Du délitement de la communication scientifique

Je ne m’en prendrai pas ici à l’effroyable désinformation scientifique concernant les sujets de la santé, du climat ou encore des conflits géopolitiques, complaisamment relayée par 90 % des médias français aux mains d’un poignée de milliardaires représentants l’oligarchie mondialiste.
Non, je m’en tiendrai à ma propre discipline, la cosmologie, pour laquelle je pense avoir quelques compétences et avis pertinents, que d’aucuns me dénient dès que je sors du sujet  sur les réseaux sociaux (voir par exemple mon récent Journal Idéoclaste” aux éditions du Chien qu passe.)
Certes, les enjeux sociétaux de la cosmologie  paraissent minimes – du moins sur les temps courts de l’humanité – par rapport aux sujets précédents, mais l’exemple que je vais donner (parmi des centaines d’autres), un peu technique pour certains de mes lecteurs non avertis, illustre bien à mon sens le délitement général, le manque de rigueur et le laisser-aller qui ont envahi tous les secteurs de la pensée humaine, y compris ceux que l’on pouvait croire de haut étage et des plus fiables comme celui des sciences de l’univers.
Certes il n’est pas neuf que les médias soient toujours plus avides de “scoops” et de gros titres aguicheurs annonçant des nouvelles prétendument révolutionnaires, afin d’attirer les lecteurs. Dernières dérives en date, quasi hebdomadaires : toutes les nouvelles observations du JWST sont annoncées comme remettant en cause toute notre compréhension de l’univers, alors qu’un œil professionnel et objectif sait parfaitement que, loin de contredire le modèle standard, elles ne font que le rendre plus solide en lui imposant de s’affiner pour être encore plus efficace. Je me désole depuis longtemps que cette pratique systématique du sensationnalisme ait aussi envahi les agences de communication scientifique a priori respectables comme la NASA et les agences  spatiales, les organismes de recherche comme le CNRS, les laboratoires de recherche et les universités.
Mais venons-en enfin à mon exemple précis.
« Pesée d’un trou noir supermassif situé à 11 milliards d’années-lumière », peut-on lire sur le site d’actualité du très respectable laboratoire Lagrange à Nice. Même son de cloche sur le site de l’Observatoire de Lyon, celui du CNRS qui reprend mot pour mot le titre sans faire la moindre vérification ni, pire, remonter à la source de l’article technique original,  ou encore sur Futura Sciences, ce site d’informations scientifiques généralistes qui héberge ce blog et que je parraine, tout en me demandant chaque  jour si je vais continuer à le faire compte tenu de leurs prises de positions partiales, archi-conformistes et orientées pour tout ce qui concerne la santé et le climat et que j’abhorre car elles visent à créer de l’anxiété chez leurs lecteurs.
Revenons à nos moutons galactiques. Tous ces communiqués de presse mentionnent à juste titre les remarquables et récentes observations de la galaxie SDSS J092034.17+065718.0 (nom impossible à retenir) abritant un gros trou noir situé à 11 milliards d’années-lumière. Ils font état d’une très belle mesure récemment effectuée par l’instrument Gravity+ installé au VLT du Chili, ayant permis de détecter avec une précision extraordinaire le mouvement de nuages de gaz gravitant autour du présumé trou noir central de la très lointaine galaxie J09xxx et d’en déduire la masse de ce dernier : 320 millions de masses solaires. Au-delà de l’exploit technique que cela représente, il s’agit d’un résultat d’autant plus intéressant que, d’après les modèles de coévolution des trous noirs supermassifs avec leurs galaxies hôtes, ce trou noir-là est quatre fois moins massif qu’attendu par le modèle proposé il y a de nombreuses années par l’astronome Kormendy, dont la généralité a pourtant déjà été maintes fois démentie par de nombreux cas particuliers.
Alors qu’est-ce qui cloche dans l’information donnée ? Hé bien C’EST LA DISTANCE.
Comme je m’évertue à l’écrire depuis des dizaines d’années dans tous mes livres et articles de cosmologie (apparemment en vain), mais surtout comme le veut le B-A BA de la cosmologie relativiste, la distance en années-lumière d’un objet céleste N’EST PAS STRICTEMENT EQUIVALENTE  au temps que la lumière a mis pour nous parvenir (« temps de regard en arrière », en anglais « lookback time »).
Dès la question 7 “Jusqu’où peut-on observer les objets célestes avec les télescopes ?” de cet ouvrage élémentaire publié en 2019, j’explique de façon la plus pédagogique possible pourquoi il n’y a pas stricte équivalence entre les distance des galaxies lointaines et le temps que leur lumière a mis pour nous parvenir.
Il y a certes une équivalence directe pour les distances cosmologiques faibles : une étoile dont la lumière met dix mille années pour nous parvenir est bel et bien située à dix mille années-lumière. Idem pour une galaxie située à deux cents millions d’années-lumière : son temps de regard en arrière est deux cents millions d’années. Mais il se trouve que l’univers est en expansion, et qu’à suffisamment grande échelle, la correspondance numérique  distance/temps de regard en arrière cesse d’être valide. En x milliards d’années, la lumière a parcouru plus de x milliards d’années-lumière pour nous parvenir, car durant ce long intervalle de temps, l’espace a significativement allongé son trajet réel. Dans mon livre je donne l’exemple simple d’une fourmi circulant à la surface d’un ballon à la vitesse maximale d’un centimètre par seconde ; mais si le ballon gonfle en même temps, le parcours effectif de la fourmi au bout de dix secondes sera supérieur à 10 centimètres (temps de parcours multiplié par la vitesse propre) : il faut rajouter la vitesse d’expansion du ballon!
De fait nous disposons de formules précises, issues du modèle standard de la cosmologie, qui permettent de calculer tout cela, même si les formules ne sont pas simplissimes.
Primo il faut savoir que la distance d’une galaxie lointaine se mesure à partir de son décalage spectral vers le rouge (son « redshift »), d’où l’on déduit par une petite intégrale le temps de regard en arrière, et la distance. Comme je ne peux pas ici écrire de formules compliquées, pour les intéressés j’ai fait des copies d’écran que j’attache ci-dessous en images. Pour faire bref, le redshift mesuré de la galaxie J09xxx est 2.3, ce qui donne bien un temps de regard en arrière de 11 milliards d’années… MAIS UNE DISTANCE DE 22,17 MILLIARDS D’ANNEES-LUMIERE ! Une erreur d’un facteur deux quand même, par rapport à ce qui est annoncé dans les communiqués de presse susmentionnés.
Je note au passage que les communiqués de presse anglo-saxons sont (sur ce coup-là, mais pas toujours) plus corrects, en indiquant « at redshift z = 2.3, light travels to us for about 11 billion years », sans mentionner la distance. D’ailleurs, larticle technique original, publié le 29 janvier dans la célèbre revue Nature et sur lequel auraient dus s’appuyer les communiqués de presse, se contente de titrer très justement : “A dynamical measure of the black hole mass in a quasar 11 billion years ago”.
Un indicateur de plus de la dégringolade française tous secteurs confondus?
Seconde partie amusante mais plus technique de ce billet, pour les personnes intéressées.
Je connais bien sûr (mais pas par cœur) les formules cosmologiques permettant de faire le calcul. Mais, un peu paresseux et sans calculette à portée de main, j’ai voulu voir si chatGPT (que précédemment je n’avais utilisé que 3 fois par simple curiosité) pouvait faire le calcul à ma place. Je lui ai donc posé la question :
« En supposant la courbure de l’univers k=0, quelle est la distance d’une galaxie dont le redshift est 2,3 ? »
chatGPT me répond très correctement avec la bonne formule générale, dépendant des paramètres cosmologiques (constante de Hubble-Lemaître, densités de matière et d’énergie sombre), cf. capture d’écran dans l’image ci-dessous.
Je luis rétorque alors : « Je connais ces formules, mais vous ne me donnez pas le résultat numérique calculé pour les valeurs usuelles des paramètres cosmologiques (70, 0.3, 0.7) »
Là encore il me répond de façon impeccable en me donnant la bonne distance  : 6797.14 mégaparsecs, cf. capture d’écran:
C’est alors qu’arrivent les surprises. Je sais bien que pour avoir la distance dans l’unité plus familière des années-lumière utilisée dans les médias, il suffit de multiplier par 3,26 millions, ce qui fait 22,17 milliards d’années-lumière.
Or, voilà-t-il pas que pour effectuer cette multiplication ultra simple, ChatGPT croit judicieux de convertir d’abord les mégaparsecs en km, puis les km en années-lumière, et il me sort coup sur coup deux résultats aberrants, l’un de 2.05×10^25 années-lumière, l’autre de 2.24×10^28 années-lumière ! Je lui indique alors la simple formule pour convertir directement les mégaparsecs en années-lumière sans devoir passer par l’intermédiaire des kilomètres.
ChatGPT finit (comme presque toujours) par reconnaître son erreur:
« Je vous présente mes excuses pour cette erreur dans la conversion. Vous avez absolument raison. Donc, en multipliant 6797.14 mégaparsecs par 3.262×10^6, nous obtenons effectivement 2.2169306×10^10 années-lumière, comme vous l’avez correctement calculé.”
Moralité de l’histoire : ChatGPT est capable de trouver dans un article technique de cosmologie les bonnes formules, mais il se trompe lamentablement quand il s’agit de faire une simple multiplication. Vous appelez ça intelligence artificielle ? Et, pour en revenir aux communiqués de presse officiels, vous appelez ça de la bonne communication scientifique? Elle est tout simplement paresseuse. Car vous comprenez, se disent les journalistes et même les chercheurs professionnels impliqués dans leur communiqué de presse, écrire qu’une galaxie est située à 22 milliards d’années lumière alors que le big bang ne date que de 13,8 milliards d”années est tellement contre-intuitif qu’il vaut mieux tordre les chiffres. Ainsi va le monde. Jamais approfondir, toujours simplifier, quitte à tricher.
  Une dernière précision, qui renforce mes remarques critiques sur le délitement de l’information scientifique. Si j’ai demandé à chatGPT  de faire le calcul seulement pour un paramètre de courbure de l’espace k = 0, est-ce à-dire que j’accepte l’idée que l’univers puisse être infini? Certainement pas ! Car là encore, on néglige sans vergogne quelque chose de contre-intuitif mais de parfaitement cohérent sur le plan cosmologique : la possibilité que la topologie de l’univers soit multi-connexe (exemple simple parmi 17 autres géométries euclidiennes: un hypertore). Voir mon livre “L’univers chiffonné” entièrement consacré à la question, pour ne pas parler des dizaines d’articles techniques (dont le célèbre qui a fait la “une” de la revue Nature en 2003).
Mais là encore, il y a une immense paresse de la communication scientifique, y compris chez les professionnels, mis à part chez quelques-uns qui ont suivi les travaux pionniers des années 90 sur la question.
Si j’ai demandé à chatGPT de faire le calcul pour k =0 ce n’est pas parce que j’y crois (la valeur  k = 1 est beaucoup plus physiquement pertinente), mais parce que les contraintes expérimentales actuelles nous disent que la courbure de l’espace est “proche” de 0 (à 2 % près), de sorte que les formules plus générales faisant intervenir k  donnent un résultat quasiment identique en ce qui concerne les distances. En revanche, comme je l’ai écrit maintes fois, il suffirait que la valeur de k soit positive même à un milliardième près pour que l’espace soit automatiquement fini (cf. le B-A-BA des géométries non-euclidiennes), ce qui fait quand même une sacrée différence avec l’hypothèse absurde, paresseuse et à jamais indémontrable, de l’infinité de l’espace ! Sans oublier les vertigineuses implications philosophiques que cela implique.

Continuer la lecture