Contes de l’Outre-temps (6) : Santa Cruz de Mudela

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  J’ai écrit celle-ci en 1973, au retour de mon premier long voyage en voiture,  de la France au Maroc en passant par les régions désolées de la Castille. Le village existe vraiment, mais je suppose et espère que l’on n’y pratique pas les rites imaginés ci-dessous…  

Santa Cruz de Mudela

 

C’étaient les premiers jours d’un brûlant juillet où le ciel faisait peser sa chape de feu sur les routes poussiéreuses d’Espagne.
Depuis deux jours, je fonçais à travers ce pays délabré de chaleur afin d’arriver au plus vite près des rivages doux et parfumés de la baie de Cadiz.
Ayant donc traversé Madrid tôt dans la matinée dans l’espoir d’éviter quelque peu la circulation démente de la capitale – espoir d’ailleurs déçu –, j’avais roulé tout le matin dans la fournaise de Castille. Tour à tour Aranjuez, Ocaña, Madridejos, Manzanares m’avaient montré leurs visages fugitifs, images bariolées tantôt empreintes de la fraîcheur des arcades comme à Aranjuez, tantôt ardentes et blanches, ou laides et grises…
En début d’après-midi, je passai près de Valdepeñas et commençai à ressentir les affres de la faim. Je décidai de faire halte au prochain village pour dénicher une quelconque épicerie.
Dans cette immense Castille, les villages sont si rares le long de la dure route d’Andalousie que je craignais de n’en pas trouver avant une bonne heure. Ce délai ne plaisait guère à mon ventre affamé, et je maudis mon imprévoyance. Aussi fus-je heureusement surpris de lire le panneau indiquant Santa Cruz de Mudela à trois kilomètres.
Ravi, je quittai le grand serpent rouge qui zébrait ma carte Michelin et m’engageai sur une petite route de campagne.
Je devrais dire un désoloir. Partout de la poussière blanche.
J’ai toujours été intrigué, malgré ma formation scientifique, par le fait que le blanc est la somme de toutes les couleurs. Ici, le blanc des collines traduisait au contraire l’absence de tout coloris. C’était un désert de rocaille qui tentait sans y parvenir d’imiter la vastitude noble de son immense semblable, le Sahara.
Sur ces arides pensées, j’atteignis Santa Cruz. Là encore ne régnait que désolation. Les rues étaient vides, les volets clos.
Je n’ignorais pas les habitudes journalières des Espagnols. Je pensai soudain à l’heure et réalisai combien mon espoir de trouver une boutique ouverte était vain.
Voulant forcer le destin, et fulminant une fois de plus contre mon étourderie, je me mis cependant en quête d’une boulangerie et d’une boucherie.
Mes connaissances de la langue espagnole se réduisaient à quelques mots d’usage courant. Il m’était toujours difficile – sinon comique ! – de me renseigner après des habitants du pays sur des sujets précis.
De toute façon, dans ce village, j’étais seul, seul comme un voyageur sur une planète de feu.
Après avoir laissé ma voiture le long du trottoir, certain de ne pas gêner une circulation inexistante, je partis à pied dans les rues du village, rasant les murs afin de recueillir quelques bouffées de la fraîcheur des maisons. Mais les porches vétustes ne me renvoyaient qu’une haleine tiède et sans parfum.
Je trouvai enfin le mot « carnecería » inscrit au-dessus d’une porte laidement peinte en bleu. Mais, comme je m’y attendais, l’entrée était verrouillée.
Je poursuivis néanmoins ma quête insensée. La chaleur et la faim commençaient à me marteler le crâne, les fatigues du voyage ne faisant que contribuer à mon indolence.
Un peu plus loin, la même scène se déroula avec une boulangerie. Désespérant de trouver quelque chose – un peu de pain et de manchego, l’un des rares fromages espagnols, m’aurait semblé un menu d’ambassadeur –, je me résignai enfin à regagner ma voiture et à filer au plus vite en direction de la souriante Andalousie, tâchant d’oublier les protestations indignées de mon estomac malmené par deux jours de cuisine espagnole pimentée.

Je refaisais le chemin en sens inverse lorsque je la vis. Continuer la lecture

Hommage à Tristan Clais, compositeur et graphiste (1929-2017)

Vous n’avez très probablement jamais entendu du compositeur et graphiste Tristan Clais. Il vient de décéder le 4 janvier à l’âge de 88 ans. Il était mon ami et ce billet lui rend hommage.

Comme l’a écrit l’un de ses amis, Joseph Mornet, dans un article-hommage, raconter la vie de Tristan Clais tient presque de l’impossible tant elle fut foisonnante. Né en 1929, Tristan avait fait des études musicales et théâtrales au Conservatoire Royal de Bruxelles, à la suite desquelles il s’était engagé comme comédien au Théâtre National de Belgique et autres scènes pendant plusieurs saisons. En 1958, il est entré à la Radio Télévision Belge où il a présenté les programmes musicaux et les concerts publics pendant seize ans. Parallèlement il a mené une carrière de concertiste en tant que baryton, particulièrement en Allemagne (oratorios, lied …), et de récitant dans des œuvres de Henri Pousseur, Michel Butor, Darius Milhaud, etc…

Tristan chez lui, devant quelques-unes de ses réalisations graphiques.
Tristan chez lui, devant quelques-unes de ses réalisations graphiques.

A cette époque il a reçu des cours particuliers de direction d’orchestre avec le grand chef Igor Markevitch. Une bourse du gouvernement italien lui a été attribuée en 1962 pour perfectionner sa formation musicale à l’Academia Belgica de Rome. C’est là qu’il a décidé de se consacrer définitivement à la composition. Pendant toutes ces années, Tristan Clais a participé en parallèle aux activités du groupe surréaliste Phases avec son ami l’excellent peintre belge  Jacques Lacomblez, écrivant des textes, participant à des « happenings », réalisant des collages et des graphismes.

A partir de 1971, ses œuvres musicales ont été régulièrement jouées et diffusées, en France et à l’étranger, fréquemment sous sa direction. Plusieurs d’entre elles ont été créées à Montpellier et sa région où le compositeur a vécu la dernière partie de sa vie. Son œuvre compte un nombre important d’opus utilisant divers ensembles instrumentaux, chanteurs et organistes, et montre un intérêt marqué pour la physique fondamentale et l’astrophysique, comme en témoignent les titres de nombre de ses œuvres : Alpha Céphéï II (1973, créé au Festival de Royan par I Solisti Veneti et Ars Nova sous la direction du compositeur), Jeu de Quarks I (ensemble 2E2M, direction Tristan Clais, Théâtre de l’Odéon 1975), et surtout la série des Cygnus initiée par Cygnus X1 pour piano et orchestre (1986, créé par l’ensemble 2E2M sous la direction du compositeur). Le titre est une référence explicite à la source X binaire Cygnus X1 – première source X répertoriée dans la constellation du Cygne, découverte en 1965 et qui, dans les années 1970, s’est révélée abriter le premier « candidat » trou noir de masse stellaire.

La toute première édition de mon livre sur les trous noirs, parue en novembre 1987 chez Belfond.
La toute première édition de mon livre sur les trous noirs, parue en novembre 1987 chez Belfond.

C’est en 1988 que Tristan Clais m’a écrit pour la première fois, exprimant son intérêt enthousiaste pour les phénomènes étranges de l’astrophysique. Particulièrement fasciné par les trous noirs, il venait de lire l’ouvrage de vulgarisation que je leur avais consacré en 1987 et souhaitait approfondir la question. Il venait de composer deux autres opus intitulés Cygnus X2 (pour orgue, 1986) et Cygnus X3 (sonate pour piano, 1986), sans doute bien informé que les observations effectuées en rayons X par des télescopes embarqués dans l’espace avaient effectivement découvert deux autres sources X binaires du même nom dans la constellation du Cygne…

Amateur de musique contemporaine et déjà désireux de tisser des liens fertiles entre astrophysique et musique, je lui ai répondu aussitôt. Une relation épistolaire s’est vite nouée. Dès lors Tristan a poursuivi son cycle en s’affranchissant des contraintes de catalogue, puisque la série s’est achevée par un Cygnus X21 parfaitement imaginaire… Écrites pour diverses formations instrumentales, ces pièces tentent toutes de transposer musicalement les phénomènes d’accrétion et d’engloutissement dans un trou noir. Dans Cygnus X-7 pour piano et orchestre, on entend par exemple un sifflement strident, persistant, voire exaspérant, évoquant le trou noir suçotant obstinément son étoile comme l’araignée sa proie. Des cascades pianistiques figurent le gaz qui dégringole en jetant ses derniers feux. Des grappes sonores nommées « clusters », constituées d’au moins trois sons conjoints et simultanés, souvent exécutées avec le poing, le coude ou l’avant-bras, dénotent la coagulation finale dans le trou noir. Certains nostalgiques de Dante y entendront les cris des âmes englouties. L’harmonie des sphères contemporaine n’est vraiment plus ce qu’elle était du temps de Kepler… Continuer la lecture

Cosmosaïques

Les Cosmosaïques sont une série de collages que j’ai réalisés à partir de 2005, suite à une longue réflexion sur la notion de symétrie et de brisure de symétrie ainsi que de mes travaux sur la topologie cosmique et les pavages d’espace. L’idée fondatrice est qu’en physique tout comme dans les arts, la symétrie parfaite est statique, tandis que les brisures de symétrie engendrent la dynamique.

Tout au long de l’histoire, de nombreux penseurs ont été si imprégnés d’un certain sentiment de la symétrie qu’ils n’ont pu s’empêcher de croire qu’elle tient une place importante dans l’explication du monde. Dans son texte Eurêka (1848), Edgar Poe écrivait  : “Le sentiment de la symétrie est un instinct qui repose sur une confiance presque aveugle. C’est l’essence poétique de l’univers, de cet Univers qui, dans la perfection de sa symétrie, est simplement le plus sublime des poèmes. Or, symétrie et cohérence sont des termes réciproquement convertibles ; ainsi la Poésie et la Vérité ne font qu’un…”

De fait, la notion de symétrie fascine scientifiques et artistes depuis l’Antiquité, et d’innombrables œuvres et ouvrages lui sont consacrés. Aujourd’hui encore, la symétrie traverse la totalité du champ de la physique, au point d’en devenir le pilier fondateur.

Le grand mathématicien et physicien Hermann Weyl (1885-1955) a beaucoup fait pour montrer l'importance des groupes en physique quantique. On lui doit aussi un excellent petit livre de vulgarisation sur le concept de groupe ("Symétrie et mathématique moderne") et ses connexions avec la notion de symétrie dans les sciences de la nature, que ce soit la cristallographie, la biologie ou la théorie de la relativité ou même le domaine artistique.
Le grand mathématicien et physicien Hermann Weyl (1885-1955) a beaucoup fait pour montrer l’importance des groupes en physique quantique. On lui doit un excellent petit livre de vulgarisation sur le concept de groupe (“Symétrie et mathématique moderne”) et ses connexions avec la notion de symétrie dans les sciences de la nature, que ce soit la cristallographie, la biologie, la théorie de la relativité, ou même le domaine artistique.

Par exemple, depuis trente ans, les chercheurs tentent d’unifier les forces et les particules qui constituent notre univers matériel, c’est-à-dire leur trouver une description mathématique commune. Une telle « superthéorie » rendrait compte non seulement de toutes les formes connues et inconnues de la matière, mais aussi des quatre interactions fondamentales que sont la gravitation, l’électromagnétisme, les interactions nucléaires forte et faible. Ces théories d’unification sont encore variées : Grande Unification, supersymétrie, supercordes, etc., mais leur hypothèse de base commune est que la nature opère selon un ensemble de règles mathématiques se ramenant à des symétries. Bien que les symétries de la nature soient aujourd’hui cachées dans notre Univers à basse énergie, elles se révèleraient à très haute température et peuvent être étudiées dans les accélérateurs de particules.

L'unification complète des quatre interactions fondamentales ne se ferait qu'à très haute énergie, conditions qui dans l'histoire de l'univers n'auraient été réalisées que durant l'ère très primordiale dite "de Planck".
L’unification complète des quatre interactions fondamentales ne se ferait qu’à très haute énergie, conditions qui dans l’histoire de l’univers n’auraient été réalisées que durant l’ère très primordiale dite “de Planck”. Les expériences du CERN (LHC) ont confirmé la première unification dite électrofaible (le boson de Higgs en étant la “cerise sur le gâteau”). Les deux autres unifications, supputées à bien plus haute énergie, restent hypothétiques.

Cependant, plus fascinante encore est la notion de « brisure de symétrie ». En effet, le but réel des théories d’unification est double : il s’agit non seulement de découvrir les symétries sous-jacentes de l’Univers primitif (à très haute température), mais aussi de trouver des mécanismes physiques capables de « briser » ces symétries lorsque, au cours de son expansion, l’Univers est descendu à basse énergie. Après tout, nous vivons dans un Univers devenu complexe, empli de particules et d’interactions si diverses qu’elles se prêtent mal à une description trop symétrique. La complexité du monde peut donc se traduire par des écarts à la symétrie parfaite. La physique étudie précisément les brisures de symétrie et montre que celles-ci jouent un rôle au moins aussi fondamental dans la nature que les symétries en elles-mêmes. Un autre exemple frappant illustrant la richesse du concept se trouve en théorie des cordes, où les brisures de symétrie du vide quantique engendrent une multiplicité d’univers aux caractéristiques généralement différentes du nôtre, lequel ne serait donc qu’une réalisation hautement improbable au sein d’un « multivers ».

Il est remarquable que cette démarche se retrouve dans l’art et l’esthétique. La symétrie y est omniprésente, mais la notion (subjective) de « beauté » est davantage liée à un léger écart à la symétrie plutôt qu’à la symétrie parfaite. Les plus beaux visages ne sont pas exactement symétriques, les architectures les plus réussies mêlent symétrie et surprise… Continuer la lecture