La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (7/9)

Suite du billet La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (6/9)
Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 6 : 31 août – 2 septembre

Lundi 31 août

Nuit pluvieuse et ventée. Réveil à 8h. Les muscles sont endoloris. Il fait froid, il pleut sans discontinuer.

Nous démarrons vers 9h30 en franchissant un dernier col au-dessus d’un dernier canyon, et une heure et demie plus tard nous crions victoire : nous sommes passés ! Face à l’Alaska nous avons réduit le score : 2 à 1.

Nous continuons de marcher une heure en direction de Katmai Pass, en regrettant finalement de ne pas être allés jusqu’à la mer car nous aurions eu le temps – mais on ne pouvait s’en rendre compte qu’après coup.

Le temps devient soudain glacial, sous une température de 10°C le vent se lève, de face. Sous une pluie battante nous établissons notre campement dans le havre de verdure au pied de la coulée de lave du Trident que nous avions repérée à l’aller. Mais sous la bise et la pluie c’est moins souriant. Il y a des ruisseaux d’eau tiède baignant dans une boue rougeâtre, mais le temps de cochon ne nous incite nullement à une séance de lavage. On se calfeutre vite dans les tentes, pieds et mains transis. Il n’est que 13h30. S’il continue à faire ce temps pourri, le franchissement retour de la Katmai Pass sera difficile. Néanmoins il nous reste sept jours pleins, et on commence à se demander ce que nous ferons comme nouvelles randonnées, à part celle du lac de cratère du volcan Katmai.

Jusqu’ici nous avons franchi des crêtes en lame de couteau, dévalé des pentes raboteuses ou sablonneuses, nous avons frayé notre chemin dans des défilés quasi impraticables, traversé de vastes étendues fendues de canyons, boursouflées de tumulus et de solfatares issus d’éruptions volcaniques, nous avons croisé des tours de lave et d’argile ; sur des espaces immenses nous avons arpenté des terrains rongés par le soufre, déchiquetés par les vents, parsemés d’éclats de rocs dardant vers  le ciel leurs piques aiguisées comme des poignards. Que nous reste-t-il à contempler ?

Retour au réel. Didier et Marc, qui ont mangé leur chili con carne lyophilisé la veille au soir, ont à leur tour attrapé la chiasse… Un menu à éviter donc pour nos futures expéditions, quand nous ferons nos courses au Vieux Campeur ou chez REI…

Il pleut tout le reste de la journée et nous restons calfeutrés sous nos tentes. Parties de belote. J’ai le temps de terminer la lecture de Moravagine, de Blaise Cendrars, et de prendre quelques notes en vue d’une prochaine expédition :

  • garder toujours au sec un Lifa haut et bas et une paire de chaussettes
  • emporter dans ma pharmacie personnelle de l’élastoplast blanc, des petits pansements, une aiguille pour percer les ampoules, de la pommade cicatrisante, un anti-inflammatoire, de l’Imodium ou de l’Ercefuryl contre les infections intestinales
  • un stop-tout
  • des sur-moufles
  • des sangles et des boucles de rechange pour le sac.

Le soir venu, le vent se déchaîne. Nous passons cependant une excellente nuit de récupération.

Campement du 31 août, au pied de la coulée de lave du Trident

Campement du 31 août, au pied de la coulée de lave du Trident

Mardi 1 septembre

Réveil à 7h30. Le vent est tombé, cela semble se dégager un peu, il ne pleut plus que de fines averses. Nous franchirons Katmai Pass !

Nous l’atteignons en effet en guère plus d’une heure et passons le col dans des conditions idéales.

Comme j’ai encore envie de marcher, je propose de rentrer au refuge de Baked Mountain en passant non pas entre Cerberus et Falling Mountain, mais de l’autre côté de cette dernière, en longeant le glacier du Mageik. Seuls Philippe et Marc m’accompagnent cependant, Didier et Arturo rentrant directement. Beau panorama, on voit au loin les lacs. Nous arrivons au refuge à 13h30. Petite journée.

La température n’est plus que de 6°C. Il se remet à pleuvoir et cela ne va plus cesser. Je me lave de la tête aux pieds ainsi que mes vêtements, et nous nous calfeutrons toute l’après-midi, jouant à la belote et aux échecs. Le soir il se met à neiger. Pluie et neige toute la nuit.

Mercredi 2 septembre

La neige recouvre le sol 50 mètres plus haut. Le ciel continue à peser bas, lourd et noir comme un couvercle… Il neige par intermittences. L’ascension du volcan Katmai (il culmine à 2047 mètres, mais le bord de la caldera est à 1500 mètres et le lac de cratère à 1300 mètres) devient de plus en plus problématique. Nous déciderons dans la journée. Continuer la lecture

La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (6/9)

Suite du billet La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (5/9)
Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 6 : 29-30 août

Samedi 29 août

Réveil à 7 h. Pluie fine, ciel très couvert, toujours 12 °C.

Philippe et moi allons voir si le niveau de la rivière a baissé. Nous avions placé la veille un repère à l’aide d’un empilement de petits cailloux. Catastrophe, il a monté ! On se dit que même si nous parvenions à la traverser, rien ne garantit qu’au retour l’eau n’aurait pas encore monté avec la fonte du glacier, et en rendant le passage impossible, nous laisserait coincés du mauvais côté ! En outre, les nuages qui descendent comme un couvercle interdisent l’idée d’escalader pour passer au-dessus de la cascade. Il faut renoncer à explorer les lacs du Katmai !

La mort dans l’âme, nous faisons demi-tour. Nous mettons trois heures à faire les préparatifs à cause du réchaud à essence Whisperlite qui s’est bouché avec un grain de sable.

Après une demi-heure de marche, Philippe aperçoit de la fumée au-dessus d’un torrent. Ce sont les fameuses sources d’eau chaude que nous avions tant convoitées la veille, sans faire cependant l’effort pour les trouver. Ma petite théorie psychologique était bonne. Sur la route des lacs, mus essentiellement par l’idée d’avancer, personne n’avait envie de dévier du chemin et grimper dans tous les petits canyons adjacents pour y dégotter ces sources chaudes bien cachées. En revanche, une fois bloqués par cette rivière sans nom (elle n’est pas sur la carte) et sur le chemin du retour, les randonneurs déçus que nous sommes prennent le temps de tâtonner dans les parages, ce qui nous a permis de tomber inopinément sur les sources.

C’est la consolation du jour. L’eau sort du sol volcanique à 80°C et se mêle aux eaux glacées d’un torrent, ce qui fait que sur de minuscules plages on a de l’eau tiède. Nous voilà donc tous les cinq à poil, se baignant et se lavant dans cette chaleur providentielle.

Les eaux glacées du torrent se mêlent aux eaux brûlantes de la résurgence volcanique. Seule température supportable : entre les deux
« Nous voilà tous les cinq à poil ». On n’en voit que quatre, le cinquième, en l’occurrence Jean-Pierre, prend la photo !

Une heure après nous repartons, ragaillardis. Nous parvenons au fameux passage par le col permettant d’éviter l’éboulis et le passage dangereux le long de la rivière. Philippe et Marc partent soudain devant le long d’une côte très abrupte et interminable. Nous transpirons tous par tous les pores de la peau et arrivons au col, complètement trempés de sueur. En plus on est en plein brouillard. Didier est furax car il n’est pas sûr que ce soit le bon chemin. Il aurait voulu faire le point à la boussole avant de s’aventurer vers le col, mais Philippe et Marc étaient déjà partis devant. Ils se chamaillent un peu.

Maintenant il faut redescendre, et comme on est dans la brume on n’y voit rien. Marc s’écarte pour aller voir un éboulis et disparaît dans la brume en entraînant Philippe, puis il nous appelle pour dire que c’est bon, qu’on peut passer. Didier est fou furieux contre Marc qui, pas plus tard qu’hier, lui avait reproché de s’aventurer seul sans savoir si les autres allaient suivre. Nouvelle dispute lorsque nous les rejoignons.

Après le bain, « nous voilà regaillardis »

Finalement ça se tasse et nous poursuivons la marche dans le lit de la Katmai, dans l’espoir de la traverser pour aller à Fulton Falls. Là encore il faut déchanter. Malgré la séparation des eaux en plusieurs bras dans la plaine alluviale, la rivière reste très puissante. Se pose alors la question de poursuivre en direction de la mer pour tenter de traverser vers l’embouchure, ou bien renoncer à franchir la Katmai et à visiter le site du village de pêcheurs abandonné pour traverser dans l’autre sens et nous engager dans le canyon de Martin Creek. C’est cette option que nous choisissons, par manque de temps.

Cette dernière partie de la marche est pour moi très pénible, car ma tendinite au talon d’Achille s’est exacerbée par mon séjour prolongé dans l’eau de la Katmai, lorsque j’étais allé seul faire des sondages pour tester les possibilités de traversée. Je boitille.

La traversée de la plaine sablonneuse sombre, jonchée de carcasses blanches de bois éreinté aux formes diverses me fait songer à un vaste champ d’ossements de grands animaux disparus ; ici un fémur, là une côte, plus loin un crâne de mastodonte, et dans l’état réduit à sa plus simple expression dans lequel je me trouve – marcher, boire, manger, pisser, dormir -, proche de celui de l’homme primitif, je me sens reporté des millions d’années en arrière, traversant les grandes plaines d’Amérique du Nord à l’époque où le limon et l’argile n’avaient pas encore recouvert les carcasses des dinosaures.

Traversée de la plaine sablonneuse

Après avoir franchi en sens inverse la rivière Mageik au même gué qu’à l’aller (nous avions planté un pieu en guise de repère), nous arrivons, tous épuisés, au campement, à l’entrée de Martin Creek. Il pleuviote, tout est noyé dans la brume, on ne voit pas la mer qui est de toute façon distante de 15 km. Le lieu du campement est couvert de traces de pattes et de crottes d’ours, mais on n’en a cure. On s’engouffre dans les tentes, on fait chauffer notre eau et nos aliments à l’Esbit, et une longue nuit de réparation physique nous attend.

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La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (4/9)

Suite du billet La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (3/9)
Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 4 : 25-26 août

Lever 7h. Ciel couvert, le plafond de nuages recouvre les sommets. La seule course que nous puissions faire est celle conduisant aux lacs Mageik. Arturo préfère rester se reposer, ainsi que Marc qui soigne ses plaies.

Nous partons, il n’y a pas de vent, mais la pluie ne tarde pas à tomber. Premier lac Mageik, d’une belle couleur.

Le premier lac Mageik

Nous traversons trois rivières et parvenons au second lac après 4h de marche : cascades, superbes canyons.

Le Canyon du Léthé
Pierres et sables du Léthé
Cascades et coulées de lave sculptées par les glaciers près du lac Mageik Ouest.
Le second lac Mageik

Il pleut de plus en plus. Retour droit au refuge. 7h de marche maintenant. La fin est épuisante, p… de Baked Mountain ! Nous charrions pour nos gourdes de l’eau grise prise dans le Léthé. Traces d’ours dans la Vallée. Cette « montagne cuite » ressemble à un énorme gâteau avec un fruit confit posé dessus ; tout entourée de solfatares éteints, lorsque les explorateurs de 1916 ont dû la découvrir, elle fumait, cela devait vraiment ressembler à un gâteau cuit. Cela dit, sur le chemin du retour, sous la pluie et la fatigue, en plein milieu de l’immense vallée de pierre ponce, Baked Mountain avec son mamelon me fait plutôt songer à un jeune et tendre sein, aux pentes douces et au mamelon durci sous le plaisir…

Le mamelon de la Montagne Cuite…

Retour au refuge. Les allemands sont partis du petit cabanon, nous nous y installons et il est bien plus chaud. Nous faisons un gros dîner et préparons le grand départ du lendemain (sauf s’il fait très mauvais) : un périple de dix jours passant par Katmai Pass, puis Katmai Canyon, et la mer avec ses arbres calcinés. Si le temps est mauvais (il y a de fortes chances pour qu’il le soit), ça va être l’Enfer !

J’apprendrai bien des années plus tard que les deux cabanons de la  Baked Mountain  ont été détruits lors d’une tempête en 2018, et ne peuvent plus être utilisés comme abri…

 Note pour une prochaine expédition : se mettre des élastoplasts avant le départ, et entourer les doigts de pied comme ceci :

Mercredi 26 août

Excellente nuit bien au chaud. Lever à 6h. Temps couvert mais pas de vent. Donc, départ pour Katmai Pass. Petit déjeuner, nettoyage du refuge. Départ à 8h30. Les sacs sont plus légers, on marche plus vite et plus longtemps.

Départ pour Katmai Pass

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La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (3/9)

Suite du billet La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (2/9)
Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 3 : 23-24 août

 

Dimanche 23 août

Lever 7h. Il a plu toute la nuit, mais le matin la pluie a cessé, le vent est tombé et la vallée est dégagée. Fantastique panorama !

Gros petit déjeuner, on discute pas mal avec l’un des deux randonneurs américains qui sont revenus de la Vallée, c’est un ranger originaire du Kansas, très sympa.

Nous partons à 9h, en pleine forme. Température 12 °C, ciel à demi-couvert.

Au départ de Three Forks. L’aventure débute vraiment.

Descente d’une heure jusqu’à la rivière Windy Creek, à travers les taillis trempés par la pluie nocturne. Traversée en deux temps. Arturo, qui déteste l’eau froide,  préfère s’encorder dans la deuxième partie, bien que ce soit facile. J’adore pour ma part les traversées de rivière, l’inconvénient étant qu’elles détendent les élastoplasts et que des petits gravillons rentrent dessous.

« A travers les taillis trempés par la pluie nocturne »
Traversée de la Windy Creek. Arturo préfère s’encorder.

La marche continue. Suite à une nouvelle remarque désobligeante de Philippe, on a une discussion pour mettre les choses au point.  Chacun vide son sac (façon de parler !) et tout ira mieux par la suite.

Mon pied gauche me fait terriblement souffrir ; dans les innombrables petites descentes le bout d’un orteil est affreusement douloureux, et de plus le talon commence à me faire mal. Pourvu que je ne développe pas d’ampoules sanguines comme en Islande 1989 !

La marche d’aujourd’hui n’est pas très longue mais épuisante. Après avoir traversé plein de petits ruisseaux, marché dans le sable et la pierre ponce, longé le splendide canyon du Léthé (la rivière des Enfers), nous arrivons à 14h à l’emplacement de notre campement que nous baptisons 8 miles.

Dans un champ de pierre ponce
Paysage lunaire vers le camp 8 Miles

 

« On longe le canyon du Léthé »
Le camp « 8 miles »

Il fait froid à cause du vent mais le temps est splendide. Même le Mont Griggs se détache sur le bleu céruléen, ce qui doit être bien rare !

« Le Mont Griggs se détache sur le bleu céruléen »

Au camp nous sommes ivres de fatigue et moi de douleur aux pieds. Sans prendre le soin de protéger la nourriture, on s’affale dans les tentes et on dort. Continuer la lecture

La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (2/9)

Suite du billet La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (1/9)
Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 2 : 21-22 août

Vendredi 21 août

Réveil à 6h30. Moustiques. Premier petit déjeuner au muesli. A 8h, la cabane des rangers ouvre. Nous allons aux renseignements. On parle avec un ranger nommé Brian, qui nous donne plein d’indications intéressantes sur le parcours jusqu’à Katmai Pass, mais pas au-delà car il ne connaît plus. Tant mieux. Apparemment très peu de personnes s’aventurent aussi loin. La plupart des randonneurs ne viennent passer que quelques jours ici, au maximum deux semaines car les Américains ont peu de vacances.

Mais la radio de Brian lui apprend qu’un ours s’aventure sur la plage du camp, et il est chargé de la surveillance. Nous le suivons, et on peut photographier une ourse en train de pêcher et de nager dans la rivière avec une facilité déconcertante, accompagnée de ses trois adorables oursons.

Une ourse pêche du saumon pour ses trois petits.
Un bois d’orignal traîne dans les parages…

Le spectacle nous retient jusqu’à 11h. Enfin, tout est prêt. Nous trouvons une balance pour peser nos sacs. Dans les souvenirs de Philippe et de Didier, nos sacs soigneusement préparés étaient au départ de Paris de poids différents. Après la pesée sur la balance à Brooks Lodge, nous décidons cependant de les équilibrer avant de prendre le chemin, à 56 livres chacun, à l’exception de celui d’Arturo, plus léger à 48 livres. Philippe est chargé du réchaud à essence que Didier s’est mis en tête d’emporter, alors que Philippe et moi avions juste emporté nos réchauds ultralégers Esbit et nos tablettes d’alcool solide, fonctionnant à des températures négatives et à haute altitude, capables de faire bouillir 500 ml d’eau en 7 minutes. Philippe maugrée donc quelque peu de ce changement, étant de plus chargé, en tant que seul médecin de l’expédition, d’une pharmacie conséquente avec injections, etc., pour faire face aux urgences qui pourraient se présenter (mais que faire par exemple si l’un d’entre nous avait une crise d’appendicite aiguë ?).

A 11h30 c’est le grand départ dans la forêt. Il fait 12 °C, le ciel est couvert aux trois-quarts. En raison du poids des sacs nous devrons faire des pauses d’un quart d’heure toutes les heures. Je sens que mon sac (à moins que ce ne soit l’état de mon dos) est bien meilleur que celui que j’avais lors de l’expédition d’Islande en 1989.

Après l’équilibrage des sacs, c’est l’heure du grand départ…
Dans la forêt !

La première heure de marche est un peu dure sur la fin. Pour moi c’est la deuxième heure qui est la plus difficile. Pour l’instant ça va bien du côté des pieds. La troisième heure je suis euphorique, je ne sens plus ni pieds ni dos.  Philippe en revanche ne cesse de se plaindre, il dit que comme il est moins lourd que moi, son sac qui pèse autant que le mien lui donne davantage de peine. De fait il a beaucoup de mal à démarrer, n’étant pas dans la même forme physique qu’en Islande 1989 suite à une première année de très gros travail dans sa clinique psychiatrique.

Notre but du jour est d’atteindre la première traversée de rivière, à 18 km. Hélas elle est un peu plus loin que prévu.

A la quatrième étape, je m’aperçois soudain qu’une des poches de mon Goretex est ouverte : j’ai perdu ma fiole de vodka, les clés de la maison et une pellicule photo. Que faire ? Je m’accorde vingt minutes pour les retrouver, pendant lesquelles ils m’attendront bien sûr. Je chausse les joggings de Philippe et repars en arrière sans sac, en chantonnant, léger comme une plume. Je retrouve les objets sur le chemin au bout de 10 minutes. J’ai sur moi la bombe anti-ours, aucun n’est en vue.

Ça tire dans le dos. Mais en rebroussant chemin j’ai retrouvé ma fiole de vodka !

A nouveau réunis, nous repartons vers la rivière. Cela devient difficile, c’est une heure de marche en trop au cours de laquelle se forment les premières ampoules : des énormes pour Marc, un peu moins pour moi.

Schémas du pied à retenir pour la prochaine fois :

Rivière enfin atteinte à 19h, après 5h30 de marche. Nous plantons les tentes à une cinquantaine de mètres avant la berge. Assez beau temps, température douce, mais l’air est farci de moustiques. Je me lave à poil dans la rivière lorsque j’entends le son d’un véhicule. Je me rhabille vite, croyant que c’est un car de touristes, mais ce n’est qu’un ranger en camion. Il s’arrête pour m’informer que normalement c’est interdit de camper au bord de la piste, et que le ranger suivant nous dira sûrement de décamper. On décide quand même de rester là.

Longue séance d’accrochage des sacs à un arbre, à quatre mètres de hauteur C’est Didier qui fait pratiquement tout le boulot, perché en équilibre durant 1h30 pour faire une belle grappe de sacs perchés.  Il faudra lui demander le schéma de montage pour apprendre. Là il m’impressionne, je comprends que c’est lui le plus solide d’entre nous. Marc n’en peut déjà plus, il est farci d’ampoules et a mal à la hanche. Philippe est vanné, il se plaint de son dos cisaillé par le sac ; moi ça va plutôt bien malgré une première ampoule qui s’est formée.

Accrochage des sacs dans les arbres pour les mettre à l’abri des ours

Le dernier 4×4 de ranger passe et ne s’arrête pas. Ouf ! Nous allons manger de l’autre côté de la rivière, en la traversant sur un long tronc d’arbre jeté sur son cours. On se régale avec notre soupe et notre lyophilisé. Mais c’est vraiment infesté de moustiques. En revenant aux tentes, Arturo se casse la figure en glissant du tronc. Sans gravité.

Dans ses propres notes, Didier se remémore qu’au terrain de camping d’Eagle River une jeune gardienne nous avait offert de petits pin’s, lui avait rangé le sien dans son sac mais sa pointe a percé son matelas auto-gonflable Thermarest : il passera ainsi toutes les nuits de la randonnée à plat sur les cailloux ! Continuer la lecture

La Vallée des 10 00 Fumées, Alaska (1/9)

Carnet de voyage d’une expédition effectuée du 17 août au 7 septembre 1992 en Alaska

La vallée des Dix Mille Fumées (Valley of Ten Thousand Smokes) est située en Alaska, au  Sud du parc national de Katmai.  Elle tire son nom des nombreux panaches de vapeur d’eau qui s’échappaient du sol formé par l’éruption du volcan Novrupta en 1912. Accessible seulement après deux jours de marche à partir de Brooks Lodge – un camp tenu par des rangers-, elle offre des paysages extraordinaires. Avec un groupe de amis nous avons décidé de l’explorer sac à dos et en autonomie complète durant l’été 1992.

Participants:

Philippe A., médecin psychiatre
Arturo F., ingénieur
Marc L., astrophysicien
Jean-Pierre Luminet, astrophysicien
Didier P., astronome.

  EPISODE 1 : Du 17 au 20 août (préparatifs)

Lundi 17 août

Départ de Paris pour Anchorage à l’aéroport d’Orly, avec correspondances à Houston et à Seattle. En raison d’une surréservation (« overbooking »), lorsque nous arrivons au comptoir d’enregistrement on nous informe qu’il n’y a plus de places. Nous mettons en avant notre expédition exceptionnelle, l’équipage prend alors la décision de nous donner les places de 4 voyageurs qu’ils font sortir, en les indemnisant (200 $ d’indemnisation, hôtel et vol le lendemain en classe affaires, cela vaut la peine d’accepter si l’on n’est pas pressé !).

Le vol part avec du retard, et en raison de vents contraires l’avion arrive à Houston avec deux heures de retard. Nous disposons d’à peine une demi-heure pour passer la douane, récupérer nos sacs et attraper le vol pour Anchorage avec escale à Seattle. On y arrive de justesse, en courant tout du long. En tout, le voyage durera 23h.

Arrivée à Anchorage à minuit heure locale (dix heures du matin pour nous). La nuit blanche dans l’avion va nous permettre de rattraper rapidement les dix heures de décalage horaire.

Arturo nous attend à l’arrivée. Nous allons dormir dans un Bed & Breakfast qu’il a réservé. Nuit de rêves peuplée d’ours, mais confort délicieux après l’avion, bien qu’il s’agisse d’un dortoir.

L’équipe fin prête devant le B&B au matin du 18 août. de gauche à droite : Marc, Jean-Pierre, Arturo, Didier (Philippe prend la photo).

Mardi 18 août

Courses à Anchorage. Dix kilomètres à pied.  Au magasin de sport REI nous achetons une tente VE25 de North Face pour Didier, Marc et Arturo (Philippe et moi disposons déjà de ma tente Honeck Helium verte du Vieux Campeur), un spray anti-ours, de la viande séchée, etc. Ensuite, plantureux repas avec saumon et flétan grillé. L’après-midi nous préparons nos sacs, pour partir tôt le lendemain matin vers notre destination finale. Le gardien de l’hôtel nous apprend qu’il y a des problèmes avec les ours ; cette année ils deviennent agressifs, on n’avait jamais vu ça avant, deux personnes se sont faits récemment dévorer.

Soudain, à 17h, l’obscurité s’abat sur Anchorage. Le Mont Spurr, volcan situé à 80 km de là, est entré en éruption et le vent rabat le nuage de cendres sur la ville. Une fine poussière grise s’abat partout ; nous sortons, ça sent le soufre, la poussière pénètre dans les yeux et les narines. Cela n’était plus arrivé depuis trente ans. L’aéroport doit fermer, pourra-t-on partir le lendemain ?

Pluie de cendres sur Anchorage provoquée par l’éruption du Mont Spurr, à 80 km à l’Est d’Anchorage. Il fait partie des volcans actifs de la région au même titre que le Redoubt et l’Augustine.
A Brooks Lodge, « il y a des petites constructions en bois pour mettre la nourriture en hauteur à l’abri des ours. »

Mercredi 19 août

Réveil à 5h45. Tout est prêt, bagages, etc., mais nous apprenons par téléphone que notre vol pour King Salmon est suspendu, et personne ne peut dire jusqu’à quand. La ville est recouverte d’une épaisse couche de poussière très fine. Nous prenons un long petit déjeuner, et on téléphone régulièrement à l’aéroport, pour apprendre finalement que notre vol est repoussé au lendemain. On décide alors de louer une voiture pour la journée : ça ne coûte pas cher, 50 $. Nous partons vers Eagle River Park, au nord d’Anchorage. Mais la poussière y atteint son maximum, c’est irrespirable. On marche un peu, je suis de mauvaise humeur. En nous promenant le long de la rivière nous observons un élan (ou orignal) qui se prélasse au milieu du cours. Il ne faut pas s’en approcher de trop près car l’animal est réputé avoir mauvais caractère. On se rend finalement sur le terrain de camping de Eagle River, nous y trouvons un bon emplacement, puis on va s’empiffrer dans un restaurant BBQ. Couchés à 20h30. Première nuit sous la tente, excellente. Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (15) : Le mal de l’espace

Ceci est la quinzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

 

Le mal de l’espace

En août 1961, les Soviétiques mettent en orbite Vostok 2 avec à bord le cosmonaute Guerman Titov, qui va pour la première fois passer une journée entière dans l’espace. Comme la cabine est grande, Titov se détache de son siège et flotte dans l’habitacle en l’absence de pesanteur. Ses mouvements deviennent soudain indécodables par son oreille interne, où se trouve le centre de l’équilibre, son cerveau ne sait plus interpréter sa position sans horizon visuel, les nausées l’envahissent. C’est le mal de l’espace, analogue au banal mal au cœur que nous ressentons en voiture sur une route montagneuse ou en bateau par mer agitée, mais bien plus violent.

Titov paraît sur l’écran de télévision du centre de contrôle au sol de la mission Vostok 2 juste après avoir atteint l’orbite nominale. Malgré le mal de l’espace il parviendra à manipuler un appareil photo pour prendre des clichés de la surface terrestre. caméra .

Iouri Gagarine, avec son court vol spatial, et les premiers Américains dans leurs très étroites cabines Mercury, n’avaient pas eu assez de temps ni d’espace pour éprouver ces malaises. Ces derniers vont désormais affecter plus ou moins fortement tous les astronautes, même si en général le cerveau s’adapte au bout de quelques jours.

Vue en coupe d’une cabine Mercury : le courageux astronaute est confiné dans une boîte de conserve.

Les problèmes vraiment sérieux apparaissent avec les premières missions de longue durée sur les stations orbitales, quand le mal de l’espace devient psychologique. L’organisation de la vie dans un milieu très confiné et inconfortable engendre en effet des conflits avec les contrôleurs au sol, le rejet de planifications excessives, une irritabilité entre les membres d’équipage, qui ne peuvent s’isoler, allant jusqu’à la dépression nerveuse.

C’est avec les stations russes que des progrès significatifs sont faits dans ce domaine. Le ravitaillement en orbite par des cargos automatiques, apportant une nourriture un peu plus soignée et présentable, de l’eau, du carburant, du courrier, des pièces détachées et permettant l’évacuation des déchets, rend possible d’augmenter la durée de vie en orbite de façon spectaculaire. La visite régulière d’équipages, en plus de celui qui est de permanence, contribue à garder un état psychologique plus équilibré. L’espace « linéaire » est démultiplié, les cosmonautes peuvent s’éloigner les uns des autres pour s’assurer un peu plus d’intimité. Progressivement, la durée des vols double et monte à six mois.

Un nouveau problème se présente alors : certains voyageurs de l’espace se retrouvent prostrés sous prétexte qu’il leur semble que la Terre les oublie. En outre, les phénomènes de décalcification osseuse et les atrophies musculaires engendrent des inadaptations à leur retour sur Terre. Pour y remédier, les stations orbitales sont dès lors équipées de salles de sport, où les cosmonautes suivent un entraînement physique constant. Continuer la lecture

Déchirures d’un temps plissé : Hommage au compositeur Robert Pascal (1952-2022)

 

Je viens d’apprendre avec grande affliction la disparition de Robert Pascal (3 juin 1952 – 9 novembre 2022), un ami d’enfance connu au lycée qui avait judicieusement bifurqué des mathématiques supérieures à la création en musique contemporaine. Cet article lui rend un hommage malheureusement posthume. Il est en grande partie extrait de mon livre de 2020 « Du piano aux étoiles », dans lequel je lui consacre quelques pages dont la lecture l’avait beaucoup touché. Depuis plusieurs années Robert luttait courageusement et dans la plus grande discrétion contre un cancer, épaulé par son épouse Anne-Laure, elle-même musicienne et enseignante au conservatoire de Cavaillon, ma ville natale.

Les pages 135 à 138 de mon livre “Du piano aux étoiles”, publié en 2021 au Passeur Editeur, sont consacrées à Robert Pascal.

J’avais fait la connaissance de Robert en 1969 au lycée Thiers de Marseille, où mes parents m’avaient envoyé faire les classes préparatoires aux Grandes Écoles. Vivant de plus en plus mal le clivage qui régnait entre les diverses disciplines de l’esprit, j’essayais de parler de musique classique, de littérature et de poésie plutôt que de mathématiques, avec des camarades qui pour la plupart restaient hermétiques, polarisés sur les examens. L’un d’entre eux, cependant, se distinguait sur deux plans : il était né comme moi un 3 juin (bien qu’une année plus tard), mais surtout il prêtait une oreille attentive à mes intérêts musicaux. Pensionnaire, j’avais en effet apporté dans le dortoir des élèves un petit poste radio, sur lequel j’écoutais France Musique. Chaque matin, au lever, j’étais fasciné par un interlude qui passait entre deux programmations, où l’on entendait un oiseau chantant sur un arrière-fond de piano et de violons jouant très legato. C’était lancinant, magique et très évocateur (cinquante ans plus tard, en faisant une recherche sur Internet, j’ai fini par trouver qu’il s’agissait d’un extrait du Concerto pour rossignol et orchestre que Jean Wiener avait composé en 1956 pour le film de Jean Duvivier, Voici le temps des assassins – une rareté quasiment introuvable, que l’on peut cependant écouter ici sur Youtube :

C’est sans doute ce qui a poussé mon camarade – il s’agissait donc de Robert Pascal – à m’adresser la parole, et nous avons discuté de notre passion commune. Je lui avais fait particulièrement l’éloge du poème symphonique Pacific 231, composé en 1923 par Arthur Honegger, que je venais de découvrir et qu’il ne connaissait pas. En 1949 il a servi d’illustration sonore au court métrage éponyme  réalisé par Jean Mitry, dont la vedette principale est la locomotive à vapeur Pacific 231 E 24 « Chapelon »:

Puis nos chemins ont divergé. Moi à la fac de Marseille, lui à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, et j’avais oublié jusqu’à son nom.

C’est alors qu’une bonne trentaine d’années plus tard, en 2004 précisément, j’ai reçu un courriel me rappelant à son bon souvenir. Robert Pascal avait retrouvé ma trace grâce à la lecture d’un de mes livres d’astronomie destinées au grand public. Il se souvenait de notre conversation lycéenne sur Pacific 231, et m’apprenait surtout qu’après les mathématiques il s’était consacré entièrement à la musique, enseignant la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Lyon. Ayant lu aussi que j’avais collaboré avec le compositeur Gérard Grisey, initiateur du courant dit de la « musique spectrale », il m’invitait à une table ronde pour en parler. Invitation à laquelle, submergé de travail, je ne pouvais hélas me rendre. Quinze années passèrent de nouveau, sans plus de contact.

En 2019, Robert Pascal eut la généreuse idée de me relancer en m’envoyant des enregistrements de ses compositions. Je découvris ainsi Des rives de lumière (1997) pour petit ensemble, œuvre brillant d’une belle noirceur et d’une profonde intensité.

Quelques mois plus tard, ce furent d’émouvantes retrouvailles dans sa maison d’Eyguières, où je redécouvris un être très attachant, alliant une immense modestie à une incroyable bienveillance. Quarante-cinq ans s’étaient passés, et accompagné par son épouse Anne-Laure il m’accueillit en m’embrassant comme si nous ne nous étions quittés que la veille !

Premières retrouvailles avec Robert Pascal en novembre 2019 à Eyguières. Photo prise par Anne-Laure.

Mais au-delà de ces souvenirs personnels, quel a donc été le parcours musical de Robert Pascal ? Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (14) : La navette spatiale

Ceci est la quatorzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

 

La navette spatiale

Début 1969, en pleine euphorie de la réussite des missions lunaires, la Nasa étudie la suite à donner au programme Apollo. Plusieurs propositions sont élaborées en interne : station spatiale, base lunaire, expédition vers Mars, navette spatiale. Mais la guerre du Vietnam pèse lourdement sur les budgets. La Nasa est consciente de la nécessité de baisser les coûts. Jusqu’à présent, les fusées, capsules et vaisseaux n’étaient prévus que pour une unique utilisation. L’agence américaine persuade le Congrès, dispensateur de crédits, qu’un véhicule spatial réutilisable va faire tomber le prix des lancements de fusées et stopper les ambitions des rivaux européens et soviétiques.

C’est ainsi que naît la navette spatiale, véritable chef-d’œuvre de technologie fondé sur un modèle d’avion classique avec ailes delta à profil évolutif.

Premières esquisses de la navette spatiale américaine (NASA, années 1960)

Le décollage de la première navette Columbia, le 12 avril 1981, est un grand moment télévisuel. La puissance des boosters à la mise à feu est impressionnante. Après quelques manœuvres en orbite, l’avion-fusée atterrit deux jours plus tard sur une base aérienne. Pour la première fois, un équipage revient de l’espace et se pose de la même manière qu’un avion sur une piste. C’est un succès, malgré le grand nombre de tuiles de la protection thermique endommagées.

Décollage historique de la navette Columbia le 12 avril 1981
A gauche, les astronautes John Young et Robert Crippen dans le poste de pilotage de Columbia lors de son premier vol. A droite, retour sur Terre après le vol inaugural. © Nasa

Cinq modèles de navettes seront fabriqués et voleront entre 1981 et 2011 : Columbia, Discovery, Challenger, Atlantis et Endeavour.

À leurs débuts, leur mission consiste essentiellement à lancer des satellites commerciaux civils et surtout militaires. Elles placent aussi en orbite haute d’importants télescopes spatiaux, comme le fameux Hubble Space Telescope et le satellite à rayons X Chandra.

La navette Discovery, décolle du Centre spatial Kennedy le 24 avril 1990, emportant dans sa soute le télescope spatial Hubble.

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Franz Liszt dans les étoiles (3): 1837-1847

Suite du billet Franz Liszt dans les étoiles (2) : 1811-1836

Quand on appartient au public, on n’est plus à personne ! Je souffre tout au plus de ce que Chamfort a si bien dit : “La célébrité est la punition du talent, et le châtiment du mérite”.
Franz Liszt

Duels de stars (1837)

Dans la Gazette Musicale de Paris de l’année 1834, j’ai trouvé un article d’un dénommé A. Guémer livrant une passionnante analyse des jeux pianistiques respectifs de Ferdinand Hiller, Henri Bertini, Frédéric Chopin et Franz Liszt. Il y écrit « si Ferdinand Hiller nous fait connaître la science et la profondeur ornées du goût le plus soutenu ; si Bertini, l’inspiration avec la patience ; si Chopin, la plus exquise sensibilité, rendue par des signes matériels, Liszt, glorieuse pyramide de ce triangle de talents, Liszt sera réellement et particulièrement le génie dans l’exécution. […] Liszt a porté ses regards vers toutes les régions élevées, et voyant les lettres, le théâtre, la philosophie, la science même se régénérer dans la liberté, il s’est élancé dans leur voie, pour détourner au profit de son art toutes les richesses du monde intellectuel. N’en doutez pas, voilà le secret de Liszt : s’il rend aussi merveilleusement Beethoven, c’est qu’il comprend de même Shakespeare, Goethe, Schiller, Hugo ; c’est qu’il comprend l’auteur de Fidelio dans son génie plus encore que dans son œuvre ; Liszt, c’est la main de Beethoven. »

Princesse_Christine de_Belgiojoso, par ThéodoreChassériau

Le 31 mars 1837, la princesse Cristina Belgiojoso organise un « duel » pianistique entre Liszt (26 ans) et Sigismund Thalberg (25 ans) lors d’un concert caritatif au profit des exilés italiens, dont la princesse fait partie. Les places sont vendues 40 francs (soit plus de 100 euros pour notre époque). Les deux virtuoses joutent à grand renfort de fantaisies sur des thèmes d’opéras. Le public, subjugué par les deux artistes, se refuse à trancher. Le duel se conclut avec ce fameux mot d’esprit que l’on attribue à la princesse Belgiojoso, mais qui est en réalité de Marie d’Agoult : « Thalberg est le premier pianiste du monde, Liszt est le seul. »

Liszt et Thalberg en 836

Thalberg se produit de nouveau à Paris au printemps 1838, puis retourne à Vienne en avril, tandis que Liszt donne dans cette même ville un concert au profit des victimes de la grande inondation qui, en mars, a touché Pesth. Une fois de plus, les deux virtuoses se retrouvent. Thalberg assiste à un concert de son rival et l’invite même à dîner le 28 mars, avec le prince Dietrichstein (père supposé de Thalberg), qui se félicite d’avoir à sa table « Castor et Pollux ». Outre les jumeaux de l’Antiquité, c’est le nom donné aux deux étoiles les plus brillantes de la constellation des Gémeaux. Le jour suivant, les deux pianistes dînent de nouveau à la même table, invités cette fois par le prince Metternich. Les deux pianistes deviennent amis, mais restent rivaux.

A gauche : caricature de Franz Liszt pour son “Grand Galop Chromatique”. A droite, caricature sculptée de Thalberg, “pianiste aux vingt doigts”.
Le duel Liszt-Thalberg a fait l’objet de nombreuses adaptations, jusqu’à une reconstitution du programme enregistrée par le pianiste américain Steven Meyer

En 1839, le journaliste Henri Blanchard reproche à Liszt d’avoir pris à Thalberg la technique du chant médium par les pouces. Dans certaines partitions particulièrement difficiles d’exécution, Liszt et Thalberg usent parfois de trois portées pour bien différencier les plans sonores et donner l’illusion d’une troisième main – celle du chant, dont la mélodie est partagée entre les pouces dextre et senestre dans le registre central du clavier.

Un exemple instructif est la comparaison des transcriptions que Liszt et Thalberg ont respectivement faites du lied de Mendelssohn Auf Flügen des Gesanges (Sur les ailes du chant). La partition de Thalberg est sur deux portées, celle de Liszt sur trois, celle du milieu permettant de parfaitement identifier la mélodie jouée en alternance par les pouces des deux mains. Pour avoir écouté les deux versions, je puis dire en toute objectivité que celle de Liszt est bien plus convaincante.

Les deux premières pages de la transcription par Thalberg du lied de Mendelssohn. Ce n’est que dans la reprise du thème que Thalberg fait exécuter la mélodie par le seul pouce de la main gauche (moyennant un écart de main gigantesque, ou bien un accord arpégé)

La version complète Mendelssohn-Thalberg par un pianiste anonyme

Dans la transcription de Liszt au contraire, la mélodie est d’emblée jouée dans le médium par alternance des pouces, la lecture étant facilitée par l’introduction d’une troisième portée.

La version complète Mendelssohn-Liszt par Julius Katchen

En 1848, les deux rivaux se rencontrent à nouveau, et les tensions s’apaisent : le très généreux Liszt assiste à un concert de Thalberg à Vienne et l’applaudit sans retenue. Continuer la lecture

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (2/2)

Suite du billet précédent

Dans cette célèbre fresque de l’Adoration des Mages, réalisée par Giotto di Bondone en 1303, l’étoile de la Nativité est représentée sous forme d’un astre chevelu, autrement dit une comète. Nombre d’historiens estiment qu’il s’agit probablement d’une fidèle reproduction de la brillante comète vue en 1301 dans les cieux d’Europe, comète qui sera plus tard identifiée comme étant la comète périodique de Halley.

En 1979, un article de l’historienne de l’art américaine Roberta Olson [1] affirmait que l’étoile de la Nativité, peinte par Giotto dans l’Adoration des Mages du cycle de fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue, représente la comète de Halley. Le cycle, commandé par le marchand Enrico degli Scrovegni, a été commencé en 1303 et l’Adoration des Mages date probablement de la même année ou de l’année suivante.

Ce livre richement illustré sur les météores et les comètes, que je possède dans ma bibliothèque, reprend les thèses de l’article de Roberta Olson.
Edmund Halley

Or, la comète qui portera bien plus tard le nom d’Edmund Halley après que celui-ci ait montré qu’elle revenait périodiquement tous les 76 ans dans les parages du Soleil et correctement prédit son prochain retour pour 1748, était précisément passée en 1301 et avait illuminé le ciel nocturne de tout l’hémisphère nord, comme l’attestent les annales d’astronomie chinoise.

Olson pense que le peintre en a été tellement impressionné qu’il en a dessiné une représentation résolument naturaliste, un astre bien concret et chevelu, c’est-dire une comète. C’est une première dans l’histoire de l’art. Bien qu’une partie importante de la tradition religieuse de l’époque associait effectivement l’étoile de Bethléem à une comète, la tradition iconographique se limitait à la représenter comme une petite étoile stylisée, souvent avec des rayons de lumière éclairant le nouveau-né divin.

Deux représentations artistiques médiévales de l’Adoration des Mages avec l’étoile symbolique de la Nativité. A gauche, Codex de Bruchsal, 1220. A droite, Les Riches Heures du Duc de Berry, 1411-1416.
Cette représentation plus tardive de l’étoile de la Nativité suggérant un noyau de comète prolongé par une queue se trouve dans le très bel ouvrage du Polonais Stanislaw Lubienetski, “Theatrum Cometicum”, publié en 1668.

Dans le chef-d’œuvre de Giotto, la comète, grande et étincelante, domine le ciel de la fresque. Sa voûte vibre d’énergie ; en son centre se trouve l’astre chevelu, exhibant un centre lumineux de condensation et une queue rayée donnant un sens dynamique à l’arc tracé par la comète dans sa trajectoire céleste. C’est ainsi que les comètes les plus spectaculaires apparaissent à l’œil nu, et c’est ainsi que la comète « de Halley » a pu se montrer au peintre.

Selon certains auteurs, Giotto aurait reproduit fidèlement le centre brillant de la tête de la comète sous la forme conventionnelle d’une étoile à huit branches, pour donner l’illusion de translucence, comme dans la nature.

La comète de Halley est la plus célèbre des comètes périodiques, revenant dans les parages du Soleil et de la Terre tous les 76 ans, le temps d’une vie humaine. La plus ancienne mention de son observation remonte à l’an 611 avant notre ère, en Chine, dans les Annales des Printemps et Automnes. Son passage en l’an – 164 a également été consigné dans une tablette d’argile babylonienne – voir l’article de Wikipedia pour plus de précisions.

Compte-rendu Chinois de l’apparition de la comète de Halley en 240 av. J.-C., extrait des Annales Shiji_(史記)

Son plus récent passage, en 1986, offrait un spectacle visuel peu spectaculaire car la comète se trouvait alors à l’opposé du Soleil par rapport à la Terre, et n’était à peine visible à l’œil nu que depuis l’hémisphère sud. Mais, quittant notre planète, une flotte de cinq sondes spatiales s’est lancée à sa rencontre – deux Soviétiques, deux Japonaises, et une Européenne. Cette dernière fut judicieusement baptisée Giotto en hommage au peintre italien – preuve, s’il en fallait une, que tous les astronomes ne sont pas dépourvus de culture historique et artistique.

Vue d’artiste de la sonde européenne Giotto lancée en 1986.

Après un trajet de 150 millions de km parcourus en 8 mois, la sonde s’approche à 600 km du noyau cométaire pour en déterminer la taille et la forme – une sorte de cacahuète sombre – et sa nature physique. Et elle prend ce film extraordinaire où l’on voit lentement avancer un rocher irrégulier de 16 km de long sur 8 km de large. Mais derrière les images apparemment sereines, les astronomes devinent une surface criblée de geysers, des poches de glace congelée qui se vaporisent et jaillissent de tous côtés à mesure que le noyau se rapproche du soleil…

Toujours est-il que la comparaison entre l’astre chevelu peint par Giotto en 1303 et la photographie prise « de près » par la sonde éponyme est spectaculaire : même structure, même rapport entre la taille de la tête et le développement de la queue…

Toutes les missions astronomiques consacrées au passage de Halley/1986 n’ont pas été aussi heureuses. Ainsi, la navette spatiale Challenger s’était envolée le 28 janvier 1986 avec dans l’équipage une jeune institutrice censée donner des cours en direct depuis l’espace sur la comète. On se souvient que l’explosion de la navette pendant le décollage avait tué les sept membres de l’équipage.

***

Outre que très séduisante, l’hypothèse d’Olson paraît convaincante. Mais, aussi bien en science fondamentale qu’en histoire des sciences, cela vaut toujours la peine de creuser davantage, et il est légitime de se poser les deux questions suivantes :

1/ L’astre représenté par Giotto a-t-il vraiment été la comète de Halley passée en 1301 ?

2/ Et, pour en revenir au sujet de fond de ces billets de blog, l’étoile de la Nativité qui a guidé les rois Mages a-t-elle vraiment été une comète ?

L’étude d’Olson a été approfondie par l’astronome et vulgarisateur italien Paolo Maffei dans une magistrale fresque historique sur la comète de Halley [2]. Selon lui, l’attribution pose des problèmes car, alors que la comète peinte par Giotto est rouge, celle de Halley en 1301 était blanche, du moins selon les chroniques chinoises. De plus, une autre comète est apparue en 1301, qui a été vue en décembre et janvier, c’est-à-dire juste autour des festivités liées à la fresque en question (alors que celle de Halley était visible entre mi-septembre et fin octobre). Maffei estime probable que Giotto ait confondu les deux comètes dans son souvenir, les prenant pour une seule, et il cite le chroniqueur Giovanni Villani, qui parle en fait d’une seule apparition cométaire qui a duré de septembre à janvier. Maffei examine également les descriptions d’apparitions d’autres comètes entre 1293 et 1313 et en conclut qu’elles étaient soit imaginaires, soit trop discrètes pour avoir servi de “modèle” à la représentation de Giotto.

Dans une étude de 1999, Gabriele Vanin, astronome amateur italien et président de l’Unione Astrofili Italiani (qui, entre parenthèses, m’a attribué en 2008 son prix international « Lacchini »), ajoute quelques critiques d’ordre strictement astronomique à l’hypothèse d’Olson ainsi qu’à certaines conclusions de Maffei. Tout d’abord, la comète de Halley était-elle vraiment “grande et brillante” lors de son  passage de 1301 ? Selon le catalogue de Ho Peng Yoke, qui compile d’anciennes observations chinoises, japonaises et coréennes [3], la queue de la comète atteignait une longueur maximale de dix pieds chinois, soit environ 15°. Quant à la brillance de la couronne de la comète, il n’existe pratiquement aucune estimation dans les sources orientales. L’hypothèse de Maffei selon laquelle la phrase, rapportée par Ho, “atteignant la grande étoile de Nan-Ho [Raccoon]” signifie que Halley a égalé Raccoon (magnitude 0,34) en brillance, n’est pas convaincante, car l’attribution concerne le déplacement dans le ciel de la comète, apparue initialement dans la partie sud des Gémeaux (Tung-Ching). Très approximativement, en tenant compte de la distance minimale de la Terre atteinte lors de ce passage (0,18 unité astronomique, soit 27 millions de kilomètres), et du fait qu’elle ait été observée en septembre 1301 environ un mois avant son périhélie, supposant en outre que les paramètres photométriques étaient similaires aux paramètres actuels, on peut estimer que la comète a atteint une magnitude comprise entre 1 et 2, ce qui ne l’a pas rendu plus éclatante que les dizaines d’étoiles d’éclat comparable.

Dans ces conditions il est très difficile d’observer le noyau de la comète à l’œil nu aussi clairement que Giotto le représente, même dans le cas de grandes comètes passant près de la Terre, comme ce fut le cas des spectaculaires apparitions des comètes Hyakutake en 1996 et Hale-Bopp en 1997, auxquelles j’avais à l’époque consacrées des documentaires de télévision.

On peut se demander combien de grandes comètes la critique d’art Roberta Olson avait personnellement vues pour croire avec une si grande certitude qu’elles ressemblent à la représentation de Giotto. Il est certain que Hyakutake et Hale-Bopp ne correspondaient guère au paradigme de Giotto, avec leur énorme tête et leurs queues qui commençaient larges et s’effilaient progressivement. Même les autres grandes comètes qu’Olson aurait pu observer personnellement entre les années 1950 et 1970, comme Arend-Roland, Seki-Lines, Ikeya-Seki, Bennett et West, ne s’apparentaient pas à la comète de Giotto.

Les spectaculaires comètes Yakutake (à gauche) et Hale-Bopp (à droite) observées respectivement en 1996 et 1997.

Quant à la seconde comète de 1301, même si elle a réellement existé , elle a dû être beaucoup moins voyante que celle de Halley, si l’on considère que les très complètes chroniques orientales ne la recensent  même pas (seul l’astronome français Alexandre-Guy Pingré  (1791-1796) la mentionne, et en citant des observations exclusivement européennes, sachant à quel point les descriptions médiévales des phénomènes célestes étaient peu fiables).

Ces doutes astronomiques sont renforcés par des considérations purement artistiques. Dès 1985, un court mais incisif essai de Claudio Bellinati [4] démontait littéralement l’interprétation iconographique d’Olson. Son auteur soutient que la représentation “naturaliste” de la comète est un fait typiquement padouan, car elle n’est pas répétée dans trois autres représentations plus tardives (de Giotto ou de son école) de l’histoire de l’enfance du Christ (basilique inférieure d’Assise, 1315-16) et de l’Adoration des Mages (1320,  Metropolitan Museum de New York), où l’étoile de la Nativité a des formes stylisées.

Scène de la Nativité du Christ de Giotto dans la Basilique inférieure d’Assise
Giotto di Bondone, Adoration des Mages, 1320 (Metropolitan Museum, New York)

La représentation padouane n’aurait donc pas été influencée par une vision directe de la comète de Halley ou de toute autre comète apparue dans ces années-là, mais par la lecture de l’Evangile du Pseudo-Matthieu et l’inspiration provenant de Pietro D’Abano et des maîtres physiciens de la cathédrale de Padoue. Continuer la lecture

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (1/2)

Comme vous le savez, l’étoile de Bethléem, ou étoile de la Nativité, est le signe qui, dans la tradition chrétienne, a annoncé à des mages orientaux la naissance de Jésus et les a guidés vers Bethléem pour rendre hommage au Messie annoncé par les Prophéties. L’Epiphanie, le 6 janvier, célèbre précisément le jour de l’Adoration des Mages, scène réelle ou fictive qui a au moins l’immense mérite d’avoir suscité de nombreux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Notons cependant que, sur les quatre évangiles dit canoniques, seul celui de Matthieu (chap. II, versets 1-10) évoque l’étoile et la visite des Mages.

Évangile selon Matthieu, Codex Harleianus 9, minuscule 447 (Gregory-Aland), XVe siècle, British Library.

La nature de l’étoile de la Nativité a fait l’objet d’innombrables spéculations au cours des siècles. Les propositions d’explications vont du pur miracle à la fable pieuse, en passant par les tentatives de conférer une base rationnelle au récit de Mathieu par le biais d’un événement astronomique réel. Vous ne serez pas étonné si je m’en tiens ici aux hypothèses astronomiques, malgré une petite surprise que je vous réserve pour la toute fin… Compte tenu de l’ampleur du sujet et de la riche iconographie, je sépare cet article en deux billets distincts. J’y fais un résumé de plusieurs de mes textes disséminés çà et là dans mes écrits passés, fondés comme toujours sur une documentation rigoureuse et des recherches effectuées par quelques éminents collègues en histoire des sciences.

Il y a essentiellement trois sortes d’événements célestes suffisamment spectaculaires pour faire office de candidats :

  • une conjonction exceptionnelle de planètes,
  • l’arrivée d’une comète brillante,
  • l’apparition d’une étoile nouvelle (fin explosive d’une étoile en nova ou supernova)
Lire l’excellent et très documenté ouvrage de mon collègue et ami Jean-Marc Bonnet-Bidaud sur 4000 ans d’astronomie chinoise.

Eliminons d’emblée la troisième hypothèse, malgré quelques articles ayant tenté de la soutenir. Les « étoiles nouvelles », dont l’éclat peut en effet augmenter au point de devenir visibles à l’œil nu durant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, ont été soigneusement consignées durant plus de deux millénaires dans les annales d’astronomie d’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Or, aucune mention d’une telle apparition durant la période supposée de la naissance de Jésus ne ressort de la compilation de ces annales.

Consacrons donc ce premier billet à l’hypothèse d’une rare conjonction planétaire. C’est ma préférée pour la bonne (et très subjective !) raison qu’elle a été avancée pour la première fois par mon astronome préféré : le génial Johannes Kepler, auquel j’ai consacré deux romans historiques et maints articles  ! Elle a aussi l’avantage d’être associée de curieuse manière à l’apparition d’une étoile nouvelle survenue un an plus tard.

Les paragraphes qui suivent sont développés dans ce roman publié en 2009, troisième volume de ma série des “Bâtisseurs du Ciel”. Disponible également en Livre de poche.
Kepler, mathématicien impérial

Nous sommes en 1604. Depuis la mort de Tycho Brahe trois années auparavant, Johann Kepler a pris sa succession comme mathématicien et astrologue impérial auprès de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague. Il travaille d’arrache-pied sur les données de son défunt maître pour accoucher les lois des mouvement planétaires, qu’il ne finalisera que des années plus tard dans son Astronomia Nova puis son Harmonices Mundi.

La Nova Stella de 1604 représentée dans l’Epitomé de l’Astronomie Copernicienne publiée par Kepler entre 1618 et 1621

C’est alors qu’à l’automne une étoile nouvelle, une «Nova Stella » selon la terminologie de l’époque, surgit dans la constellation d’Ophiucus, à l’époque nommée Serpentaire. Elle va rester visible à l’œil nu près d’une année, si bien que des dizaines d’astronomes à travers l’Europe peuvent suivre son évolution.

Mais, de par sa position auprès de l’empereur, Kepler est le plus sollicité de tous. De toutes les universités du vieux monde on lui écrit pour lui faire part de ses propres observations et de ses interprétations. On vient le voir, on le questionne, on est inquiet. Les demandes les plus pressantes viennent du palais impérial : la cour l’accable de demandes d’horoscopes personnels, de prédictions sur le destin des royaumes et de l’empire. Tous veulent connaître la traduction de ce message divin, qui semble vouloir s’inscrire dans un contexte bien particulier. Un an plus tôt en effet, en 1603, a eu lieu dans le ciel une conjonction planétaire exceptionnellement rare entre Jupiter, Saturne et Mars. Ce « trigone flamboyant » avait déjà suscité toutes sortes de prédictions, telles que la conversion des Indiens d’Amérique, une émigration généralisée vers le Nouveau Monde, la chute de l’Islam ou encore et comme toujours dans ces cas-là, le retour du Christ… Continuer la lecture

La constellation d’Orion, ou la Main montée au ciel

« Mais je reviens à ma journée du Dimanche. C’était avec plaisir que je voyais Papa venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient doucement et cette vue me ravissait… Il y avait surtout un groupe de perles d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à peu près sa forme), je le faisais voir à Papa en lui disant que mon nom était écrit dans le Ciel et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air, ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé ! »

Thérèse de Lisieux, Manuscrit A, folio 17/18

Extrait d’une lettre manuscrite de Thérèse dessinant le « T » formé par les étoiles du Baudrier (barre horizontale) et celle de l’Epée (barre verticale)
La constellation d’Orion pris par le Télescope spatial Hubble (les lignes caractéristiques joignant les étoiles sont rajoutées au cliché)

 

Orion est pour beaucoup la plus belle constellation du ciel. Visible l’hiver sous les latitudes européennes, la figure du géant Orion se dessine par neuf étoiles principales : quatre (dont Bételgeuse et Rigel sont de première grandeur) forment un rectangle et trois sont alignées dans le Baudrier, appelées aussi les Trois Rois. Chez les Égyptiens, Orion était identifié au dieu Osiris, dieu de la Mort et de l’outre-monde : son sarcophage du dieu, figuré par les trois étoiles alignées au centre, formant le Baudrier, était veillé par les quatre fils d’Horus,  symbolisés par Saïph, Bételgeuse, Bellatrix et Rigel.

Dans la mythologie grecque, le chasseur géant Orion poursuit les Pléiades, tenant de la main gauche une peau de bête ou un bouclier, brandissant de l’autre une massue ou une épée pour combattre le Taureau qui se précipite sur lui. Orion est donc un thème de choix pour les cartographes du ciel.

On pourrait écrire pour le moins un livre entier sur les mythes et légendes du monde entier liés à cette configuration stellaire exceptionnelle, et plus encore sur la richesse d’informations astronomiques que l’on tire de son observation et de son étude. On se contentera ici de quelques aperçus.

Le chasseur Orion combattant le Taureau (Atlas de Fortin, 1776)

Le premier recensement scientifique connu des étoiles d’Orion figure dans L’Almageste de l’astronome grec d’Alexandrie Claude Ptolémée (vers 150 ap. J.-C.). La première ligne désigne non pas une étoile mais une nébuleuse. La deuxième décrit Bételgeuse, donne sa longitude et sa latitude, et lui assigne une magnitude de 1. Dans la dernière colonne, Ptolémée assigne en effet une grandeur aux étoiles, le nombre 1 étant attribué à la plus brillante et 6 à la plus faible. L’autre étoile de première grandeur, qui sera ultérieurement connue sous le nom de Rigel, est décrite quelques lignes plus bas comme « l’étoile brillante qui est dans le pied gauche en contact avec l’eau ».

Suite à l’acquisition d’un manuscrit d’Aratus datant du ixe siècle dans la version de Germanicus, aujourd’hui conservé à la Reijksuniversitet de Leyde, Hugo de Groote, dit Grotius (1583-1645) entreprit une belle édition des Phénomènes d’Aratus qui vit le jour en 1600. Les illustrations représentent le chasseur Orion de dos, le bras gauche couvert d’une peau de lion. Les étoiles qui courent le long de sa colonne vertébrale sont une pure invention du graveur. Dans Hyginus, Poeticon astronomicon (Venise, 1482), la gravure représente Orion vu de face, armé d’un bouclier et d’une massue. Bien que les positions des étoiles soient indiquées, elles ont peu de rapport avec les positions décrites par Hyginus, et encore moins avec la réalité.

A gauche, Orion vu de dos, dans Grotius (1600). A droite, Orion vu de face, dans Hyginus (1482)

Les représentations figuratives de la constellation d’Orion ont beaucoup changé tout au long de l’histoire de l’Uranométrie (discipline qui traite des cartes du ciel), jusqu’à la disparition des figures mêmes des constellations et l’apparition de la photographie, au XIXe siècle.

A gauche, représentation médiévale (XIIIe siècle). A droite, Orion dans l’Atlas de Bayer (1602), marquant un renouveau de l’Uranométrie.
Disparition du personnage d’Orion, mais maintien des lignes principales de la constellation (Atlas de Dien, 1851)

À partir des années 1950, les cartes du ciel ont été réalisées photographiquement à l’aide d’instruments à large champ, utilisant des émulsions soigneusement calibrées en fonction des différentes longueurs d’onde. Les atlas de l’ESO (European Southern Observatory), tout comme celui réalisé au mont Palomar (Palomar Sky Survey), existent en version « souple » sous forme de films servant principalement à la préparation des observations, ou en version « dure » sous forme de plaques de verre destinées à des mesures de grande précision.

Deux images photographiques modernes de la constellation d’Orion. A gauche: cliché de S. Kohle, Université de Bonn. A droite, cliché d’Akira Fuji.
A gauche, le Baudrier et l’Epée d’Orion. Le baudrier est formée de trois étoiles quasi parfaitement alignées et équidistantes, et de magnitudes voisines (2e grandeur). Sous cet alignement, un autre alignement Nord-Sud, plus faible, marque l’épée d’Orion, dans laquelle la lunette astronomique ou le petit télescope révèlent la fameuse nébuleuse d’Orion (de fait visible faiblement à l’œil nu dans de très bonnes conditions).
A droite, montage montrant la taille des trois étoiles du Baudrier nommées Alnitam, Alnitak et Mintaka, par rapport à notre Soleil : il s’agit clairement de géantes bleues!
La nébuleuse d’Orion

La première mention de cet objet en tant que nébuleuse est due à Fabbri de Peiresc, en 1611, cf. le billet de blog que je lui ai consacré en 2017. Je rappelle juste ici que dès novembre 1610, l’humaniste provençal commence ses observations à la lunette astronomique depuis la terrasse de son hôtel, et le 26 novembre il découvre ensemble la nébuleuse d’Orion, décrite par ces mots : « In Orione media… Ex duabus stellis composita nubecula quamdam illuminata prima fronte referabat coelo non oio sereno » (« Au centre d’Orion, une nébulosité comprise entre deux étoiles en quelque sorte vue de face et éclairée par devant, le ciel n’étant pas parfaitement clair »).

Page du cahier d’observations de Peiresc décrivant ses observations des satellites de Jupiter et sa découverte de la nébuleuse d’Orion (Bibliothèque Inguimbertine, Carpentras)

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Les Chroniques de l’espace illustrées (13) : Femmes en orbite

Ceci est la treizième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Femmes en orbite

Pionnière de la conquête spatiale, Valentina Terechkova est non seulement la première femme à être allée dans l’espace, mais elle reste, aujourd’hui encore, la seule femme à avoir effectué un vol solitaire en orbite. Son nom, pourtant, ne s’est pas véritablement inscrit dans l’histoire aux côtés de ceux de Iouri Gagarine ou Neil Armstrong.

Nous sommes le 15 juin 1963. Les Russes ont lancé conjointement les deux vaisseaux spatiaux Vostok 5 et 6 pour un vol jumelé. Dans l’un d’entre eux, la robuste Valentina Terechkova, parachutiste d’essai surnommée « la Mouette », établit la liaison radio avec son homologue masculin. « Nous naviguons à une distance rapprochée. Tous les systèmes de nos vaisseaux fonctionnent normalement. Nous nous portons bien. » Suivent les mots de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste : « On vous appelle “Mouette”, mais permettez-moi de vous appeler “Valia”. Je suis très fier qu’une fille de chez nous, une jeune fille du pays des soviets, soit la première à voler dans l’espace en possession des moyens techniques les plus perfectionnés. »

Une femme en orbite, c’est un choc pour l’opinion publique mondiale. Les Russes marquent un nouveau point dans la course à l’espace. Il faut néanmoins attendre dix-neuf ans pour qu’une seconde femme aille dans l’espace. Une Russe encore, Svetlana Savitskaya, qui en août 1982 passe une semaine à bord d’un vaisseau Saliout.

Qui a craqué?

L’agence spatiale soviétique a reconnu par la suite qu’une tentative d’accouplement humain avait eu lieu à bord, entre Svetlana et l’un des occupants de la station. Ils étaient quatre, on ne sait pas lequel fut l’élu… ou la victime ! Le test était d’essayer de concevoir le premier enfant de l’espace… De retour sur Terre, Svetlana déclara que pendant ce vol « elle s’était bien amusée ! », sans donner plus de précisions, et elle n’aborda plus le sujet par la suite. Elle était déjà mariée avec un pilote d’essai, avec lequel elle eut deux filles bien après l’expérience. Elle volera à nouveau en 1984, devenant aussi la première femme à effectuer une sortie dans l’espace.

Après sa sortie dans l’espace à bord de Saliout 7, Svetlana Savitskaya a poursuivi une carrière politique : en 1989, elle est devenue députée de l’URSS, ainsi que membre du Soviet suprême de l’URSS.

Les Américains, plus misogynes que les Soviétiques, n’ont envoyé leur première astronaute dans l’espace qu’avec la navette spatiale. Ce fut Sally Ride, astrophysicienne de profession, qui vola à bord de Challenger vingt ans après la Mouette. Continuer la lecture

Franz Liszt dans les étoiles (2): 1811-1836

Suite du billet “de la rhapsodie à l’astéroïde

Les grandes manifestations du génie doivent faire l’office du soleil: illuminer et féconder.
Franz Liszt

Depuis sa naissance en 1811, placée sous le signe de la Grande Comète, jusqu’à sa mort en 1886, date de célèbres expériences scientifiques relatives à l’éther, Liszt a été l’exact contemporain de découvertes majeures en astronomie. Et même si le compositeur n’a pas exprimé directement son intérêt pour l’exploration scientifique du cosmos, sa passion pour le ciel spirituel, son rapport à la lumière et à l’éther et un certain nombre de ses compositions comprenant lieder, transcriptions, oratorios et œuvres pianistiques, rendent pertinent d’inscrire une partie de sa trajectoire humaine et artistique dans les étoiles. Et puis n’a-t-il pas été lui-même l’une des plus grandes « stars » de son époque, et n’a-t-il pas fréquenté la plupart des autres stars littéraires et artistiques de son temps ?

Dans se second billet reprenant en partie le dernier chapitre de mon livre “Du piano aux étoiles” en l’agrémentant de son et d’image, aventurons-nous donc en des terres fertiles mêlant musique, science, histoire, et littérature.

Sous le signe de la comète (1811)

La maison natale de Franz Liszt
Une belle bohémienne

Liszt naît le 22 octobre 1811 à Raiding, près de la frontière austro-hongroise (aujourd’hui Doborján, en Autriche). La sage-femme, une bohémienne, lui prédit gloire et prospérité, car une comète passe cette année-là dans le ciel. Elle déclare: « Franzi roulera un jour dans un carrosse d’apparat”.

La Grande Comète de 1811 fut en effet découverte au mois de mars par un astronome amateur vivant en Ardèche. Visible pendant neuf mois à l’œil nu, elle atteint une magnitude voisine de 0, soit celle des plus brillantes étoiles du ciel comme Véga. Ses caractéristiques extrêmement spectaculaires ont profondément marqué les contemporains. Sa conjonction avec une vague de chaleur estivale inédite a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve des échos dans la littérature de l’époque, et même plus tard : dans Guerre et Paix, Léon Tolstoï la décrit comme un présage de mauvais augure. Mais elle est aussi restée associée à une année d’excellents vins, de sorte qu’on la trouve mentionnée dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, publiée en 1825.

La Grande Comète de 1811, gravures d’époque

L’astronomie à l’aube du XIXe siècle

En 1781, William Herschel découvre au télescope la première planète invisible à l’œil nu : Uranus. Avant de devenir l’un des plus grands astronomes de son temps, Herschel (1738-1822) avait été compositeur. Durant sa jeunesse passée à Hanovre, il avait reçu une éducation musicale de son père, violoniste et hautboïste. Lui-même devenu hautboïste militaire, il est appelé en Grande-Bretagne en 1756. Libéré de ses obligations militaires, il obtient la direction des concerts d’Édimbourg, puis se retrouve organiste à Bath, dont il va organiser la vie musicale pendant dix ans. Entre 1759 et 1770 il compose 24 symphonies, une douzaine de concertos, des sonates pour clavecin et de la musique religieuse, je dois dire pas toujours très écoutables.

Portrait du jeune William Herschel, et partition de sa symphonie de chambre n°3.

Par bonheur féru d’astronomie, en 1776 il construit un télescope qui grossit 227 fois, le place dans le jardin de sa maison à Bath et, dans la nuit du 13 mars 1781, découvre par hasard la planète Uranus, croyant d’abord avoir affaire à une comète.

William Herschel s’initie à l’astronomie en compagnie de son épouse Caroline. A gauche, polissage du miroir du fameux télescope avec lequel il découvrira la planète Uranus.
Portrait d’Herschel après sa découverte d’Uranus en 1781. Il l’avait d’abord prise pour une comète : à droite, son compte-rendu d’observation que j’ai photographié à la Royal Society of London.

En 1796, le marquis de Laplace publie L’Exposition du système du monde, synthèse de toute la science de son temps qui lui vaudra d’être appelé le « Newton français ». Son ouvrage connaîtra cinq éditions successives jusqu’en 1835. Laplace y lance notamment de nouvelles hypothèses cosmogoniques, dont celle de la « nébuleuse primitive », à l’origine de tous les modèles actuels de formation des systèmes solaires et planétaires. On lui doit aussi la description d’un astre suffisamment massif pour emprisonner la lumière, que l’on appellera un siècle et demi plus tard « trou noir ». J’y reviendrai à la toute fin en évoquant la dernière pièce de Franz Liszt, Unstern, l’étoile du désastre.

On connaît la célèbre réplique que Laplace a adressée à l’empereur Napoléon lorsque ce dernier, après avoir lu son ouvrage, lui ait posé la sempiternelle question : « Et Dieu dans tout ça ? » – « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Je gage que le très fervent catholique Franz Liszt n’aurait guère apprécié ce point de vue…

Enfin, le premier jour du XIXe siècle voit la découverte du premier astéroïde par le moine sicilien directeur de l’Observatoire de Palerme, Giuseppe Piazzi. Il sera baptisé (1) Cérès. Comme dit dans le billet précédent, Liszt n’aura « le sien », (3910) Liszt, qu’en 2015.

A gauche : découverte en 1801 par Piazzi du premier astéroïde baptisé Cérès. Au centre, schéma de la ceinture principale d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. A droite, le livre que je leur ai consacré.

Naissance d’une étoile (1822-1827)

L’autoritaire père de Franz, Adam Liszt, en digne successeur de Leopold Mozart, enseigne le piano à son fils dès son plus jeune âge, lequel, on s’en doute, révèle très vite d’exceptionnelles capacités à la fois techniques et musicales.

Liszt enfant
Carl Czerny (1791-1857) et Antonio Salieri (1750-1825), professeurs du jeune Liszt à Vienne

En 1822-1823, Franz travaille à Vienne, auprès de Salieri pour la composition et le chant, et de Czerny pour la technique pianistique. C’est ce dernier qui, le 13 avril 1823, organise une rencontre entre son élève et Beethoven. Le vieux lion étant devenu complètement sourd, on ne sait ce qu’il retint vraiment de l’audition. Mais on sait que pour Liszt cette rencontre, au cours de laquelle il exécuta devant Beethoven une des œuvres du maître, fut inoubliable. Il lui voua toute sa vie un culte, devint l’un de ses plus grands interprètes, et à partir de 1835, organisa de nombreux concerts de ses œuvres dans toute l’Europe.

Liszt joue devant Beethoven, gravure par Rudolf Lupus. Buste de Beethoven moulé par Danhauser (photographie que j’ai prise au Musée Franz Liszt de Budapest).

En 1824, la famille Liszt s’installe à Paris. On connaît l’histoire de la candidature de Franz au Conservatoire, refusée par son directeur italien Luigi Cherubini, qui invoque un article du règlement en vertu duquel les étrangers ne peuvent pas s’inscrire.

Franz reçoit alors des leçons privées de composition d’Anton Reicha et de Ferdinando Paër. En parallèle il mène des tournées européennes d’enfant prodige ; la presse parisienne l’affuble du sobriquet de « petit Litz ». 

Anton Reicha (1770-1836) et Ferdinando Paër (1771-1839), professeurs de composition du jeune Liszt à Paris

En 1827, son père meurt à Boulogne-sur-Mer de la fièvre typhoïde, il n’ a que cinquante ans. Franz, qui en a quinze,  fait venir sa mère, qui passera le reste de jours en France.

A gauche, portrait de jeunesse d’Adam Liszt, violoncelliste et secrétaire du prince Esterházy. Au centre, Anna Liszt (née Lager), mère de Franz. A droite, mémorial d’Adam Liszt au cimetière de Boulogne-sur-Mer.

 

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Franz Liszt dans les étoiles (1) : de la rhapsodie à l’astéroïde

La musique est à la fois une science comme l’algèbre, et un langage psychologique auquel les habitudes poétiques peuvent seules faire trouver un sens.
Franz Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique.

Le dernier chapitre de mon livre « Du piano aux étoiles, une autobiographie musicale », paru le 7 octobre 2021 au Passeur Editeur, est consacré à mon compositeur fétiche, Franz Liszt. Ce n’est peut-être pas mon compositeur préféré (je penche pour Ravel), mais d’une part sa musique si variée (son catalogue comprend 1400 numéros !), certes inégale de par son abondance mais comportant de nombreux chefs-d’œuvre en bonne partie méconnus du public mélomane standard, m’accompagne depuis mon enfance, d’autre part la prodigieuse générosité du personnage en fait le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, comme je le préciserai plus loin.

En raison des contraintes éditoriales, mon livre n’est malheureusement pas illustré, alors que je dispose d’une abondante iconographie lisztienne, que j’ai au demeurant déjà utilisée lors de conférences sur cet extraordinaire personnage que j’ai données à plusieurs reprises, notamment au festival Lisztomanias qui depuis 20 ans se tient chaque année au mois d’octobre à Châteauroux, selon le vœu exprimé par Liszt lui-même auprès de Georges Sand et concrétisé de splendide manière par mon ami musicologue, écrivain et éditeur Jean-Yves Clément.
L’intérêt d’un blog est de pouvoir mêler texte, images, audio et vidéos. Pour tous les amoureux de la musique du XIXe siècle, je propose donc ici une version illustrée de l’épopée lisztienne qui, compte tenu de sa longueur et sa richesse, sera découpée en une série de billets. Vous y découvrirez au passage comment la musique se mêle étroitement à l’astronomie, quitte à filer parfois la métaphore, mais aussi à la littérature, à la poésie, et à l’Histoire tout court.

Je suis lisztomaniaque depuis mon adolescence. Le point de départ a sans nul doute été ma première écoute, sur un vieux 78 tours en celluloïd rigide, de la 2ème Rhapsodie hongroise de Liszt dans l’interprétation d’Alexandre Brailovski, suivie peu après de sa version orchestrale par Roberto Benzi.

Comme je m’en rendrais compte plus tard, ce n’est sans doute pas le plus grand chef-d’œuvre du compositeur, mais c’était une introduction idéale à la partie de sa musique la plus connue, placée sous le signe du folklore hongrois et de la haute virtuosité.

Je découvrirai progressivement le reste de son œuvre immense et si variée avec mon ami d’enfance Philippe André, devenu comme moi lisztomaniaque au point de publier, en marge de sa brillante carrière de psychiatre, plusieurs ouvrages de premier plan sur Franz Liszt, dont j’ai déjà rendu compte sur ce blog.

Durant de longues années Philippe et moi nous nous sommes guidés mutuellement dans nos écoutes, partageant nos enthousiasmes pour l’irremplaçable Cziffra des Rhapsodies Hongroises et des Études d’Exécution Transcendante,

pour le Berman des Années de Pèlerinage (avant de connaître la version ultérieure de Chamayou),

pour le Ciccolini des Harmonies poétiques et religieuses (avant que François-Frédéric Guy n’en grave la version de référence),

l’Horowitz de la Sonate en si mineur, le prodigieux Byron Janis des œuvres pour piano et orchestre, la collection complète des coffrets de France Clidat qui nous permit de découvrir des pièces moins connues (les meilleures Polonaises de la discographie),

sans oublier les trésors oubliés des oratorios (Christus, Psaume 13)

et son œuvre symphonique (les 13 Poèmes, la Faust et la Dante-Symphonie) dans laquelle Wagner a si abondamment puisé, parfois sans vergogne (ce à quoi Liszt « n’opposa jamais que l’acquiesçante bonté d’un sourire », Debussy dixit).

Aujourd’hui, Liszt occupe encore la plus grande place dans ma discothèque, même si je ne suis pas allé jusqu’à acquérir, comme Philippe André, les 99 CD de l’intégrale pour piano enregistrée par Leslie Howard !

Outre sa musique aux styles et climats si variés, démarrant dans la virtuosité pure pour s’achever soixante ans plus tard dans le dépouillement le plus total, chromatisme et atonalité ouvrant sur les courants majeurs de la musique du XXe siècle, nous avons admiré la prodigieuse générosité du personnage. Exemple quasiment unique dans l’histoire de l’art toutes disciplines confondues, dans lequel un artiste du plus haut niveau aura consacré une bonne moitié de sa vie et de ses énergies à promouvoir et faire connaître la musique des autres : Chopin, Berlioz, Wagner, Saint-Saëns, Borodine, Verdi et bien d’autres, sans compter ses nombreux élèves dont il n’a jamais fait payer la moindre des leçons. Franz Liszt fut sans conteste le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, ne se cantonnant pas d’ailleurs à la seule musique grâce à sa vaste culture artistique et littéraire.

Chopin, Berlioz, Saint-Saëns, Borodine, Wagner, Verdi : de grands compositeurs contemporains de Liszt, dont ce dernier a joué et transcrit les œuvres pour les faire connaître.
Le vieux Liszt et ses élèves

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Les Chroniques de l’espace illustrées (12) : Combien ça coûte ?

Ceci est la douzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Combien ça coûte ?

Combien de fois n’entend-on pas dire que l’argent mis en jeu dans l’exploration spatiale serait mieux dépensé sur Terre, à combattre la pauvreté, la faim dans le monde, les maladies, le réchauffement climatique, la pollution et autres fléaux du monde moderne ?

Plusieurs commentateurs de ce blog, au demeurant prolifiques et pleins de sapience, ne se privent pas de me faire régulièrement remarquer la misère de la condition paysanne dans la France d’aujourd’hui.

La question se posait déjà il y a cinquante ans… En 1970, en plein succès du programme Apollo, le directeur scientifique de la Nasa, Ernst Stuhlinger, reçoit une lettre de sœur Mary Jucunda, officiant en Zambie, qui lui reproche de dépenser des milliards de dollars pour la recherche spatiale alors que tant d’enfants meurent de faim. Dans une réponse d’anthologie, Stuhlinger détaille longuement les arguments justifiant les dépenses spatiales.

Il explique, par exemple, comment le satellite terrestre artificiel, en orbite autour du globe à très haute altitude, peut observer de vastes aires de terrain en un temps très court, mesurer une grande variété de facteurs indiquant l’état des cultures, du sol, les sécheresses, les précipitations, la couverture de neige, et communiquer ces informations aux stations au sol afin d’améliorer les programmes de production de nourriture.

Début de la réponse d’Ernst Stuhlinger à sœur Jucunda

Il souligne ensuite que, chaque année, un millier d’innovations techniques générées par le programme spatial sont recyclées dans les technologies terrestres. On lui doit, par exemple, les ordinateurs modernes, l’imagerie médicale, la téléphonie mobile et les chaînes de télévision par satellite, les prévisions météo, le guidage automobile par GPS, les mousses à mémoire de forme, les détecteurs de fumée, les airbags de sécurité dans les voitures, des médicaments mis au point en microgravité, et ainsi de suite. Au final, un programme spatial à quelques milliards de dollars apporte tellement de nouvelles technologies que ses retombées au bénéfice de l’humanité dépassent de loin le coût de sa mise en œuvre. Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (11) : De Mir à la Station spatiale internationale

Ceci est la onzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

De Mir à la Station spatiale internationale

À la fin des années 1960, deux objectifs se présentent aux explorateurs de l’espace : d’une part la Lune, qui est facilement accessible depuis la Terre après un voyage de trois jours ; d’autre part, faire vivre des Hommes dans l’espace pour les préparer aux vols de plusieurs mois, voire plusieurs années vers la planète Mars. Les Soviétiques sont convaincus que cette dernière option est la plus importante sur le long terme, d’autant qu’ils doivent bien admettre leur défaite dans la course à la Lune.

C’est ainsi qu’en 1971, en plein déroulement du programme Apollo, la Russie place discrètement en orbite terrestre un nouveau véhicule spatial du nom de Saliout, qui veut dire « salut ». Ce gros satellite de 19 tonnes, offrant un espace habitable de 100 mètres cubes pour trois cosmonautes, est la première station spatiale orbitale.

Timbre soviétique datant de 1972 commémorant la mission Saliout 1. Les choses n’avaient pas été  faciles. Lancée le 19 avril 1971 par une fusée Proton depuis le cosmodrome de Baïkonour, Saliout 1 est d’abord placée en orbite sans passagers. Un premier équipage de trois hommes est lancé quatre jours plus tard à bord d’un vaisseau Soyouz; il parvient à réaliser la manœuvre de rendez-vous et à s’amarrer à la station spatiale, mais ne peut y pénétrer à cause d’une écoutille qui reste obstinément fermée. Ils doivent renoncer et revenir sur Terre. Le 6 juin 1971 Soyouz 11 emporte un nouvel équipage de trois cosmonautes qui réussissent cette fois toutes les manœuvres. Ils restent 23 jours à bord, non sans avoir essuyé entre temps un feu dans leur étroit habitacle. Leur retour sur Terre est encore plus catastrophique : ils meurent tous trois, privés d’oxygène à la suite de le dépressurisation de leur module de descente. Ils ont droit à des funérailles nationales et leurs cendres sont scellées dans le mur du Kremlin.

L’équipage de la mission Soyouz 11 composé de Gueorgui Dobrovolski, Viktor Patsaïev et Vladislav Volkov, qui finira tragiquement.

Deux ans plus tard, l’Amérique suit la même voie en plaçant en orbite permanente le troisième étage de sa grande fusée lunaire Saturn 5, rhabillée pour l’occasion en une station orbitale baptisée Skylab.

Dans ces espaces réduits, les astronautes éprouvent le stress du confinement et de la promiscuité, aggravée par les malaises du début du vol en apesanteur et les difficiles conditions hygiéniques, qui rendent invivables les séjours de longue durée.

Ensemble long de 35 mètres et d’une masse de 90 tonnes dont le module principal est réalisé à partir du troisième étage de la fusée lunaire géante Saturn V, Skylab est mise en orbite le 14 mai 1973. Le premier équipage la rejoint quelques jours plus tard. Trois équipages y séjourneront entre 1973 et 1974, dont le dernier, durant près de 84 jours, établira un record provisoire. Les astronautes réalisent à bord de nombreuses observations scientifiques et étudient l’adaptation de l’homme à l’espace. Ici l’astronaute Conrad teste le système de douche.

C’est avec le lancement de la station orbitale Mir, en 1986, que les Soviétiques marquent un pas décisif dans les opérations de survie d’équipages. Avec l’arrimage de cinq modules, la station s’agrandit de façon importante, et une quantité d’améliorations de tous ordres, comme la relève d’équipage et les cargos de ravitaillement, permet d’envisager des vols de plus de six mois.

Superbe photographie de la station russe Mir et ses cinq modules d’habitation, prise depuis la navette spatiale Atlantis en 1997.

La station s’ouvre alors aux vols internationaux, dans lesquels les Américains prennent une part très active. Mir sera une grande réussite. Restée quinze ans en orbite, elle a accueilli 103 passagers appartenant à 13 nations, et a permis de faire 23 000 expériences scientifiques dans l’espace.

Russes et Américains réunis dans la station spatiale Mir en 1995

Mais avec le vieillissement de la station et l’effondrement économique de la Russie, Mir est abandonnée en 2000 et se désintègre lors de son retour sur Terre, l’année d’après. Continuer la lecture

Oumuamua, vaisseau extraterrestre ou astéroïde extrasolaire?

En octobre 2017, un objet en provenance de l’espace interstellaire est repéré par le télescope Pan-STARRS 1 à Hawaï : il traverse notre système solaire, passant relativement près de la Terre (à 30 millions de kilomètres). C’est le premier de ce type à être détecté. Baptisé Oumuamua (« éclaireur » en langue hawaïenne), il suscite aussitôt l’intérêt des astronomes. D’où vient-il, de quoi est-il composé, quelle est son histoire ?

La trajectoire d’Oumuamua, hyperbolique et fortement inclinée par rapport au plan de l’écliptique, indique qu’il s’agit d’un objet interstellaire. Après être passé au plus près du Soleil en septembre 2017, il poursuit son voyage vers la constellation de Pégase.

Des observations ultérieures effectuées en radioastronomie suggèrent qu’Oumuamua est environ dix fois plus long que large, de couleur rouge foncé, dense et riche en métal. Une vue d’artiste le représentant en forme de cigare circule avec succès sur Internet.

Une spectaculaire vue d’artiste attribuant à Oumuamua une forme très allongée, qui a fait la une des médias.

Les spécialistes des “petits corps” estiment qu’il s’agit d’un astéroïde ou d’une comète expulsé de son système planétaire d’origine, peut-être vestige d’une planète déchiquetée. Mais pour Avi Loeb, président du Département d’Astrophysique de Harvard, sa forme est trop étrange pour être naturelle.

Abraham (Avi) Loeb, au Département d’Astronomie de l’Université de Harvard.

Dans un très sérieux article publié fin 2018 avec un de ses étudiants, il lance l’hypothèse qu’Oumuamua est une sonde interstellaire envoyée vers nous par une civilisation extraterrestre avancée afin de nous délivrer un message. Comme la majorité des collègues, j’avais estimé à l’époque l’idée intelligente et audacieuse, mais farfelue. Elle faisait irrésistiblement penser au scénario de Rendez vous avec Rama, un roman de science-fiction publié en 1973 par Arthur C. Clarke que tous les amateurs du genre connaissent bien.

Loeb a cependant développé sa thèse dans un livre qui bénéficie d’une sortie mondiale (heureux auteurs anglo-saxons et formidable machine éditoriale américaine !), dont la version française s’intitule Le premier signe d’une vie intelligente extraterrestre.

A priori c’est le genre de livre à sensation qui m’aurait de prime abord agacé. Cependant, je connais son auteur. Loin d’être un de ces vulgarisateurs fantaisistes qui font de temps en temps la une des médias avec des titres accrocheurs, Loeb est un authentique scientifique qui a publié de très sérieux articles sur un large éventail de sujets, allant de la cosmologie aux trous noirs. Je suis donc bien placé pour apprécier ses contributions. Il m’avait d’ailleurs personnellement reçu en juin 2019 à Harvard, lors du dîner de gala de la conférence organisée pour fêter la première image télescopique d’un trou noir obtenue deux mois plutôt par son équipe, et qui confirmait mes calculs effectués 40 ans auparavant (d’où l’invitation).

Conférence plénière sur l’imagerie des trous noirs que j’ai donnée le 23 mai 2019 à la conférence Black Hole Initiative de l’Université de Harvard, organisée par l’Event Horizon Telescope Consortium. Avi Loeb me tend le micro après son discours de présentation de mes travaux.

Loeb est un esprit particulièrement imaginatif. Avec cet ouvrage grand public il se révèle aussi excellent écrivain, soignant aussi bien le fond scientifique que le style littéraire. On en jugera par cette simple phrase : « une photovoile emportée par la bourrasque d’une supernova me fait penser au pappus duveteux d’une graine de pissenlit, soufflé par le vent vers un sol vierge à féconder ».

Dès l’introduction, il rappelle que l’une des questions fondamentales de l’humanité, sans doute celle qui nous interpelle le plus à travers le prisme de la science, de la philosophie et de la religion, est : sommes-nous seuls dans l’univers ? Et, de façon plus pointue, y a-t-il d’autres civilisations conscientes qui explorent l’espace interstellaire et laissent des témoignages de leurs entreprises ? Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (10) : Piétons du cosmos

Ceci est la dixième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Piétons du cosmos

Nous sommes le 18 mars 1965. L’URSS lance le vaisseau spatial Voskhod 2 en orbite terrestre avec deux cosmonautes à bord, dont l’ingénieur Alexeï Leonov. Son nom va entrer dans la grande histoire de l’exploration spatiale. Par l’intermédiaire d’un sas ouvert sur le vide, Leonov, équipé d’un scaphandre, effectue la première sortie dans l’espace. Il y passe une vingtaine de minutes, accroché au vaisseau par un simple cordon.

Cliché historique de Leonov effectuant la première sortie dans l’espace.

La télévision soviétique retransmet des images en temps réel de l’exploit. On voit le cosmonaute flotter à côté du sas dans l’espace cosmique. La mission frôle cependant le drame. Une fois dans l’espace, la combinaison de Leonov, trop gonflée par la pression, devient rigide et l’empêche de rentrer par la trappe de sortie. Après dix minutes de lutte fébrile, il réussit à ouvrir une valve pour la dégonfler et peut retourner à bord, pris de vertiges dus à la baisse de pression, mais sain et sauf.

Retour triomphal à Moscou d’Alexei Leonov et son coéquipier Pavel Beliaïev (à sa gauche). De fait la mission a frôlé la catastrophe à plusieurs reprises, et ce sera le dernier vol de la série Voskhod. Outre le problème de la combinaison de Leonov, le système d’orientation automatique du vaisseau permettant sa rentrée atmosphérique s’est révélé déficient. Les deux cosmonautes ont réussi à la faire manuellement, atterrissant cependant à 400 km de la zone prévue dans deux mètres de neige, et passant deux jours dans la nature avant d’être récupérés !

L’événement fait grand bruit. Trois mois plus tard, Edward White fait la première sortie américaine dans l’espace durant seize minutes, s’aidant d’un pistolet à air comprimé pour maîtriser ses mouvements.

Première sortie américaine le 3 juin 1965, avec Edgar White.

Ces deux exploits marquent le début des sorties extravéhiculaires, c’est-à-dire les activités réalisées à l’extérieur d’un véhicule spatial par un astronaute revêtu d’une combinaison. Par la suite et pour des raisons de sécurité, les astronautes effectueront leurs sorties en binôme et resteront attachés au véhicule spatial par un câble, jusqu’à ce qu’en 1984 Bruce McCandless soit le premier à réaliser une sortie autour de la Terre sans être relié au vaisseau, se mouvant dans l’espace au moyen d’un fauteuil équipé de petits propulseurs – auxquels il fallait faire pleinement confiance !

La spectaculaire première sortie extravéhiculaire “libre” (sans cordon ombilical)  effectuée par Bruce McCandless lors de la mission STS-41B de la navette spatiale Challenger. Dans une interview donnée en 2015, il a commenté ainsi sa sortie “Ma femme [Bernice] était dans la salle de contrôle de la mission, et il y avait pas mal d’appréhension. Je voulais dire quelque chose ressemblant à ce que Neil [Armstrong] avait déclaré en se  posant sur la lune, alors j’ai dit “C’était peut-être un petit pas pour Neil, mais pour moi c’est un sacré grand saut” . Cela a un peu relâché la tension.”

L’Homme n’étant pas du tout fait pour vivre dans le vide hostile de l’espace sans équipements spéciaux, la combinaison est cruciale. L’équipement doit fournir à l’astronaute l’oxygène, évacuer le dioxyde de carbone et la vapeur d’eau expirés, et assurer une protection thermique tout en autorisant une mobilité maximale. S’ajoutent généralement à ces fonctions un système de communications, une protection partielle contre les rayons cosmiques et les micrométéorites, et la possibilité pour son occupant de boire. Le piéton de l’espace dispose alors d’une autonomie de huit heures au maximum pour mener à bien des tâches extravéhiculaires nécessitant un outillage adapté au port de la combinaison.

Le russe Anatoly Solovyev détient le record du temps passé lors de sorties dans l’espace :  82 heures 22 minutes en 16 sorties distinctes, effectuées en 1997 lors de la mission Mir 24. Il est ici accompagné de l’ingénieur Pavel Vinogradov pour réparer le panneau solaire Spektr endommagé de la station spatiale Mir.

Les premières femmes à sortir dans l’espace ont été une Russe et une Américaine, et en 1988 ce fut le tour d’un Français, Jean-Loup Chrétien, sorti six heures lors d’une mission de la station spatiale russe Mir.

A gauche, timbre commémoratif de la russe Svetlana Savitskaya, première femme à sortir dans l’espace le 25 juillet 1984 (mission Soyuz T-12). A droite, Jean-Loup Chrétien a été en 1982 le premier spationaute Européen (mission franco-russe PVH sur Saliout 7), et le 9 décembre 1988, le premier non-russe et non-américain à effectuer une sortie extra-véhiculaire (Mission Aragatz sur la station Mir). Sa sortie a duré 5h57, alors record de durée pour une EVA.

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J’eus le vertige et je pleurai car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers. Jorge Luis Borges, L’Aleph (1949)