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Contes de l’Outre-temps (9) : Les mouches

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  

Les mouches

 

Philémon adorait les mouches. Aussi entrait-il dans une colère épouvantable lorsque ses parents les tuaient.

Pourtant, il fallait bien qu’on les tue, ces sales petites bêtes noires, ou pires, vertes, qui posaient leurs pattes tour à tour sur les bouses des vaches et le garde-manger…

Ils vivaient à la campagne. Lorsque le printemps venait, en même temps que les beaux jours, on voyait affluer des milliers de mouches qui volaient dans les champs jaunes, suivant le bétail dans l’attente de quelque excrément. Elles envahissaient les maisons, les fermes et les écuries. Elles agaçaient tout le monde. Même les chevaux piaffaient d’impatience lorsque les bestioles établissaient leur campement sur leur propre dos, et collaient leurs trompes sur les crins des crinières.

Mais ce qui exaspérait le plus Philémon, c’était la manière méthodique, froide et infaillible avec laquelle ses parents accomplissaient leur destruction. Ils achetaient à la ville une « bombe » insecticide, faite d’un cylindre de métal muni d’un dispositif de vaporisation, qui dispensait à volonté un nuage de micro-gouttelettes détruisant tout insecte ayant eu la mauvaise idée de s’en approcher.

Philémon, à quatorze ans, commença à leur faire des reproches, d’un ton un peu ironique. Il traita ses parents « d’assassins », de « tueurs d’animaux », mais gentiment, le sourire au coin des lèvres… Et ses parents étaient contents d’avoir un fils aussi sensible, qui aimait tant les bêtes.

Philémon se prit à son propre jeu. A force d’observer les mouches, chaque été, il se prit d’une véritable passion pour elles, et se trouva quelques affinités avec ces insectes volants.

Lorsqu’il était seul dans la maison, il ouvrait en grand les portes et les fenêtres, et des flots de mouches s’engouffraient dans la fraîcheur des pièces.

Philémon était heureux. Il les regardait voleter, marcher à l’horizontale, à l’envers, à la verticale, sur les murs, au plafond, partout.

Il était fasciné lorsqu’il apercevait deux mouches accouplées : l’une d’elles, la femelle, portait toujours un petit point rouge sur l’articulation des ailes, et Philémon guettait les mâles qui s’approchaient des femelles solitaires, dansaient autour, puis soudain s’abattaient sur elles.

Lorsque ses parents rentraient, ils se fâchaient de voir autant de mouches chez eux, qui salissaient tout, et alors le carnage commençait : en trois nuages vaporisés par la bombe (en « trois coups de bombe », comme ils disaient tous), les cadavres s’entassaient sur le sol.

Philémon regardait avec consternation les pauvres bêtes se tortiller sur les carreaux, et un grand vide se creusait dans son cour à la vue de leurs soubresauts d’agonie.

Aussi avait-il pris l’habitude d’évacuer toutes les mouches qu’il avait fait entrer, en les attrapant dans sa main, d’un coup vif mais délicat, afin de les soustraire au supplice de la bombe ; il allait ensuite porter ses prisonnières d’un instant dans les champs de foin. Il passait plusieurs heures à finir ce travail ; c’était pour lui comme l’accomplissement d’une grande Œuvre.

Cependant, les mouches ne lui rendaient guère son affection. Comme si elles étaient inconscientes, elles venaient l’agacer lui aussi, en se posant sur son visage. Philémon les chassait d’un geste de la main, sans les écraser. Il avait parfois été exaspéré par les bestioles, lorsque celles-ci se posaient sur son visage endormi dès cinq heures du matin, aux premiers rayons du soleil. Et Philémon, bouffi de sommeil et de mauvaise humeur, avait failli plus d’une fois massacrer l’une d’elles, mais il s’était toujours retenu au dernier moment, en pensant à son Œuvre.

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Contes de l’Outre-temps (8) : Monsieur Héron

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  

Monsieur Héron

 

Monsieur Héron marchait d’un pas tranquille sur le sentier humide qui sentait bon le bois mouillé après la pluie. La mousse feutrée se blottissait dans les taillis, l’herbe dégoulinait de perles roses. La forêt déployait toutes ses splendeurs devant les yeux étonnés du promeneur.

C’était un miracle de la Nature, une telle forêt. Nul n’aurait pensé que la végétation pût renaître dans cette région ravagée par une explosion atomique cinquante années auparavant. Le sol avait été mutilé, les pierres avaient fondu… Un lieu à jamais calciné qui laisserait aux hommes de demain une preuve tangible de la folie de leurs aïeux.

Pourtant… Lorsque tous les humains eurent fui cette zone maudite, la Nature devint folle à son tour. Mais ce fut une folie généreuse, qui arracha à la terre une forêt cyclopéenne, taillée par un dieu dément. Chaque cratère fut comblé de fougères et de fleurs ; les herbes se mirent à grouiller ; les espèces végétales les plus diverses naquirent côte à côte dans cet étrange creuset de quelque jardinier alchimiste.

Les savants de l’époque furent stupéfaits, et les botanistes incrédules. Mais la forêt était bien là, semblant narguer leurs chimères scientifiques.

Elle semblait la palette d’un peintre prodigue. On y trouvait toutes les teintes. Les feuillages étaient bleus, jaunes, verts ; l’herbe rouge, blanche parfois… D’autres couleurs ne portaient pas de nom car aucun homme n’avait pensé qu’elles pussent exister ; mais toutes étaient nuancées, l’œil n’était pas choqué par ces fantastiques assemblages de lumière. Une harmonie souveraine baignait la forêt. Comme dans un vieux conte de fées…

Monsieur Héron songeait à tout cela, se laissant aller à un lyrisme démodé. Il se sentait attiré par cette étrange forêt, où il venait pour la première fois… Continuer la lecture

Contes de l’Outre-temps (6) : Santa Cruz de Mudela

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  J’ai écrit celle-ci en 1973, au retour de mon premier long voyage en voiture,  de la France au Maroc en passant par les régions désolées de la Castille. Le village existe vraiment, mais je suppose et espère que l’on n’y pratique pas les rites imaginés ci-dessous…  

Santa Cruz de Mudela

 

C’étaient les premiers jours d’un brûlant juillet où le ciel faisait peser sa chape de feu sur les routes poussiéreuses d’Espagne.
Depuis deux jours, je fonçais à travers ce pays délabré de chaleur afin d’arriver au plus vite près des rivages doux et parfumés de la baie de Cadiz.
Ayant donc traversé Madrid tôt dans la matinée dans l’espoir d’éviter quelque peu la circulation démente de la capitale – espoir d’ailleurs déçu –, j’avais roulé tout le matin dans la fournaise de Castille. Tour à tour Aranjuez, Ocaña, Madridejos, Manzanares m’avaient montré leurs visages fugitifs, images bariolées tantôt empreintes de la fraîcheur des arcades comme à Aranjuez, tantôt ardentes et blanches, ou laides et grises…
En début d’après-midi, je passai près de Valdepeñas et commençai à ressentir les affres de la faim. Je décidai de faire halte au prochain village pour dénicher une quelconque épicerie.
Dans cette immense Castille, les villages sont si rares le long de la dure route d’Andalousie que je craignais de n’en pas trouver avant une bonne heure. Ce délai ne plaisait guère à mon ventre affamé, et je maudis mon imprévoyance. Aussi fus-je heureusement surpris de lire le panneau indiquant Santa Cruz de Mudela à trois kilomètres.
Ravi, je quittai le grand serpent rouge qui zébrait ma carte Michelin et m’engageai sur une petite route de campagne.
Je devrais dire un désoloir. Partout de la poussière blanche.
J’ai toujours été intrigué, malgré ma formation scientifique, par le fait que le blanc est la somme de toutes les couleurs. Ici, le blanc des collines traduisait au contraire l’absence de tout coloris. C’était un désert de rocaille qui tentait sans y parvenir d’imiter la vastitude noble de son immense semblable, le Sahara.
Sur ces arides pensées, j’atteignis Santa Cruz. Là encore ne régnait que désolation. Les rues étaient vides, les volets clos.
Je n’ignorais pas les habitudes journalières des Espagnols. Je pensai soudain à l’heure et réalisai combien mon espoir de trouver une boutique ouverte était vain.
Voulant forcer le destin, et fulminant une fois de plus contre mon étourderie, je me mis cependant en quête d’une boulangerie et d’une boucherie.
Mes connaissances de la langue espagnole se réduisaient à quelques mots d’usage courant. Il m’était toujours difficile – sinon comique ! – de me renseigner après des habitants du pays sur des sujets précis.
De toute façon, dans ce village, j’étais seul, seul comme un voyageur sur une planète de feu.
Après avoir laissé ma voiture le long du trottoir, certain de ne pas gêner une circulation inexistante, je partis à pied dans les rues du village, rasant les murs afin de recueillir quelques bouffées de la fraîcheur des maisons. Mais les porches vétustes ne me renvoyaient qu’une haleine tiède et sans parfum.
Je trouvai enfin le mot « carnecería » inscrit au-dessus d’une porte laidement peinte en bleu. Mais, comme je m’y attendais, l’entrée était verrouillée.
Je poursuivis néanmoins ma quête insensée. La chaleur et la faim commençaient à me marteler le crâne, les fatigues du voyage ne faisant que contribuer à mon indolence.
Un peu plus loin, la même scène se déroula avec une boulangerie. Désespérant de trouver quelque chose – un peu de pain et de manchego, l’un des rares fromages espagnols, m’aurait semblé un menu d’ambassadeur –, je me résignai enfin à regagner ma voiture et à filer au plus vite en direction de la souriante Andalousie, tâchant d’oublier les protestations indignées de mon estomac malmené par deux jours de cuisine espagnole pimentée.

Je refaisais le chemin en sens inverse lorsque je la vis. Continuer la lecture

Contes de l’Outre-temps (5) : L’effaré

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse. Celle-ci, datée du début des années 1970,  est l’une de mes toutes premières (l’indulgence est donc de mise). J’étais alors au lycée Thiers de Marseille, et avec les amis Jacques et Boris nous jouions souvent au “doigt-pistolet” sur les marches du grand escalier de la gare Saint-Charles – d’où cette extrapolation imaginée durant un cours de maths …

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L’effaré

Pourquoi ? … Mais pourquoi m’a-t-il fait aussi mal ?

C’était un bon copain… Parfois même, il devenait mon ami. On riait souvent tous les deux, surtout quand on s’amusait à se tirer dessus, comme si nos doigts étaient des revolvers… C’était comme dans les films que nous avions vus ensemble !

Il m’emmenait souvent chez lui… Une baraque toute noire au bord de la plage. Bien sûr, il avait une vraie maison, avec de vrais parents. Il avait même deux petites sœurs qui jouaient souvent avec moi. Elles me poursuivaient en courant autour de la table. Elles criaient Pan ! Pan ! et je faisais le mort, à leur grand ravissement.

Mais il me disait que ce n’était pas sa « vraie » maison. Il possédait un petit monde à lui : la baraque.

Il me disait que j’étais la seule personne qu’il admettait dans son domaine.

Il avait trouvé cette bicoque de pêcheurs abandonnée… Abandonnée des hommes, abandonnée du vent qui ne la faisait jamais craquer, délaissée même par la mer qui ne venait jamais lui lécher ses flancs. Un calme immuable régnait dans la cabane…

Quand nous nous y enfermions, nous buvions un peu d’une bouteille de bon marc enveloppée de poussière. Il en cachait quelques-unes derrière un tas de bois noir et sec ; c’était son petit trésor.

Le marc, on l’aimait beaucoup, mais les yeux nous piquaient et l’on se mettait à tousser, puis à rire. Il ne me laissait boire qu’un demi-verre, de peur que l’alcool ne me tournât la tête.

Notre grande passion était la musique. Il possédait une vieille guitare amputée de deux cordes, dont il tirait des sons rares et mystérieux.

Mais surtout, nous écoutions le chant des vagues, au loin. C’était le seul bruit qui animait un peu la cabane perdue dans le silence…

***

Mais pourquoi parler au passé ? Comme si tout cela était irrémédiablement perdu ?

Oh, comme j’ai mal… Il m’a frappé si durement !

Nous marchions tous les deux, et l’on riait car nous étions contents d’être ensemble. On parlait des arbres, du ciel, de la mer. De la cabane aussi. Et puis soudain il a lancé son pied dans mon visage… Il a fait un bond extraordinaire ! J’ai cru qu’il avait voulu faire une prouesse d’acrobate, et qu’il m’avait malencontreusement atteint. J’étais prêt à lui dire que ce n’était pas grave, que je n’avais pas mal, malgré mon front qui saignait, mais il saisit un bâton et m’asséna un coup terrible à l’endroit même où il m’avait déjà frappé.

Je ne comprenais plus, surtout que le sang brouillait ma vue. J’ai eu envie de pleurer. Il a écrasé mes doigts sous ses talons, il a lacéré mes vêtements. Après, je ne sais plus ce qui s’est passé car j’ai perdu connaissance… Peut-être a-t-il continué à me battre… J’ai si mal !

Et me voici dans la cabane, enfermé…

C’est mon copain pourtant, et même mon ami… Je suis sûr qu’il va revenir, les larmes aux yeux, pour me demander pardon. Je ne lui en veux pas. On rira et l’on continuera à s’amuser ensemble, à faire Pan ! Pan ! avec nos doigts, à écouter l’eau qui clapote sur la plage…

***

La porte s’ouvre… C’est lui…

Il ne pleure pas… Bien sûr, il a raison. C’est stupide de pleurer. En tout cas, il doit bien regretter de m’avoir battu ! Il pointe son doigt vers moi… Il veut jouer au revolver… Oh oui, on va jouer ! Je vais me lever, je ferai comme si je n’avais pas mal, et puis d’un coup, je tirerai avec mon doigt, il fera le mort et après on s’écroulera de rire, on recommencera tout comme avant… ça y est, je suis debout… J’ai mal, mais ça ne fait rien. Je suis heureux ! Maintenant on va se tirer dessus, on va éclater de rire et puis j’oublierai tout…

***

Dans la baraque noire que le vent faisait craquer en permanence et dont les flots furieux de la mer battaient sans cesse les flancs, deux jeunes garçons se tenaient face à face.

L’un tenait à peine sur ses jambes. Du sang ruisselait sur son visage, ses vêtements étaient déchirés. Il était le plus jeune des deux, mais son regard brillait d’une joie extraordinaire.

L’Autre se tenait bien droit, les yeux fixés devant lui.

Ils pointaient leurs doigts l’un vers l’autre…

La première balle atteignit l’enfant au cœur. Il s’écroula sans bruit, en écarquillant ses yeux bleus. Une larme claire roula lentement de sa joue sur ses lèvres.

La seconde balle lui brisa la tempe.

L’Autre baissa les yeux vers son index meurtrier, mais ses traits restèrent figés. Après quelques instants, il pivota. Son corps semblait voûté.

Il s’en alla doucement sur le sentier qui grimpait vers la lune blanche, laissant derrière lui la petite maison qui hurlait dans la tempête.

doigt-revolver