d’Einstein d’interroger un autre poète, Saint-John Perse, sur la façon dont il travaillait, l’explication qu’il reçut ne manqua pas de le satisfaire : « Mais c’est la même chose pour le savant. Le mécanisme de la découverte n’est ni logique ni intellectuel. […] Au départ, il y a un bond de l’imagination ». Dans son discours de remise du prix Nobel de Littérature en 1960, Saint-John Perse a appelé cela le « mystère commun ».
Il y a tout juste un quart de millénaire – le 1er août 1769 – disparaissait un de ces héros oubliés de l’histoire des sciences : Jean Chappe d’Auteroche. Cela se passait très loin de son Auvergne natale (il était né en 1728 à Mauriac), en un lieu désolé de la Basse-Californie du Sud, aujourd’hui San José del Cabo au Mexique. Conclusion tragique d’une vie d’aventures tout entière vouée à la science, plus particulièrement à l’astronomie et plus spécifiquement aux deux événements célestes marquants qu’ont été en 1761 et 1769 les transits de la planète Vénus devant le disque du Soleil. J’en raconte l’histoire dans mon roman historique Le Rendez-vous de Vénus, publié en 1999.
Dans ce billet-hommage je reproduis quelques extraits choisis, mais j’en profite surtout pour dévoiler une riche iconographie qui ne pouvait figurer dans le roman.
Un aperçu général de la vie et de l’œuvre de Jean Chappe d’Auteroche n’est pas mon propos : vous le trouverez ici sur Wikipédia. Place maintenant à l’imagination, documentée cependant par une étude approfondie des sources historiques. Voici par exemple comment dans mon roman j’ai imaginé la première rencontre entre le héros narrateur, l’astronome Joseph-Jérôme Lefrançois de Lalande, et l’abbé Chappe, ce dernier ayant déjà embrassé l’état ecclésiastique lui permettant de se livrer à sa passion pour les sciences :
“Chappe était un garçon d’une vingtaine d’années dont le visage rond et jovial, la bouche gourmande, les cheveux de jais et l’œil bleu sombre sous un sourcil net lui donnaient un aspect de virilité extraordinaire. Virilité soulignée encore par des joues qui, soigneusement rasées à l’aurore, devenaient bleues à midi. Ses muscles semblaient devoir faire éclater à chaque mouvement les habits noirs de l’abbé. Il était très grand et massif. Plus de six pieds et… Ah sacré nom, alors que le système métrique est l’une des plus intelligentes réformes que nous ait léguées la Révolution, je n’arriverai donc jamais qu’à radoter mes pouces et mes coudées ! Chappe mesurait un mètre, huit décimètres et cinq centimètres … À peu près. Je pensai alors que cet homme-là devait plaire aux femmes. En le voyant perdu dans ses pensées, je m’amusai à lâcher un tonitruant “ Bonjour, monsieur l’abbé ”, rien que pour le plaisir de le voir sursauter, le sachant, malgré ses allures d’athlète, d’un naturel distrait. Il ne sursauta pas, mais pour répondre à mon salut, lança son index vers son chapeau. Dans le mouvement, son coude se leva et le portefeuille qu’il tenait serré sous son bras chuta sur les gravillons de l’allée. En ce début de mois de mars – cela faisait donc sept mois que j’étais à Paris – il soufflait un vent frisquet, qui emporta sur la pelouse quelques papiers échappés de la serviette tombée à terre. Je me lançai à leur poursuite. J’arrivai enfin à les ramasser, jetai un œil dessus, et revins, en les lisant, vers l’abbé. Il tendit la main pour les récupérer, mais je continuai à examiner les documents. Enfin, je levai la tête et dis en lui tendant les feuilles ramassées : – Vous travaillez donc sur les tables de Halley, monsieur l’abbé ? En prononçant ces mots, je devais être bien fat. Chappe émit un sifflement admiratif et dit : – Eh bien mon garçon, si je m’attendais à ce qu’un enfant… Vous alliez chez le père Désastre ? Tel était le sobriquet du libraire dont la boutique jouxtait l’Observatoire, et qui répétait avec fierté qu’il était “ le libraire des astres et des planètes ”. – Oui-da, mon garçon, répliquai-je avec insolence, vexé que ce grand dadais me traitât comme un gamin. Et moi, ajoutai-je, je m’étonne qu’un ecclésiastique essaie de violer les mystères de la divine Providence. L’abbé Chappe rougit, s’excusa mille fois de sa grossièreté, puis mille nouvelles fois quand je lui appris mon âge en me vieillissant de deux ans. Je n’avais pas encore compris que mon intérêt était au contraire de m’afficher en enfant prodige. – Comprenez, m’expliqua-t-il comme pour se justifier, je ne suis pas entré dans les ordres par vocation, mais ce costume me permet de vivre décemment tout en me consacrant à la science. D’ailleurs, je ne suis pas le seul dans ce cas. Dès que le titre de savant me procurera enfin une considération et une existence moins équivoques, je renoncerai à cet état. Et vous ? – Mon propre maître, le père Béraud, à Lyon, m’a suggéré de faire de même, mais ma famille s’y est opposée. Plantés au milieu de l’allée, nous devînmes les meilleurs amis du monde.”
Je rappelle brièvement que, dans l’ordre des planètes du système solaire, Vénus se situe entre le Soleil et la Terre. Donc, à certaines périodes, la planète de l’amour passe exactement devant le disque de Phébus, comme un grain de beauté qui défile lentement. Cet événement est cependant assez rare : des conditions très particulières doivent en effet être réunies pour que Vénus, le Soleil et la Terre soient exactement alignés. Normalement, si le plan de l’orbite de la Terre était exactement le même que celui de Vénus, on le verrait relativement souvent. Mais comme les deux plans sont inclinés, il faut attendre une configuration très précise, à savoir le passage de Vénus sur la ligne des nœuds, lequel ne se produit que deux fois par siècle environ, groupés à 8 ans d’intervalle.
Brefs extraits de mon prochain recueil de poèmes, à paraître au Cherche-Midi à l’automne 2019, avec un tirage spécial orné d’une gravure originale d’Ernest Pignon-Ernest.
Exergue
Une inqualifiable librairie de la rue de Sèvres vend ceci, par exemple : Indicateur de la ligne du ciel. La première page offre précisément la vue consolante d’un train de chemin de fer, sur le point de s’engouffrer dans un tunnel, au travers d’une petite montagne semée de tombes. C’est « le tunnel de la mort », au-delà duquel se trouve « le Ciel, l’Éternité bienheureuse, la Fête du Paradis ». Léon Bloy, Le désespéré
Transparent glacier
L’homme n’est pas simple les noms ne sont que des signes la distinction ne nous appartient pas certains haïssent la vie qui est incessante métamorphose d’autres ont le goût de la durée la multiplicité des choses la rondeur offre peu de prise à l’agression elle doit être rigide pour maintenir les astres attachés par quoi le corps humain échappe au vertige les prédilections de la sensibilité se trahissent tout se meut dans la grande machine représentation minutieusement réglée pour le délice de spectateurs divins un jour viendra où les astres se retrouveront à la même place aux objets éternels le rectiligne est étranger il est le signe même du désordre dans le monde rotatoire seule l’âme file en ligne droite les figures de la ronde éternelle doivent chercher refuge au-delà de la voûte concave là le feu subtil retrouve sa patrie le monde ordonné ne peut être mu que par l’intelligence les astres vivants de feu ont quelque chose d’animal il en est de même pour les anges leur danse requiert contrepoids notre globe est lie et rebut du monde la terre abrite le corps monstrueux de lucifer la masse terrestre a perdu en prépondérance les hommes sont indifférents aux précisions numériques il y a comme une dépravation de la sensibilité rien n’est grand ni petit le repos est plus noble que le mouvement l’immobilité est le signe de l’impureté confusion difficilement pardonnable la sphère a pour fonction de contenir toutes choses la clôture n’est plus nécessaire dans l’âpreté à tenir les positions prises les tendances profondes s’expriment plus spontanément c’est le dôme infrangible qui fascine retournement du mythe archaïque grotte qui donne accès aux entrailles lieu redoutable riche en eaux bleues en rivages suspendus dans un nouvel espace les âmes des petits enfants morts se préparent transparent glacier où se trouve pris le cygne
**********
Clés
J’ai perdu mes clefs dans l’eau alors je vais attendre fixant l’eau comme s’il allait jaillir quelque chose de moi on veut passer à l’étape suivante il n’y a pas d’étape suivante les banalités n’ont plus d’effet les pauvres économisent toute leur vie en pensant je suis libre se concentrer sur son travail prendre la mer quand on veut ne faire rien d’autre que parler pendant des heures espaces confinés W.C. publics mon cauchemar
*********
L’autre et le même
J’ai longtemps vécu dans l’obscurité et maintenant je suis aveugle il y a trop de lumière je sais qu’il y a autre chose mais je n’arrive pas à croire que tout cela touche à sa fin plus que quelques heures loin de toute humanité c’est là que je trouverai où nous en sommes moi je pense que quelque chose d’innommable est né ici je travaille sur une théorie mais surprise ils ignorent son nom le signal s’est éteint cette nuit
*********
Ebrasure d’or IV
Je meurs comme Amfortas lentement rongé par ton absence aveugle des heures dans le noir je dors si peu ne songeant qu’à me fondre en toi quand nous nous rejoindrons princesse des lumières et des vents les étoiles défileront dans des yeux infinis et la mer ta vaste mer je la verrai poudroyer de vapeurs blondes tourbillons d’astres clairs dans mes gouffres vermeils écume ardente faite avec les mondes houle insondable où bout la mousse de tes soleils
*********
Ebrasure d’or XIV
Si le feu se consume et se renouvelle de toute éternité c’est parce qu’une seule âme désirante et résonante suffit à le fortifier et le garder élan vital qui s’ouvre à une aveuglante évidence toutes choses sont brassées par le temps souverain à l’exception de notre union seule exempte de la lassitude et de l’oubli
*********
Ebrasure d’or XXX
Les deux premières majuscules sont tes initiales mon oiseau bariolé ton plumage éblouissant frisottant m’enivre chaque nuit l’oiseau c’est la grâce qui vole dans l’éther quand je te vois marcher dans tes envols de danseuse fragile car petit oiseau moineau ou mésange mes anges que l’on veut protéger dans un nid mais non le mettre en cage bariolé comme l’oiseau de paradis car paradis tu es ma béatrice et j’aime tes atours changeants de couleurs vives le plumage éblouissant et frisottant de ta chevelure baudelairienne dans sa symbolique érotique où mon nez s’enivre de parfums depuis le premier soir de notre premier jour et chaque nuit je me réveille quand tu dors et je te hume éternue car tes frisottis me chatouillent nez et cou délicieux masochisme et éther nue deux mots à ton image divine branche effeuillée à mon automne monotone tu divinises les lieux branche où tu te poses t’effeuiller est mon geste le plus sacré mais dans l’irrequietezza est revenue brutalement l’angoisse du vieillissement et trépas est merveille c’est l’automne celui de ma vie qui s’annonçait monotone jusqu’à botticelli venu en tes jeunes feuilles qui teint mon absolu bonheur d’une profonde mélancolie plus que jamais à jamais
Baptiste-Marrey, très grand écrivain de langue française, vient de nous quitter le 22 janvier 2019 à l’âge de 91 ans. Pratiquement inconnu du public, ignoré par une critique littéraire germanopratine souvent mafieuse qui, pour l’essentiel, ne fait l’éloge que d’indigents écrivaillons, ce romancier, essayiste, poète et « agitateur culturel » était mon voisin à la campagne en même temps qu’une connaissance proche et amicale.
Hommage à l’homme et à son œuvre.
Il y a une vingtaine d’années je suis devenu propriétaire d’une petite fermette dans le village de Chevillon, dans le Nord de l’Yonne. J’allais y passer mes fins de semaine et une partie des vacances d’été, essentiellement pour retaper une à une les pièces de ma longère, entretenir mon jardin et mes arbres fruitiers, faire les confitures d’automne et cultiver mon potager. Un jour le facteur, qui avait appris que j’étais chercheur et que j’avais publié quelques livres, me dit « vous savez que vous avez un voisin écrivain, comme vous ? ». Sur le moment j’ai cru qu’il faisait allusion à mon collègue astrophysicien et ami Hubert Reeves. Il n’était pas précisément mon voisin à Chevillon, mais sa belle propriété de Malicorne, où je me rendais régulièrement, n’est située qu’à une dizaine de kilomètres – ce qui, dans les vastes campagnes de cette région, s’apparente à un proche voisinage. Je ne prêtai donc guère attention à l’information, et quelques années passèrent sans plus de curiosité de ma part.
C’est alors qu’un samedi de printemps 2005, au matin, on frappa à la porte de ma longère. Un homme de petite taille, légèrement corpulent, l’air affable, se tenait devant le seuil. Il se présenta à peu près ainsi : « Bonjour, je suis votre voisin, j’habite une maison à 500 mètres en haut de la rue. Je suis écrivain, je viens vous saluer pour faire votre connaissance. Je m’appelle Baptiste Marrey ».
J’avoue que je n’avais jamais entendu parler d’un écrivain nommé ainsi, et sur le moment j’ai pensé qu’il s’agissait probablement d’un de ces petits auteurs régionalistes dont la littérature, ancrée dans le terroir, reste généralement ignorée en dehors de leur province. Mais lorsque, par politesse, je lui demandai chez quel éditeur il avait publié et qu’il me répondit Actes Sud, je me dis que cette prestigieuse et exigeante maison d’édition ne pouvait avoir dans son catalogue un auteur de seconde zone, de sorte que ma curiosité fut enfin éveillée.
C’est ainsi que je fis la connaissance de Baptiste-Marrey – de son vrai prénom Jean-Claude — et de son épouse, la comédienne Alix Romero. Vivant à Gentilly, ils possédaient en bordure du village de Chevillon, à moins d’un kilomètre de chez moi, une très belle demeure de campagne, « La Marelle », bien mieux entretenue que ma très rustique longère. Nous commençâmes donc à nous fréquenter, échangeant naturellement quelques-uns de nos écrits respectifs.
Je dois dire que je ne m’attendais pas du tout au choc littéraire que j’éprouvai en lisant en 2006 le premier roman qu’il m’offrit : Les papiers de Walter Jonas. Un vrai chef-d’œuvre, sur lequel je reviendrai plus bas.
Plus tard il me fit présent d’autres titres, que je dévorai comme le premier : SMS, Elvira, Edda H, consacrés à la musique classique et à l’opéra, passions communes, et l’Atelier de Peter Loewen, autre chef-d’œuvre cette fois consacré à la peinture (j’eus plus tard l’occasion de rencontrer l’un de ses fils, l’excellent peintre Gilles Marrey, et d’en visiter une superbe exposition au Musée de Sens).
Pour en savoir plus sur le parcours de Baptiste-Marrey je renvoie le lecteur intéressé au bel article qui lui est consacré sur Wikipédia, assorti d’une bibliographie assez complète (douze romans, une vingtaine d’essais). En résumé, il est né à Paris, dans le quartier de Bercy, et y a passé ses jeunes années. « La peau de mon enfance », l’un de ses derniers ouvrages publié en 2016, est un pèlerinage bouleversant dans le territoire de son enfance irrémédiablement défiguré par l’urbanisation du quartier: “Pierre à pierre me fut arrachée la peau de mon enfance. De cette ville-là (Paris), il ne reste rien que je puisse montrer à mes propres enfants.” … Continuer la lecture →
Un des mobiles les plus puissants qui poussent vers l’art et la science est le désir de s’évader de l’existence terre-à-terre avec son âpreté douloureuse et son vide désespérant, d’échapper aux chaînes des désirs individuels éternellement changeants. Il pousse les êtres aux cordes sensibles hors de l’existence personnelle, vers le monde de la contemplation et de la connaissance objective. Albert Einstein
La connaissance pour la connaissance ?
Si notre connaissance du monde, des hommes et de leurs œuvres avait ce caractère définitif qui ne se rencontre que dans l’oubli ou la mort, c’en serait fait de notre capacité à questionner, à chercher, à connaître et à créer. L’art sait renaître sans cesse de lui-même, il sait nous protéger de l’oubli et nous parler de l’étrangeté du monde tout comme de sa beauté, il sait nous mener vers les ailleurs, les autrement et les avenirs ; il ne laisse pas de place à une éventuelle constitution définitive qui figerait sa matière.
Le « définitivement constitué » est tout autant étranger à la science. Celle-ci suit –différemment, certes – des chemins voisins de ceux de l’art et accentue encore cette réalité du caractère toujours provisoire qu’ont les acquis de la recherche. En s’accumulant, ceux-ci augmentent assurément notre connaissance du monde, mais, le plus souvent, ils entrouvrent des lucarnes sur les champs nouveaux à explorer, champs tellement vastes qu’il est permis de se demander si, finalement, notre activité de recherche nous rapproche d’une éventuelle connaissance ultime du « Grand Tout » ou si, au contraire, elle nous en éloigne.
Prenons pour exemple les mesures de la vitesse des étoiles dans les galaxies, données numériques qui augmentent utilement notre connaissance de l’Univers lointain. Voilà que, de cette liste de valeurs, surgit un fait insolite : pour chaque étoile, cette vitesse ne correspond pas du tout à celle que font prévoir les lois de la gravitation, en fonction de la distance donnée de l’étoile au centre de sa galaxie et de la quantité de matière visible dans cette galaxie : elle est beaucoup plus élevée. D’une accumulation intéressante mais routinière de mesures découle infiniment plus que la simple connaissance de celles-ci : s’ouvre en fait une passionnante page blanche dans le livre de la Nature. Ou bien il faut modifier les lois de la gravitation s’agissant d’étoiles éloignées du centre de leur galaxie ; ou bien – hypothèse plus plausible que la première, car le même type d’anomalies se découvre également à l’échelle de galaxies tout entières gravitant dans leurs amas – on doit admettre qu’il existe une quantité considérable de matière (95 % environ de la masse de l’Univers) qui, n’émettant pas de rayonnement, ne nous est pas directement connue, mais qui se manifeste cependant en ajoutant son action à celle de la matière visible : c’est la matière dite « sombre ».
Plus étonnant encore, nous croyons savoir depuis le début des années 2000 que le constituant principal de la partie sombre de notre Univers est largement dominé par une forme étrange d’énergie appelée « énergie noire ». Alors que des calculs théoriques simplifiés prédisaient un ralentissement de l’expansion de l’Univers sous l’effet de la matière gravitante (visible ou sombre), les observations indiquent que c’est l’inverse qui se produit : on constate une accélération. Passé l’effet de surprise, il a fallu trouver une explication : une énergie noire « répulsive », qui n’est ni astre invisible ni particule élémentaire, mais énergie « pure », diffuse dans tout l’espace, remplirait actuellement l’Univers aux deux-tiers et gouvernerait son évolution. Reste à savoir quelle est la vraie nature de cette énergie : énergie du vide quantique ? champs encore inconnus ? Le mystère reste entier et mobilise l’imagination fertile de quelques centaines de théoriciens. Il pourrait déboucher sur une nouvelle vision fondamentale des mécanismes de l’Univers.
J’insiste sur le fait que la quête de la connaissance « pure » justifie à elle seule la recherche scientifique, même lorsque aucune application pratique ne se profile à l’horizon de quelques générations humaines (au-delà, on ne peut jamais préjuger). Cela dit, la majorité des applications pratiques a pour origine des réponses à des questions qui n’avaient a priori rien à voir avec le but atteint. La découverte des rayons X n’a pas résulté d’un programme de détection des fractures osseuses, l’invention des ordinateurs n’est pas issue d’un projet d’amélioration des règles à calculer et l’invention de la radio et du téléphone n’est pas venue d’une tentative de perfectionnement des techniques des pigeons voyageurs. Qui sait si la compréhension, puis la maîtrise de l’énergie noire ne changeront pas le sort futur de l’humanité ?
Retour sur Terre…
Depuis deux générations, nous observons nettement des transformations dans notre vie quotidienne, issues des activités de recherche scientifiques et techniques. Tous les secteurs de l’activité humaine sont concernés : la santé, l’alimentation, la mobilité, l’habitat et la communication ont connu de fortes mutations, qui caractérisent nos sociétés développées. La raison en est simple : l’industrie et l’économie ne peuvent pas se développer sans une recherche active. Une bonne articulation entre recherche fondamentale et recherche appliquée, puis entre recherche appliquée et réalisation industrielle est évidemment nécessaire (moyennant certains contrôles nécessaires pour garantir un minimum d’éthique). Si une seule de ces étapes est négligée, la chaîne s’interrompt.
La responsabilité scientifique relève précisément de sa capacité à répondre aux besoins de la société. En retour de l’investissement dans la recherche publique et privée, les avancées scientifiques livrent des clés pour comprendre et transformer le monde. Il est vrai que certaines applications des sciences ou des technologies nouvelles suscitent la peur, la contestation ou le refus, notamment lorsqu’elles touchent au vivant et menacent potentiellement l’identité et l’intégrité de l’homme.
La recherche et ses applications peuvent enrichir notre vision du monde et nous conduire à porter un autre regard sur l’amélioration de la condition humaine. Prenons par exemple le développement de l’astronautique dans les années 1960. L’horizon s’est transformé : en s’éloignant, il est devenu courbe, puis la planète dans sa globalité s’est offerte aux caméras des satellites. Les vues de la Terre dans l’espace constituent l’une des principales retombées du programme Apollo. Dès lors, notre planète a cessé d’être assimilée à un monde infini, mais plutôt à un immense vaisseau spatial qu’il convient de protéger tant il semble fragile dans l’immensité du cosmos. Continuer la lecture →
Écoutez! Si on allume les étoiles – alors – c’est donc utile à quelqu’un ? Alors – quelqu’un exige qu’elles existent ? Alors – quelqu’un les nomme perles ces petits machins? Et, forçant les tourbillons de poussière au zénith, il fonce vers Dieu, craint d’être en retard, pleure, baise sa main noueuse, demande qu’il y ait une étoile tôt ou tard, jure que vivre sans étoiles l’épuise. Et après le voilà dans les alarmes, mais l’air tranquille. Il arrête un passant : “Dis, maintenant ça va ? Tu n’as plus peur ? –Non !” Écoutez ! Si on allume les étoiles – alors – c’est donc utile à quelqu’un ? Alors il est indispensable que chaque soir, au-dessus des toits, s’illumine au moins une étoile ?
Vladimir Maïakovsky
Liminaire
Le blog de culture tous azimuts sur lequel vous me faites l’honneur de naviguer a pour objet de partager quelques-unes de mes multiples passions. A ce titre, il traite de sujets de recherche et de réflexion à l’intersection des sciences, de la littérature, de la musique, de l’art, de l’histoire, de la philosophie. Je prends en outre soin et plaisir à lire régulièrement les commentaires, parfois très développés et documentés, de certains lecteurs particulièrement assidus. Or, depuis quelque temps, je sens chez certains d’entre eux s’instiller le doute sur l’utilité de mon entreprise. Il est clair, mes billets sur l’histoire des pluies d’étoiles filantes, le voyage cosmique dans la littérature ou encore la révolution copernicienne chez les humanistes provençaux ne peuvent aucunement soulager les souffrances de ce bas monde. Ce n’est d’ailleurs pas leur but!
Un de mes commentateurs (ou commentatrice ?) notait récemment « Que reste-t-il de toute cette science incapable de soulager nos corps et nos âmes dans cette vallée de cendres et de larmes? Quid de ce savoir, de cette érudition sans bornes, si telle aventure livresque est incapable d’étancher notre soif dans cet enfer moderne? […] Les seules étoiles à portée de main sont celles de étalages de Noël où les marchands vendent du rêve à gogo et dans la chambre vide des décorations, il y a comme une absence […]. Les pauvres – car il y en a – restent sur leur faim et leur fin. […] Pensez que le prochain billet va y changer quelque chose? Faut pas rêver! Je vous en donne mon billet qu’il n’apportera rien au mendiant. »
Ces remarques, tout à fait compréhensibles et malheureusement pertinentes, donnent à réfléchir. Je ne nie pas, bien sûr, que la principale motivation de mon blog (qui m’est une charge assez lourde de travail s’ajoutant à mes nombreuses autres activités) n’est autre que mon propre (et narcissique ?) plaisir, davantage qu’une noble philanthropie ou une empathie (que je possède réellement) envers les souffrances des moins favorisés que moi. Ce qui n’empêche de me poser régulièrement la question : la culture – scientifique, littéraire, artistique, philosophique, etc. – est-elle vraiment conçue pour soulager la misère du monde? Déjà faudrait-il pour cela que les plus défavorisés – et il y en a beaucoup – aient les moyens d’accéder à ladite culture ; par exemple, un simple abonnement mensuel à l’internet haut débit permettant d’accéder à un blog comme le mien n’est pas à la portée de toutes les bourses. J’en ai pleinement conscience, tout comme du fait que notre « belle France », bien que relativement favorisée par rapport à nombre d’autres pays de la planète, soit en plein processus de paupérisation des classes moyennes. Processus au demeurant savamment et patiemment calculé par les divers pouvoirs économiques et financiers, donc politiques. Or, je pense que la paupérisation et nombre de maux de la société moderne sont intimement liés à l’inculture… Dans le billet qui suit, je veux donc rappeler comment la culture – l’authentique, la « bonne », pas la bouillie que nous en donnent la plupart des médias, les réseaux sociaux et autres commentateurs auto-proclamés de la sous-culture politiquement correcte – peut grandement aider à soulager l’inévitable fardeau de l’existence, par la seule élévation de l’âme qu’elle procure. J’entends aussi défendre – admettant que ce soit encore nécessaire – le rôle majeur des sciences fondamentales dans l’amélioration de la condition humaine.
Il s’agit de l’adaptation d’un texte jadis publié dans l’ouvrage collectif Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture (Editions Le Pommier, 2010), preuve que le sujet me préoccupe depuis longtemps.
Recherche et société
Qu’est-ce que les connaissances en astrophysique apportent au corps social ? À quoi sert la recherche dans les sciences de l’Univers alors que tant de choses sont à faire pour assurer le mieux-être, sinon la survie de l’espèce humaine ? De grands défis menacent aujourd’hui la planète entière : la faim dans le monde, le manque d’eau potable, le pillage inconsidéré des matières premières, le réchauffement climatique, la pollution généralisée, la diminution drastique de la biodiversité qui en découle, l’organisation chaotique des finances mondiales, la paupérisation des classes moyennes, le retour de l’irrationnel et des fondamentalismes, les bouffées de violence qui éclatent un peu partout, et j’en passe ! La recherche scientifique est-elle le moyen de répondre à ces défis ? Un simple outil parmi d’autres ? Un luxe parfaitement inutile et dispendieux, comme le clament certains ?
Devant l’ampleur des problèmes posés, nous ne sommes pas assurés du succès, loin de là, en revanche nous pouvons être certains de l’échec si la recherche scientifique n’est pas mise au premier plan et considérée comme une priorité absolue. La recherche est en effet une activité stratégique qui concerne la société tout entière. Certes, pour beaucoup de chercheurs et de dirigeants avisés (il en reste, ne serait-ce qu’une petite poignée, notamment dans les pays asiatiques), l’investissement dans la recherche est une évidence. Mais devant le nombre de fois où la question « À quoi ça sert ? » est posée dans les médias, dans les parlements et le grand public, il est utile de rappeler avec force quelques vertus cardinales de la recherche, et d’illustrer chacune de ces vertus par des exemples puisés dans ma propre discipline, les sciences de l’Univers – lesquelles semblent pourtant, à première vue, les plus éloignées des préoccupations de ce « bas monde ». Continuer la lecture →
Quel être vivant, doué de sens, qui n’aime plus que tout les merveilleux phénomènes de l’espace répandu autour de lui, la lumière qui réjouit tout – avec ses couleurs, ses rayons, et ses ondes. Novalis
Et voici que mes yeux s’ouvrirent, je vis une immense mer de lumière où soleils et planètes étaient dispersés, comme de simples îles rocheuses; et j’étais dans la mer, non point à sa surface; nulle part ne m’apparaissait un fond, nulle part une rive. Tous les espaces d’une Voie Lactée à l’autre étaient remplis de lumière, et il semblait que l’on vît passer des mers retentissantes sous les mers et sur les mers; on entendait un roulement comme celui de la marée, puis un chant de flûte comme celui des cygnes qui passent; mais ces deux bruits ne se mêlaient pas. La lumière et les sons s’emparaient délicieusement du cœur; j’étais empli de sentiments joyeux, sans savoir d’où ils venaient à moi, c’était comme une joie d’être et d’éternité; un ineffable amour, sans que je susse pourquoi, me pénétrait lorsque, autour de moi, je contemplais ce nouvel univers de lumière. Jean Paul Richter
Ces clartés que sur nous leurs disques éclatants Versent incessamment dans l’étendue immense, Remplissent l’univers qu’anime leur présence. Sans corps, sans pesanteur, et pourtant colorés, Élancés de leur source, et non pas attirés, Ces filets déliés d’impalpable lumière, Prodige de vitesse à l’homme révélé Que son œil ne peut suivre, et qu’il a calculé, Viennent du fond du ciel frapper notre paupière. Ils tracent dans leur route un sillon radieux; L’éclair est moins rapide; et, tandis qu’à nos yeux Le balancier du temps mesure une seconde Vingt fois ils franchiraient l’axe de notre monde. Pierre Daru
Bien avant que la Terre fût même une nébuleuse, des astres brillaient depuis une sorte d’éternité, mais, hélas! si éloignés, si éloignés d’elle, que leur radieuse lueur, en parcourant près de cent mille lieues par seconde, n’est arrivée que récemment à la place occupée par la Terre dans le Ciel. Et il se trouve que plusieurs de ces astres se sont éteints depuis longtemps, avant qu’il ait été possible à leurs mortels de distinguer cette Terre. Cependant le rayon sorti de ces astres refroidis devait leur survivre. Il continua sa marche irrévocable dans l’étendue. C’est ainsi qu’aujourd’hui le rayon de quelques-uns de ces foyers en cendres est parvenu jusqu’à nous. De sorte que l’homme qui contemple le Ciel y admire souvent des soleils qui n’existent plus et qu’il y aperçoit quand même, grâce à ce rayon fantôme, dans l’Illusion de l’univers. Villiers de l’Isle Adam
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière Victor Hugo
8- Nébuleuses
Entre les étoiles semble régner le noir absolu. Mais au XIXe siècle, les astronomes possesseurs de télescopes ont commencé à distinguer entre les étoiles des sources de lumière d’aspect diffus. Il s’agissait de petites taches floues, de formes et dimensions variées. Evoquant à première vue des nuages, elles ont été nommées nébuleuses. Les astronomes ont ensuite entrepris de classer tous ces objets, et avec le perfectionnement constant des instruments, leur nature a fini par être comprise. Le terme « nébuleuse » est désormais réservé aux objets formés de gaz et de poussières situés dans notre propre galaxie, comprenant de grands nuages moléculaires où se forment les étoiles, et des vestiges de l’évolution stellaire comme les nébuleuses planétaires et les restes de supernovas. D’autres « nébuleuses », de forme spirale ou elliptique, se sont quant à elle révélées être des galaxies à part entière et ne sont plus nommées ainsi.
Il fut un moment où tout dormait en germe dans l’œuf d’or du soleil, ma vie, celle de tous les êtres, fils de la terre, le monde organique et l’inorganique, les océans, les continents, les forêts, le bien et le mal, le ciel et l’enfer d’ici-bas, et la lune et les autres êtres, filles du soleil, avec leur évolution vitale, leur longue histoire, splendide ou sombre. Or, de naissance en naissance, ne pourrions-nous remonter jusqu’à une heure première, où les voies lactées et les énormes nébuleuses, l’univers immense, reposaient aussi, comme des rêves près d’éclore, en la nuit muette de mon cerveau ? Jean Lahor, La Gloire du Néant Continuer la lecture →
Une exoplanète, dite aussi planète extrasolaire, est une planète en orbite autour d’un étoile autre que le Soleil. Depuis Kepler et Galilée, qui au début du XVIIe siècle avaient compris que les étoiles devaient être d’autres systèmes solaires, les astronomes savaient qu’elles pouvaient exister, mais aucune technique d’observation ne permettait de le prouver. Les distances immenses qui les séparent de nous, ainsi que l’infime luminosité de ces corps célestes si petits en comparaison des étoiles autour desquelles ils gravitent, rendaient leur détection impossible. Ce n’est qu’en 1995 que les premières exoplanètes ont été observées, d’abord de manière indirecte, puis à partir de 2008 de manière directe.
La plupart gravitent autour d’étoiles situées dans la banlieue proche du Soleil. A ce jour, plus de 2000 exoplanètes ont été confirmées, et des centaines supplémentaires sont en attente de confirmation. En réalité, il existerait au moins 100 milliards de planètes rien que dans notre galaxie, dont 17 milliards de « taille terrestre ».
On a d’abord détecté majoritairement des planètes assez particulières comparées à celles présentes dans le Système solaire, en l’occurrence des planètes gazeuses très massives et très proches de leur étoile hôte, des « Jupiters chauds » qui ont forcé les astronomes à revoir les modèles de formation des systèmes planétaires qu’ils avaient élaborés en se basant sur notre seul Système solaire alors connu.
Depuis que les méthodes de détection se sont affinées, les astronomes visent à mettre en évidence des planètes ressemblant à la Terre, des « exoterres », en particulier celles qui orbitent dans la zone potentiellement habitable de leur étoile, et peuvent donc héberger des formes de vie comparables (ou pas) à celles connues ici-bas.
Les astres sont de grands animaux les planètes naissent des soleils écume dégorgée ce sont les amours du fer et de l’aimant (J.-P. Luminet, Itinéraire Céleste, 2004))
2- L’expansion de l’univers
Dans les années 1920, les astronomes ont découvert que les galaxies s’éloignaient de nous, animée d’une « vitesse de fuite », et qu’elles fuyaient d’autant plus vite qu’elles étaient plus lointaines. « Vives les nébuleuses se trissaient en formant un espace au nez creux », écrivit plus tard Raymond Queneau dans sa Petite cosmogonie portative. Oui, mais comment des objets aussi massifs que les galaxies pouvaient-ils avoir réellement des vitesses de 5 000, 10 000 ou 50 000 km/s ? Ce fut une énigme jusqu’à ce que le génial savant belge Georges Lemaître, en 1927, comprenne que ce ne sont pas les galaxies qui s’éloignent réellement de nous, mais c’est l’espace qui nous en sépare qui est en expansion. Le contenant se dilate, donnant l’illusion que les galaxies lointaines – le contenu – s’éloignent les unes des autres. Il s’agit en fait d’une conséquence incontournable de la théorie d’Einstein, la relativité générale. Mais Einstein lui-même était passé à côté !
La différence entre vraie vitesse des galaxies et dilatation de l’espace est fondamentale. D’une part, l’univers est en expansion en chacun de ses points et pas seulement autour de nous, de sorte qu’il n’y a pas de centre d’expansion particulier. D’autre part, il peut se dilater à une vitesse arbitrairement grande et emporter les galaxies à des vitesses apparentes supérieures à la vitesse de la lumière, sans contrevenir aux lois de la relativité.
« L’espace était permanent. Il n’était pas invariant. Même il variait constamment. Pendant longtemps il fut en augmentation », a écrit Henri Michaux. On se demande aujourd’hui si « l’augmentation » de l’espace se poursuivra à jamais, ou bien si un jour l’univers se recontractera pour s’effondrer dans un « Big Crunch ». Aux dernières nouvelles, non seulement l’espace est en expansion perpétuelle, mais il accélère sa vitesse d’expansion. Ce faisant, il refroidit. Irons-nous jusqu’au zéro absolu ?
3- Les galaxies
Au XVIIIe siècle, à mesure que les astronomes ont scruté le ciel avec des télescopes de plus en plus puissants, ils se sont aperçus que les étoiles n’étaient pas les seuls objets brillants du ciel, mais qu’il y avait aussi de faibles taches de lumière ressemblant à des nuages, qu’ils nommèrent des nébuleuses. Ils ont remarqué que beaucoup de nébuleuses avaient l’aspect de minuscules tourbillons constitués de spirales lumineuses. Certains ont alors fait l’hypothèse que l’espace, tel un vaste océan, était rempli d’une multitude « d’îles » semblables à notre propre Voie lactée, chaque île regroupant de grandes quantités d’étoiles, séparée des autres îles par de vastes zones vides.
Ce n’est qu’en 1924 que les astronomes ont prouvé définitivement que les nébuleuses spirales étaient bien des galaxies indépendantes de la nôtre. Dès lors, notre propre Voie Lactée est devenue une galaxie parmi d’autres. On en connaît à présent des dizaines de millions, et l’Univers observable en contient probablement mille milliards, chacune comprenant des étoiles -cent milliards en moyenne-, du gaz et des poussières interstellaires.
Mais toutes les galaxies n’ont pas la forme de spirale. Il y en a des elliptiques, des lenticulaires, des spirales barrées, des irrégulières et des « particulières ». Comment se sont-elles formées dans l’histoire de l’univers ? Comme le dit le poète :
Pour scintiller au large les galaxies prennent souffle de lumière dans le magma silencieux des origines. (Maurice Couquiaud)
La Terre est le berceau de l’humanité, mais nul ne reste éternellement dans son berceau. Konstantin Tsiolkovski (1920)
A la fin du XIXe siècle, — période de confiance ingénue en la Science, — le voyage cosmique est remis en honneur, mais dans un univers assez différent de celui des “Nuits” de Young (voir billet précédent). Univers plus précaire où poudroient les brouillards mystérieux de lointaines galaxies, où partout des astres agonisent et où rôdent d’invisibles soleils noircis. Sully Prudhomme (premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, mais ce n’est pas forcément une référence!) met en scène Faustus et Stella dans Le Bonheur (1888). Les astres sont les îles des Bienheureux. La rapidité extraordinaire du vol des deux amants est rendue sensible par le recul et l’évanouissement des corps célestes:
« Sur leurs têtes ils voient de vertiges étourdis Fondre Cassiopée et le Lion grandis… La grande Ourse à son tour, subitement énorme Tombe, et n’est bientôt plus qu’un point blême et sans forme… Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol! Ils montent, étreignant la Mort qui les entraîne Là-bas, là-haut où germe une lueur sereine; Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré, Ce qu’il nommait le ciel sous leurs pieds a sombré. A cette nébuleuse une autre nébuleuse Succède, puis une autre en la mer onduleuse. De l’impalpable éther, océan sans milieu Dont blanchissent au loin les archipels en feu… Ils franchissent, après ces milliers de soleils De plus hauts firmaments de plus en plus vermeils, Jusqu’au zénith où meurt l’ascension stellaire, Où l’astre originel et dernier les éclaire De l’aube enchanteresse, espoir de leur regard… »
Bien avant lui, Pierre-Claude-Victor Boiste – plus connu comme lexicographe et éditeur de dictionnaires – a livré un long poème de facture très classique, L’Univers délivré, (1809), où il imagine l’âme se détachant de la Terre pour rejoindre les célestes intelligences. L’idée n’est pas nouvelle puisqu’elle remonte au moins à Pythagore! Mais chez Boiste, la pesanteur du corps et de l’entendement afflige le poète, lequel semble regretter d’être vieux dans un monde où l’aéronautique est naissante (il a assisté aux premiers envols des frères Montgolfier et de Pilâtre de Roziers) :
« Que mes chants eussent été sublimes si j’avais pu, dans ces heureux moments, contempler le grand spectacle de la nature! Si, porté sur les ailes de l’aéronaute, j’avais pu m’élever au-dessus du globe et voir l’hémisphère à mes pieds diminuer et disparaître dans un océan de nuages! Errant alors dans l’espace, au sein du vaste empire du silence, j’aurais joui d’un spectacle nouveau pour les mortels; j’aurais vu le dieu du jour dégagé des vapeurs qui obscurcissent pour nous son éclat lancer des torrents de lumière dans l’espace. J’aurais contemplé de plus près les astres, et peut-être aurais-je découvert un corps céleste qui promènerait éternellement mon nom et ma gloire dans l’immensité. Orgueilleuse pensée! »
Le voyage aérien est en effet dans l’heureuse période de ses débuts. Les moyens utilisés pour vaincre la pesanteur et autres résistances physiques ont encore une fantaisie qui fait leur charme. La littérature d’anticipation, plus tard baptisée “science-fiction” se développe avec Jules Verne (De la Terre à la Lune), Albert Robida (Le Vingtième siècle) et Herbert George Wells (La Guerre des mondes). Cette littérature, à mesure que le problème du vol spatial paraît plus proche d’une solution, prend un caractère toujours plus positif, peu favorable à la poésie, et elle ne figurera pas dans cette brève anthologie. La science-fiction a toutefois fourni de belles pages de poésie pure. Dans les années 1930, les voyages spatiaux vécus par les héros de Clive Staple Lewis (Hors de la planète silencieuse, Le Voyage à Vénus), et celui, plus grandiose, imaginé par Olaf Stapledon (Créateur d’étoiles), sont prétextes à de superbes pages dans lesquelles les écrivains, débarrassés de la technique, se consacrent à ce qui est pour eux l’essentiel: l’aspect psychologique, philosophique et poétique de l’aventure.
Le Voyage cosmique est un film muet soviétique réalisé par Vassili Zouravlev en 1936. L’image mise en avant de ce billet en est extraite. Afin de répondre au souhait d’exactitude scientifique exigé par le gouvernement soviétique (qui lui avait passé la commande), le réalisateur prit contact avec le célèbre théoricien Konstantin Tsiolkovski pour devenir le consultant scientifique du futur projet. Le père de l’astronautique russe accepta et travaillé à la préparation du film en rédigeant un cahier de consignes, l’album des voyages spatiaux, contenant une trentaine de pages de schémas, dessins, explications. Sorti sur les écrans onze années après le fameux film de science-fiction russe Aelita (1924), le film raconte un premier voyage vers la Lune en 1946.
Si vous avez le temps et la curiosité pour ce type de cinéma, on le trouve ici sur l’inépuisable youtube:
Le mythe d’Icare rappelle combien l’homme a toujours rêvé de s’affranchir de la pesanteur et de conquérir l’espace. Initié dans l’Antiquité grecque, le voyage imaginaire dans l’espace est devenu un genre littéraire en soi, dont le succès témoigne de ses racines profondes dans la sensibilité. Pour nombre d’explorateurs cosmiques, l’essentiel n’est cependant pas le trajet spatial, mais les contrées visitées.
La littérature est si riche qu’il est impossible d’en faire ici une compilation exhaustive. Citons au moins quelques études profondes: Gaston Bachelard bien sûr (L’Air et les Songes, 1943 ; Le Livre de Poche, 1992) et sa disciple Hélène Tuzet (Le Cosmos et l’Imagination, José Corti 1988), mais aussi Lucien Boia (L’exploration Imaginaire de l’Espace, La Découverte 1987), Stephen Dick (La pluralité des mondes, Actes Sud 1992), et pourquoi pas mon anthologie astropoétique Les Poètes et l’Univers (Le Cherche-midi, 1992).
Quant aux œuvres littéraires elles-mêmes relevant du genre, elles peuvent être classées d’après la forme du voyage. Le voyage mythique est accompli par des êtres surnaturels ou par des hommes placés sous leur conduite. Le voyage mystique décrit le ravissement de l’âme débarrassée du corps. Le voyage en pensée est celui où seule l’intelligence humaine parcourt les cieux. Enfin, le voyage astronautique est né le jour où la présence de l’homme dans l’espace est devenue effective : la conquête spatiale des cinquante dernières années restera l’un des achèvements scientifiques, technologiques et culturels les plus marquants du XXe siècle.
Dans ce billet je me cantonnerai aux navigateurs célestes qui, pratiquant davantage le vers que la prose, s’exaltent à parcourir le plus vaste des océans. S’ils font halte parfois dans les îles lumineuses, ils repartent toujours, ou bien se contentent de les frôler, de les saluer au passage, dans leur avidité d’aller toujours plus loin.
Dans le carcan des sphères aristotéliciennes
Ils assuraient qu’ils apercevaient distinctement les bornes du ciel, ils mesuraient le soleil, ils marchaient dans l’espace au-dessus de la lune. Lucien de Samosate, Icaroménippe (vers 160)
Le voyage mythique traduit en termes de fictions issues de rêves a été traité dans l’Antiquité, avec notamment Le Songe de Scipion de Cicéron au Ier siècle avant l’ère chrétienne ou Le Songe de Macrobe au Ve siècle. Le premier écrit connu abordant le voyage physique (et non pas mental) dans l’espace est L’Histoire Vraie, composée en 160 après J.-C. par le grec Lucien de Samosate (que plus tard Johann Kepler traduira en latin afin d’apprendre le Grec !). Lucien raconte comment la nef d’Ulysse, aspirée en mer par une effroyable tornade, a vogué sept jours à travers l’espace pour se poser enfin sur la Lune. Mais Lucien expédie son équipée céleste en quelques lignes, son véritable propos étant de faire une satire des historiens qui présentent comme véridiques des récits invraisemblables et mensongers. D’ailleurs, un autre récit de Lucien, l’Icaroménippe, raconte un voyage dans la Lune, mais là encore, à aucun moment le voyage relaté n’a recours à une technologie « vraisemblable », et Lucien ne le présente jamais comme réalisable à l’aide de la science.
Je ne mentionnerai pas ici ses innombrables imitateurs qui, rimeurs ou non, n’auront pas davantage le goût de l’aventure cosmique.
Dans le Moyen-Age chrétien, la traversée céleste a pour seul objectif de rejoindre l’Empyrée – le séjour divin. La cosmologie aristotélicienne régnante, enfermée dans une suite de coquilles sphériques, bloque tout intérêt pour l’espace. La Divine Comédie de Dante (vers 1320) n’est pas un contre-exemple de cette emprise paralysante si l’on réalise que le poète traverse le ciel sans le regarder… C’est une belle chose que son envol: le regard de Béatrice, rivé aux astres, y puise la force ascensionnelle que le poète à son tour boit dans les yeux de sa bien-aimée. Mais les sphères que le Florentin traverse en leur tournant le dos n’ont pour lui aucun intérêt. L’abîme des espaces n’existe pas. Comme dans une ascension mystique, la montée est d’une promptitude surnaturelle, le trajet d’un astre à l’autre presque instantané.
Cette conception de l’espace perdure en pleine Renaissance. La traversée céleste ne pose toujours aucun problème à Ludovico Arioste, auteur du Roland Furieux (1516). Au chant XXXIV, Astolphe, conduit par Saint Jean l’Evangéliste, emprunte le char d’Elie pour monter dans la Lune. Il y découvre un vallon dans lequel est rassemblé tout ce qui a été perdu sur terre :
« On y voit tous les vœux et toutes les prières que les malheureux pécheurs adressent au Ciel. Là se trouvent encore les larmes et les soupirs des amants, le temps perdu au jeu ou dans l’oisiveté, les vains projets laissés sans exécution, les frivoles désirs dont le nombre immense remplit presque le vallon. Enfin on aperçoit là-haut tout ce qui a été perdu sur la terre ».
Un siècle plus tard, le chevalier Giambattista Marino (Adone, 1623) enlève tout aussi facilement son héros (Adonis) dans le char de Vénus et l’emporte dans les sphères célestes pour le conduire au « Théâtre du Palais d’Amour », dont l’architecture baroque contient rien de moins que la figure de l’univers :
« Là une salle immense, à travers cent fenêtres De limpide cristal, prend la lumière du jour Et dans un beau décor de fines mosaïques Elle contient la figure de l’univers ».
Dans ces deux récits, la visite des mondes planétaires est bien plus intéressante que le vol lui-même – lequel se réduit à quelque chose d’aussi étriqué que le cosmos aristotélicien, borné par une sphère des étoiles fixes à peine plus grande que l’orbe de Saturne.
La Renaissance et l’ivresse de l’infini
Cependant, la Renaissance a donné aux esprits un nouvel élan: sans que l’architecture du monde ait encore changé, l’attitude de l’Homme face au ciel se fait plus hardie, plus confiante. L’humanité a reçu en héritage le monde pour l’explorer et le dominer, dès cette vie. Un tel enthousiasme est proche de la tentation d’orgueil. Si les poètes y échappent, le philosophe Giordano Bruno y cède à la façon d’un hardi explorateur. L’ivresse du vol, sans appréhension ni hésitation aucune, c’est chez lui que nous la trouvons pour la première fois, et la joie du voyage sans fin, sans espoir de retour (De l’Infinito, Universo e Mondi 1584) :
« C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, Je fends les cieux et m’érige à l’infini. Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes Et pénètre au-delà par le champ éthéré, Je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin »
Première grande rupture entre science et religion, le XVIIIe siècle, qui marque le début du mécanisme et du rationalisme scientifiques. L’emprise judéo-chrétienne faiblit, mais la science des origines est encore trop balbutiante pour proposer autre chose qu’une date de création du monde conforme aux écritures : 4004 avant Jésus-Christ. Un écrivain et un savant seront les premiers à remettre sérieusement en question le dogme. Benoît de Maillet, consul de France aux Indes et écrivain, auteur de Telliamed (anagramme de son patronyme), affirme dès 1720 l’immense durée du temps de la Terre : plusieurs millions d’années. Le savant Buffon n’ose reculer aussi loin, mais dans la Théorie de la Terre (1749) il fournit des preuves expérimentales: en mesurant le temps de refroidissement de boulets ferreux portés au rouge, il en déduit que notre globe terrestre doit dater de 72 832 ans (il était encore loin du compte, puisque l’âge de la Terre est estimé aujourd’hui à 4,56 milliards d’années).
La théorie de l’attraction newtonienne s’impose au XVIIIe siècle. Toutefois, des glissements se produisent quant à la question des origines. Le cadre de pensée newtonien est un espace illimité dans un temps éternel. Le problème de la genèse hante les esprits qui ne se contentent plus des Écritures, et cet univers incréé (sinon par l’action divine) que leur offre Newton ne peut les satisfaire. Non contents de revoir à la hausse l’âge de l’univers, ils entrevoient des mécanismes de formation; avec la perte du géocentrisme, la terre, qui n’est plus ni centre ni sommet de la création, n’a plus de raison de naître avant toute chose. Les savants commencent à établir une nouvelle chronologie de la création : l’univers d’abord, puis le Soleil, puis la Terre.
Buffon, par exemple, ne se contente pas de refaire la chronologie, il propose des mécanismes de naissance. Pour le système solaire, il attribue l’impulsion première au choc d’une comète qui, arrachant au soleil des lambeaux en fusion, aurait projeté au loin les futures planètes, retenues enchaînées par l’attraction. Cette cosmogonie sera reprise au début du XXe siècle par l’Anglais James Jeans, mais sans succès. Notons que l’antagonisme de deux Forces – l’attractive et la centrifuge – remet en honneur un très vieux mythe remontant à Héraclite (et largement présent dans les Védas), celui de la Grande Pulsation. L’équilibre s’altère tour à tour au profit de chacune d’elles jusqu’à son triomphe total, suivi d’un renversement qui donnera l’avantage à sa rivale.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, la conception d’un fluide élémentaire universel se généralise. Le philosophe Emmanuel Kant a le premier la vision grandiose d’un état premier de la matière emplissant l’espace infini, et d’où naîtront les mondes. Plongée dans l’ombre et le silence, cette matière diffuse est déjà grosse de tous les futurs.
Relisons Diderot, dans sa Lettre sur les Aveugles (1749) :
« Combien de mondes estropiés, manqués, se sont dissipés, se reforment et se dissipent peut-être à chaque instant, dans des espaces éloignés… où le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent persévérer. »
Ce n’est pas de Kant que Laplace tient la première idée de sa « nébuleuse primitive », mais des observations de l’astronome William Herschel. Son grand télescope l’a convaincu que certaines nébuleuses sont des nuées de matière diffuse, et que les étoiles doivent se former par condensation au sein de ces nuées. Ces observations, publiées en 1811, Laplace les reproduit au chapitre VI de son Système du Monde (édition de 1824). Lui qui, par ailleurs, ne cesse de répéter à l’instar de son maître Newton « Je ne forge pas d’hypothèses », lance la plus sensationnelle hypothèse du siècle : une première nébulosité presque imperceptible où se forme un noyau à peine brillant, des anneaux de vapeurs successivement abandonnés, tournant comme des cerceaux, puis se rompant en masses qui s’arrondissent à leur tour et où brillent d’autres petits soleils dans leur cocon brumeux… Le système solaire est né ! Les actuels modèles de formation du système solaire n’en diffèrent pas énormément.
J’eus le vertige et je pleurai car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers. Jorge Luis Borges, L’Aleph (1949)