Tous les articles par Jean-Pierre LUMINET

Tommaso Campanella, de l’Apologie de Galilée à la Cité du Soleil

Tommaso Campanella, philosophe italien né en 1568 en Calabre et mort à Paris en 1639, a passé pratiquement la moitié de sa vie dans diverses geôles de l’Inquisition. Opposé à Aristote et adepte d’une philosophie qualifiée de « naturaliste », il a été accusé d’hérésie à plusieurs reprises, mais sa désobéissance et ses récidives lui ont valu en 1602 une condamnation à trente années de prison. Il en effectuera vingt-sept, au cours desquelles il rédigera plusieurs ouvrages, dont L’Apologie de Galilée (1611) et La Cité du Soleil (1623), tout en correspondant avec de nombreux savants, dont l’humaniste provençal Nicolas Fabri de Peiresc. Ce dernier deviendra son ami lorsque, quittant enfin l’Italie en 1634, Campanella se réfugiera en France.

L’Apologie de Galilée est un traité répondant à la question que lui posa en 1611 le Saint Office au sujet de la thèse copernicienne défendue par Galilée : « Le Soleil est le centre du monde, la Terre n’est pas immobile, mais elle tourne autour d’elle-même et autour du Soleil ». Il peut paraître étrange que, sur un sujet aussi sulfureux, l’Église ait demandé consultation à un philosophe qu’elle avait elle-même emprisonné pour sa pensée hérétique ! Mais c’est un signe que, une année seulement après la publication du Sidereus Nuncius où les observations astronomiques rapportées par le savant italien réfutaient la théorie géocentrique de Ptolémée, l’Eglise cherchait des avis éclairés extérieurs à sa congrégation. En outre, Campanella avait connu Galilée à Padoue.

Ce petit traité représente un tour de force dans la mesure où il fut composé en très peu de temps par un homme qui n’avait d’autres ressources que sa prodigieuse mémoire et les innombrables lectures qu’il avait retenues. Sous une forme polémique très virulente, il est néanmoins très persuasif en raison de sa grande érudition. C’est un document historique qui révèle d’une part une dévotion de Campanella envers le savant Galilée plus qu’envers la vérité astronomique ou philosophique elle-même, d’autre part le courage qu’il y avait à risquer une aggravation des maux déjà supportés par le philosophe incarcéré.

L’Apologie de Galilée se termine par une péroraison demandant qu’on n’interdise pas au savant de poursuivre ses études et qu’on ne supprime pas ses écrits, ce qui, annonce-t-il, ferait tomber le ridicule sur les Saintes Écritures. Nous savons que cela n’a guère plaidé favorablement la cause de Galilée, qui sera lui-même condamné pour hérésie en 1633. Nous savons aussi que ce dernier s’est bien gardé de faire le moindre commentaire sur cet ouvrage apologétique, de même qu’il s’était bien gardé de faire la moindre allusion aux écrits de Giordano Bruno, petites lâchetés qui lui seront plus tard reprochées par Johannes Kepler. L’ouvrage ne sera publié en Italie qu’en 1621. Il faudra attendre 2001 pour disposer d’une remarquable traduction en français de Michel Lerner – spécialiste mondialement renommé de cette période charnière de l’histoire de l’astronomie, déjà auteur d’un Nicolas Copernic d’un Monde des Sphères –, accompagnée de 150 pages d’introduction et de 117 pages de notes de premier ordre. A cette époque je présidais la commission scientifique au Centre National du Livre et j’avais chaudement recommandé l’octroi d’une subvention pour l’édition de l’ouvrage !

Bien plus connue est  La Cité du Soleil, utopie sociale et politique composée en latin, à l’exemple de la République de Platon et de l’Utopie de Thomas More (1516). Continuer la lecture

Les nuits étoilées de Vincent van Gogh

 

Entre septembre 2019 et mai 2020 j’ai publié sur ce blog cinq billets consacrés à l’analyse astronomique, épistolaire et picturale de la demi-douzaine de tableaux où Vincent van Gogh a représenté des nuits étoilées.

J’ai depuis complété ce travail par une enquête plus approfondie, qui vient de se concrétiser par la publication d’un beau livre illustré paru le 16 février 2023  aux éditions Seghers.  Par égard  pour mon éditeur je retire donc mes billets et invite mes  lecteurs à se reporter  à cet ouvrage plus complet et fort bien illustré, dont je donne ici quelques images et le descriptif : 

Les Nuits étoilées de Vincent Van Gogh

  • Éditeur ‏ : ‎ Seghers (16 février 2023)
  • Langue ‏ : ‎ Français
  • Broché ‏ : ‎ 160 pages
  • ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2232146206
  • Prix : 21 euros

Quatrième de couverture :

1888. Agé de 35 ans, Vincent Van Gogh, l’homme du nord, s’installe à Arles et découvre la lumière provençale, éclatante de jour comme de nuit. Stupéfait par la limpidité du firmament, ce passionné d’astronomie se laisse gagner par un projet nouveau : peindre le ciel. Et, même s’il est intimidé par le défi, il veut surtout peindre un ciel étoilé. Parce que « La nuit est encore plus richement colorée que le jour ».

Certains de ses plus grands chefs-d’œuvre naîtront de cet élan : Terrasse de café le soir, La Nuit étoilée sur le Rhône, La Nuit étoilée de Saint-Rémy-de-Provence… Les étoiles correspondent-elles toujours, dans ces tableaux, à une configuration réelle du ciel nocturne, reproduit d’après une observation précise ?

Pour répondre à cette question, et nous éclairer sur un aspect fondamental de la vision artistique du peintre, Jean-Pierre Luminet a mené une enquête passionnante, se rendant sur les lieux précis où Van Gogh a peint, s’appuyant sur sa correspondance, consultant des travaux préexistants, et recourant à des logiciels de reconstitution astronomique. Entre biographie, histoire de l’art, science et poésie.

Chapitres

• Une nuit vivante et colorée

•Un coin de ciel bleu étoilé

• L’énigme de la Grande Ourse

• La blancheur bleue des voies lactées

• En plein calcul compliqué

•Pas d’autre clé que celle de la poésie

Les Chroniques de l’espace illustrées (15) : Le mal de l’espace

Ceci est la quinzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

 

Le mal de l’espace

En août 1961, les Soviétiques mettent en orbite Vostok 2 avec à bord le cosmonaute Guerman Titov, qui va pour la première fois passer une journée entière dans l’espace. Comme la cabine est grande, Titov se détache de son siège et flotte dans l’habitacle en l’absence de pesanteur. Ses mouvements deviennent soudain indécodables par son oreille interne, où se trouve le centre de l’équilibre, son cerveau ne sait plus interpréter sa position sans horizon visuel, les nausées l’envahissent. C’est le mal de l’espace, analogue au banal mal au cœur que nous ressentons en voiture sur une route montagneuse ou en bateau par mer agitée, mais bien plus violent.

Titov paraît sur l’écran de télévision du centre de contrôle au sol de la mission Vostok 2 juste après avoir atteint l’orbite nominale. Malgré le mal de l’espace il parviendra à manipuler un appareil photo pour prendre des clichés de la surface terrestre. caméra .

Iouri Gagarine, avec son court vol spatial, et les premiers Américains dans leurs très étroites cabines Mercury, n’avaient pas eu assez de temps ni d’espace pour éprouver ces malaises. Ces derniers vont désormais affecter plus ou moins fortement tous les astronautes, même si en général le cerveau s’adapte au bout de quelques jours.

Vue en coupe d’une cabine Mercury : le courageux astronaute est confiné dans une boîte de conserve.

Les problèmes vraiment sérieux apparaissent avec les premières missions de longue durée sur les stations orbitales, quand le mal de l’espace devient psychologique. L’organisation de la vie dans un milieu très confiné et inconfortable engendre en effet des conflits avec les contrôleurs au sol, le rejet de planifications excessives, une irritabilité entre les membres d’équipage, qui ne peuvent s’isoler, allant jusqu’à la dépression nerveuse.

C’est avec les stations russes que des progrès significatifs sont faits dans ce domaine. Le ravitaillement en orbite par des cargos automatiques, apportant une nourriture un peu plus soignée et présentable, de l’eau, du carburant, du courrier, des pièces détachées et permettant l’évacuation des déchets, rend possible d’augmenter la durée de vie en orbite de façon spectaculaire. La visite régulière d’équipages, en plus de celui qui est de permanence, contribue à garder un état psychologique plus équilibré. L’espace « linéaire » est démultiplié, les cosmonautes peuvent s’éloigner les uns des autres pour s’assurer un peu plus d’intimité. Progressivement, la durée des vols double et monte à six mois.

Un nouveau problème se présente alors : certains voyageurs de l’espace se retrouvent prostrés sous prétexte qu’il leur semble que la Terre les oublie. En outre, les phénomènes de décalcification osseuse et les atrophies musculaires engendrent des inadaptations à leur retour sur Terre. Pour y remédier, les stations orbitales sont dès lors équipées de salles de sport, où les cosmonautes suivent un entraînement physique constant. Continuer la lecture

Liszt dans les étoiles (4) : de Marseille à Constantinople

Suie du billet Liszt dans les étoiles (3) : 1837-1847

Liszt et Lamartine sous le signe de Neptune

Dans Une soirée chez Lamartine (1861), Camille Durutte, compositeur ami de Liszt, raconte : « Liszt a joué deux fois. Il a été magnifique. Quelle puissance ! Quelle inspiration ! Il paraissait dompter sous ses doigts les sons houleux ou tendres qu’il venait d’imiter. On eût dit le Neptune antique dominant les flots qu’il avait soulevés. »

Durutte avait déjà reçu Liszt en 1845 pour deux concerts. Durutte était aussi ami avec le comte polonais Wronski, un mathématicien dont les travaux permirent l’année d’après à l’astronome Urbain Le Verrier de déterminer par le calcul la position d’une planète inconnue, qui sera découverte un mois plus tard au télescope de l’Observatoire de Berlin, au moment et à l’endroit prédits, et baptisée Neptune. Cette année 1846 restera une date marquante de l’histoire des sciences, signant le triomphe (provisoire) de la mécanique newtonienne.

En 1846, les calculs de Le Verrier ont conduit à la découverte de la planète Neptune

L’histoire me donne l’occasion de rappeler l’admiration que Franz Liszt vouait à Alphonse de Lamartine. Entre 1834 et 1852, il mettra en musique les Harmonies Poétiques et Religieuses (parues en 1830), où le poète n’hésite pas à élever sa pensée vers le ciel :

« Il est pour la pensée une heure… une heure sainte,
 Alors que, s’enfuyant de la céleste enceinte,
De l’absence du jour pour consoler les cieux,
Le crépuscule aux monts prolonge ses adieux. 
On voit à l’horizon sa lueur incertaine,
Comme les bords flottants d’une robe qui traîne,
Balayer lentement le firmament obscur,
Où les astres ternis revivent dans l’azur.
Alors ces globes d’or, ces îles de lumière,
Que cherche par instinct la rêveuse paupière
Jaillissent par milliers de l’ombre qui s’enfuit
Comme une poudre d’or sur les pas de la nuit. »

Le plus célèbre poème symphonique de Liszt, Les Préludes (1853), est déclaré être écrit « D’après Lamartine » et a pour exergue « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ?»

Une étude plus détaillée révèle cependant une genèse quelque peu différente et bien plus intéressante.

Lors du premier passage de Liszt à Marseille pour une série de concerts, le poète local Joseph Autran (1813-1877) lui offre une suite de quatre poèmes : La Terre, Les Aquilons, Les Flots et Les Astres. Liszt conçoit alors l’idée d’une œuvre chorale pour voix d’hommes avec accompagnement de piano, Les Quatre éléments, et compose aussitôt la musique pour le poème Les Aquilons. Lors de son dernier concert marseillais donné le 6 août 1844, il en dirige la création avec accompagnement de deux pianos, Liszt tenant l’un d’eux. Il complète jusqu’en 1845 cette suite musicale avec les chœurs des trois autres parties, mais ne la publiera ni ne la fera interpréter de son vivant. En revanche, il y ajoute en 1848 une ouverture symphonique qui utilise le thème principal du chœur Les Aquilons. Sur le moment il n’en fait rien.

Les Aquilons, extrait de LES QUATRE ÉLÉMENS. Choral Works for Male Voices par Honvéd Ensemble Male Choir.

C’est alors qu’en 1852 Joseph Autran publie un vaste recueil de Poèmes de la mer. L’un d’eux s’intitule A Frantz Listz [sic]. Le texte, savoureux et instructif, mérite d’être intégralement cité :

« Où dort maintenant, ô mon grand artiste,
Où dort désormais ton noble instrument ?
Les jours sont passés ; hélas ! tout est triste ;
La fin ne vaut pas le commencement.

« Je t ’écris ce mot de la même plage
Où jadis, un soir, vers le bord du flot,
Tu faisais chanter, c’était le bel âge,
Un de ces claviers que fait Boisselot.

« La mer sous nos yeux roulait aplanie,
L’onde caressait le sable des bords ;
Et toi, le front plein de ton pur génie,
Tu jetais sans fin tes divins accords.

« Près de nous causaient ou rêvaient trois femmes,
Fronts aux blonds cheveux moins longs que les tiens,
Et de temps en temps la chanson des lames
Se mêlait dans l’ombre à nos entretiens.

« Où sont les beaux jours ? où fuit la jeunesse ?
Rome à nos bravos a su te ravir.
Ne m’apprend-on pas que tu dis la messe ?
Je pars, s’il est vrai, pour te la servir! »

Ceux qui connaissent un tant soit peu la vie de Liszt – que je ne puis décemment entièrement raconter ici ! – auront reconnu l’allusion d’Autran au fait que Liszt ait décidé d’abandonner sa carrière de virtuose, et de s’engager dans une voie religieuse[1].

Liszt répond à Autran en 1854 :

« Votre lettre et le beau volume de vos Poèmes de la mer m’ont fait un très grand plaisir, et je vous remercie bien cordialement de votre aimable preuve de votre bon souvenir. Il semble que vous ayez deviné que la mer devait me manquer beaucoup ici et que vous ayez voulu y suppléer par une de ces généreuses libéralités dont les poètes sont seuls capables. En effet, vos vers me tiendront lieu de cette sublime société, de ces infinis horizons, de ces irrétrouvables harmonies, qui m’étaient devenues familières durant mes voyages, et c’est avec vous que je les évoquerai désormais! Dès la première feuille j’ai été charmé de retrouver plusieurs strophes que j’avais composées autrefois et que je compte vous faire entendre lorsque je reviendrai à Paris. Vous vous souvenez peut-être m’avoir confié à Marseille quatre textes – « Les flots », « Les bois », « Les astres », « Les autans ». J’en ai achevé la musique il y a longtemps, et en les orchestrant, l’idée me prit d’y joindre une assez longue ouverture. Nous en ferons quelque chose à quelque beau jour ».

Le beau jour en question ne tarda pas. En 1853, Liszt se décide enfin à donner à son ouverture une vie indépendante, calquant un nouveau programme poétique sur cette ouverture. Et, oubliant quelque peu ce qu’il devait à Autran, il l’intitule Les Préludes, à l’imitation de la quinzième des Nouvelles méditations poétiques de Lamartine…

Une fausse étoile à Constantinople (1847)

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Déchirures d’un temps plissé : Hommage au compositeur Robert Pascal (1952-2022)

 

Je viens d’apprendre avec grande affliction la disparition de Robert Pascal (3 juin 1952 – 9 novembre 2022), un ami d’enfance connu au lycée qui avait judicieusement bifurqué des mathématiques supérieures à la création en musique contemporaine. Cet article lui rend un hommage malheureusement posthume. Il est en grande partie extrait de mon livre de 2020 « Du piano aux étoiles », dans lequel je lui consacre quelques pages dont la lecture l’avait beaucoup touché. Depuis plusieurs années Robert luttait courageusement et dans la plus grande discrétion contre un cancer, épaulé par son épouse Anne-Laure, elle-même musicienne et enseignante au conservatoire de Cavaillon, ma ville natale.

Les pages 135 à 138 de mon livre “Du piano aux étoiles”, publié en 2021 au Passeur Editeur, sont consacrées à Robert Pascal.

J’avais fait la connaissance de Robert en 1969 au lycée Thiers de Marseille, où mes parents m’avaient envoyé faire les classes préparatoires aux Grandes Écoles. Vivant de plus en plus mal le clivage qui régnait entre les diverses disciplines de l’esprit, j’essayais de parler de musique classique, de littérature et de poésie plutôt que de mathématiques, avec des camarades qui pour la plupart restaient hermétiques, polarisés sur les examens. L’un d’entre eux, cependant, se distinguait sur deux plans : il était né comme moi un 3 juin (bien qu’une année plus tard), mais surtout il prêtait une oreille attentive à mes intérêts musicaux. Pensionnaire, j’avais en effet apporté dans le dortoir des élèves un petit poste radio, sur lequel j’écoutais France Musique. Chaque matin, au lever, j’étais fasciné par un interlude qui passait entre deux programmations, où l’on entendait un oiseau chantant sur un arrière-fond de piano et de violons jouant très legato. C’était lancinant, magique et très évocateur (cinquante ans plus tard, en faisant une recherche sur Internet, j’ai fini par trouver qu’il s’agissait d’un extrait du Concerto pour rossignol et orchestre que Jean Wiener avait composé en 1956 pour le film de Jean Duvivier, Voici le temps des assassins – une rareté quasiment introuvable, que l’on peut cependant écouter ici sur Youtube :

C’est sans doute ce qui a poussé mon camarade – il s’agissait donc de Robert Pascal – à m’adresser la parole, et nous avons discuté de notre passion commune. Je lui avais fait particulièrement l’éloge du poème symphonique Pacific 231, composé en 1923 par Arthur Honegger, que je venais de découvrir et qu’il ne connaissait pas. En 1949 il a servi d’illustration sonore au court métrage éponyme  réalisé par Jean Mitry, dont la vedette principale est la locomotive à vapeur Pacific 231 E 24 « Chapelon »:

Puis nos chemins ont divergé. Moi à la fac de Marseille, lui à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, et j’avais oublié jusqu’à son nom.

C’est alors qu’une bonne trentaine d’années plus tard, en 2004 précisément, j’ai reçu un courriel me rappelant à son bon souvenir. Robert Pascal avait retrouvé ma trace grâce à la lecture d’un de mes livres d’astronomie destinées au grand public. Il se souvenait de notre conversation lycéenne sur Pacific 231, et m’apprenait surtout qu’après les mathématiques il s’était consacré entièrement à la musique, enseignant la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Lyon. Ayant lu aussi que j’avais collaboré avec le compositeur Gérard Grisey, initiateur du courant dit de la « musique spectrale », il m’invitait à une table ronde pour en parler. Invitation à laquelle, submergé de travail, je ne pouvais hélas me rendre. Quinze années passèrent de nouveau, sans plus de contact.

En 2019, Robert Pascal eut la généreuse idée de me relancer en m’envoyant des enregistrements de ses compositions. Je découvris ainsi Des rives de lumière (1997) pour petit ensemble, œuvre brillant d’une belle noirceur et d’une profonde intensité.

Quelques mois plus tard, ce furent d’émouvantes retrouvailles dans sa maison d’Eyguières, où je redécouvris un être très attachant, alliant une immense modestie à une incroyable bienveillance. Quarante-cinq ans s’étaient passés, et accompagné par son épouse Anne-Laure il m’accueillit en m’embrassant comme si nous ne nous étions quittés que la veille !

Premières retrouvailles avec Robert Pascal en novembre 2019 à Eyguières. Photo prise par Anne-Laure.

Mais au-delà de ces souvenirs personnels, quel a donc été le parcours musical de Robert Pascal ? Continuer la lecture

Première image du trou noir galactique Sagittarius A*: un décryptage inédit

Après cinq années de calculs et d’analyses, la collaboration internationale du télescope Event Horizon (EHT) a livré le 12 Mai 2022 l’image de Sagittarius A* (Sgr A*), le trou noir géant tapi au centre de notre galaxie (la Voie lactée), à 27 000 années-lumière de la Terre. Jusqu’à présent, on ne percevait qu’indirectement sa présence, à partir de quelques émissions dans le domaine radio et l’observation des trajectoires des étoiles orbitant à grande vitesse autour d’une masse gigantesque mais invisible. Après celle obtenue par l’EHT en 2019 du trou noir central de la lointaine galaxie M87, c’est donc la seconde image directe de ce type d’astre dont on dispose à ce jour.

Figure 1. Première image du trou noir géant Sagittarius A* situé au centre de la Voie lactée, dévoilée par les équipes du programme international de radioastronomie Event Horizon Telescope. © EHT Collaboration/ESO

Une recomposition complexe

Souvenez-vous. La toute première image télescopique d’un trou noir entouré d’un disque de gaz chaud avait été dévoilée en avril 2019 par les mêmes équipes de l’EHT : il s’agissait du trou noir M87* situé au centre de la galaxie elliptique géante M87, distante de 56 millions d’années-lumière. Les observations de Sgr A* avaient été effectuées en avril 2017, lors de la même campagne que celles de de M87*. S’il a fallu cinq années d’analyse pour Sgr A* contre deux pour M87*, c’est parce que durant le temps de pose des observations – de l’ordre de l’heure – , l’émission lumineuse du disque de gaz autour de Sgr A* est très variable, alors que celle autour de M87* est figée. La raison tient à ce que Sgr A* a une masse 1500 fois plus faible que M87* (4 millions de masses solaires pour SgrA* contre 6 milliards pour M87*), de sorte que l’échelle de temps caractéristique de la variabilité lumineuse, donnée par la simple formule  GM/c3, est beaucoup plus rapide : 20 secondes, contre plusieurs heures pour M87*.

Figures 2a-b. En haut, le montage illustre l’énorme différence de tailles entre M87* et SgrA*, rapportées à la taille de notre système solaire. En bas :en raison de sa taille géante, la structure lumineuse autour de M87* a très peu varié au cours des 4 jours d’observations effectuées en avril 2017.

Tenter de capturer une image nette de SgrA* dans un temps de pose d’une heure revenait donc à prendre la photo d’un chien courant après sa queue. Il a fallu un travail d’intégration  considérable pour reconstruire une image “moyenne” de SgrA* suffisamment nette, comme le montre clairement la figure 3.

Figures 3a-b. A gauche, plusieurs dizaines de clichés de SgrA* montrent sa grande variabilité temporelle, au point que la reconstruction d’une image moyennée ne peut reproduire précisément l’état du flot d’accrétion (position incertaine des surbrillances). A droite en revanche, pour M87*, en raison de sa taille géante, la structure lumineuse qui l’entoure a très peu varié au cours des 4 jours d’observations effectuées en avril 2017, de sorte que l’image moyenne reflète assez fidèlement l’état réel du flot d’accrétion.

Pour atteindre la résolution angulaire nécessaire pour imager SgrA* et M87*, équivalente à l’angle minuscule sous lequel nous verrions depuis la Terre une pomme sur la Lune, l’EHT a utilisé un réseau de radiotélescopes s’étendant de l’Antarctique à l’Amérique du Nord en passant par le Chili, les îles Hawaï et l’Europe de façon à avoir l’équivalent d’un instrument unique de taille planétaire, fonctionnant en mode interférométrique.    

Figure 4. Les huit radiotélescopes du réseau EHT utilisés en avril 2017

Ce qui frappe de prime abord, c’est que les deux photographies de M87* et de SgrA* se ressemblent beaucoup : au centre, une ombre noire, image de l’horizon des événements (nom donné, je le rappelle, à la surface intangible d’un trou noir) agrandie d’un facteur 2,6 – (comme je l’avais montré dans mon article de 1979, cf. fig. 5), entourée d’une couronne lumineuse jaune-orangée, floue et présentant des taches de surbrillance.

Figure 5. Schémas extraits de mon article de 1979 et de mon ouvrage de vulgarisation “Le destin de l’univers” (2006), illustrant comment “l’ombre” d’un trou noir est l’image agrandie de son horizon des événements d’un facteur 2,6, en raison d’un effet de lentille gravitationnelle. Un anneau de lumière très fin, appelé anneau de photons, l’encercle.

Figure 6. Les deux images télescopiques ressemblantes de M87* et SgrA*

La différence la plus importante est l’apparence de trois taches surbrillantes bien distinctes dans l’anneau lumineux de SgrA*, alors que l’anneau de M87 est continu avec deux zones de surbrillance contigues. De même, l’ombre centrale paraît moins ronde pour SgrA*, sans doute en raison du grand nombre d’images qu’il a fallu intégrer pendant les heures d’observations.

Un catalogue de plusieurs milliers de simulations numériques a été établi aux fins de comparaison avec les clichés de l’EHT et de fixer des plages de valeurs probables pour les caractéristiques physiques (angle de vue, spin, etc)  de SgrA*. Du gaz chaud ionisé tourne rapidement autour du trou noir, formant comme des bras spiraux qui deviennent plus brillants à leur tangence avec l’anneau de photons, où la lumière est amplifiée par lentille gravitationnelle forte. Ce sont ces points brillants qui sont intégrés au cours du temps, et qui donnent la structure générale des couronnes lumineuses.

Figure 7. Il a fallu effectuer des milliers de simulations numériques pour reconstruire une image nette de SgrA*

Disque d’accrétion ou anneau de photons?

Que révèlent au juste ces deux clichés historiques ? A première vue (vue réservée cependant à quelques connaisseurs) on est tenté de les comparer avec les simulations numériques effectuées en 1979 par moi-même et en 1989 avec mon collaborateur Jean-Alain Marck:

Figure 8. Première simulation numérique d’un trou trou noir entouré d’un disque d’accrétion, parue en janvier 1979, avec légendes ajoutées. L’ombre du trou noir est au centre. “L’image du dessus” est l’image directe (dite) primaire du disque d’accrétion, déformée cependant par le champ de gravité. L’ISCO (Inner Stable Circular Orbit) est la dernière orbite stable marquant le bord interne du disque d’accrétion. L’anneau lumineux qui entoure l’ombre  est la superposition de l’anneau de photons et des images secondaire, tertiaire, etc. du disque d’accrétion. L’effet Doppler dû au mouvement du gaz à vitesse relativiste explique la forte asymétrie du flux lumineux apparent vu à grande distance. Le flux lumineux calculé est  cependant “bolométrique”, c’est-à-dire intégré sur toutes les longueurs d’onde du rayonnement électromagnétique.

Figure 9. Simulations numériques effectuées avec Jean-Alain Marck en 1989, reprenant mes calculs de 1979 mais y ajoutant de fausses couleurs et des angles de vue variables, grâce aux progrès des ordinateurs de l’époque.

d’en relever les frappantes similitudes :

Figure 10. Ressemblances à première vue frappantes entre les images télescopiques (en haut) et les simulations numériques (en bas)

et d’en tirer des conclusions rapides concernant la structure du disque d’accrétion et l’angle sous lequel il est vu depuis la Terre:

Figure 11. Une interprétation à première vue tentante…

J’avoue m’être moi-même laissé entraîner par cette interprétation, qui d’une part flattait mes calculs pionniers, d’autre part n’était aucunement démentie par les chercheurs de l’EHT, qui m’ont au contraire déroulé un tapis rouge lors de la première conférence tenue sur le sujet à l’Université de Harvard en juin 2019.

Figure 12. Ma conférence de clôture de la Black Hole Initiative Conference tenue à l’Université de Harvard les 20-22 mai 2019 après la publication de la première image télescopique de M87*.

Au point que, tant pour l’image de M87* que pour celle plus récente de SgrA*, cette interprétation a été reprise dans la plupart des médias de vulgarisation scientifique. D’autant que les articles spécialisés  publiés par les chercheurs de l’EHT, bourrés de détails techniques, restent étrangement vagues sur la question…

Or, la réalité physique est toujours plus complexe que nos premières grilles de lecture. Une analyse plus fine, faite depuis 2019 sur M87* et renforcée en 2022 par celle de SgrA*,  suggère que  la couronne lumineuse en forme de « donut » n’est pas l’image directe des disques d’accrétion gazeux orbitant autour de leurs trous noirs respectifs, et que les surbrillances ne reflètent pas complètement l’état réel du gaz autour du trou noir, ni ne traduisent  l’effet Doppler dû à la rotation relativiste du gaz  ! Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (14) : La navette spatiale

Ceci est la quatorzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

 

La navette spatiale

Début 1969, en pleine euphorie de la réussite des missions lunaires, la Nasa étudie la suite à donner au programme Apollo. Plusieurs propositions sont élaborées en interne : station spatiale, base lunaire, expédition vers Mars, navette spatiale. Mais la guerre du Vietnam pèse lourdement sur les budgets. La Nasa est consciente de la nécessité de baisser les coûts. Jusqu’à présent, les fusées, capsules et vaisseaux n’étaient prévus que pour une unique utilisation. L’agence américaine persuade le Congrès, dispensateur de crédits, qu’un véhicule spatial réutilisable va faire tomber le prix des lancements de fusées et stopper les ambitions des rivaux européens et soviétiques.

C’est ainsi que naît la navette spatiale, véritable chef-d’œuvre de technologie fondé sur un modèle d’avion classique avec ailes delta à profil évolutif.

Premières esquisses de la navette spatiale américaine (NASA, années 1960)

Le décollage de la première navette Columbia, le 12 avril 1981, est un grand moment télévisuel. La puissance des boosters à la mise à feu est impressionnante. Après quelques manœuvres en orbite, l’avion-fusée atterrit deux jours plus tard sur une base aérienne. Pour la première fois, un équipage revient de l’espace et se pose de la même manière qu’un avion sur une piste. C’est un succès, malgré le grand nombre de tuiles de la protection thermique endommagées.

Décollage historique de la navette Columbia le 12 avril 1981

A gauche, les astronautes John Young et Robert Crippen dans le poste de pilotage de Columbia lors de son premier vol. A droite, retour sur Terre après le vol inaugural. © Nasa

Cinq modèles de navettes seront fabriqués et voleront entre 1981 et 2011 : Columbia, Discovery, Challenger, Atlantis et Endeavour.

À leurs débuts, leur mission consiste essentiellement à lancer des satellites commerciaux civils et surtout militaires. Elles placent aussi en orbite haute d’importants télescopes spatiaux, comme le fameux Hubble Space Telescope et le satellite à rayons X Chandra.

La navette Discovery, décolle du Centre spatial Kennedy le 24 avril 1990, emportant dans sa soute le télescope spatial Hubble.

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Franz Liszt dans les étoiles (3): 1837-1847

Suite du billet Franz Liszt dans les étoiles (2) : 1811-1836

Quand on appartient au public, on n’est plus à personne ! Je souffre tout au plus de ce que Chamfort a si bien dit : “La célébrité est la punition du talent, et le châtiment du mérite”.
Franz Liszt

Duels de stars (1837)

Dans la Gazette Musicale de Paris de l’année 1834, j’ai trouvé un article d’un dénommé A. Guémer livrant une passionnante analyse des jeux pianistiques respectifs de Ferdinand Hiller, Henri Bertini, Frédéric Chopin et Franz Liszt. Il y écrit « si Ferdinand Hiller nous fait connaître la science et la profondeur ornées du goût le plus soutenu ; si Bertini, l’inspiration avec la patience ; si Chopin, la plus exquise sensibilité, rendue par des signes matériels, Liszt, glorieuse pyramide de ce triangle de talents, Liszt sera réellement et particulièrement le génie dans l’exécution. […] Liszt a porté ses regards vers toutes les régions élevées, et voyant les lettres, le théâtre, la philosophie, la science même se régénérer dans la liberté, il s’est élancé dans leur voie, pour détourner au profit de son art toutes les richesses du monde intellectuel. N’en doutez pas, voilà le secret de Liszt : s’il rend aussi merveilleusement Beethoven, c’est qu’il comprend de même Shakespeare, Goethe, Schiller, Hugo ; c’est qu’il comprend l’auteur de Fidelio dans son génie plus encore que dans son œuvre ; Liszt, c’est la main de Beethoven. »

Princesse_Christine de_Belgiojoso, par ThéodoreChassériau

Le 31 mars 1837, la princesse Cristina Belgiojoso organise un « duel » pianistique entre Liszt (26 ans) et Sigismund Thalberg (25 ans) lors d’un concert caritatif au profit des exilés italiens, dont la princesse fait partie. Les places sont vendues 40 francs (soit plus de 100 euros pour notre époque). Les deux virtuoses joutent à grand renfort de fantaisies sur des thèmes d’opéras. Le public, subjugué par les deux artistes, se refuse à trancher. Le duel se conclut avec ce fameux mot d’esprit que l’on attribue à la princesse Belgiojoso, mais qui est en réalité de Marie d’Agoult : « Thalberg est le premier pianiste du monde, Liszt est le seul. »

Liszt et Thalberg en 836

Thalberg se produit de nouveau à Paris au printemps 1838, puis retourne à Vienne en avril, tandis que Liszt donne dans cette même ville un concert au profit des victimes de la grande inondation qui, en mars, a touché Pesth. Une fois de plus, les deux virtuoses se retrouvent. Thalberg assiste à un concert de son rival et l’invite même à dîner le 28 mars, avec le prince Dietrichstein (père supposé de Thalberg), qui se félicite d’avoir à sa table « Castor et Pollux ». Outre les jumeaux de l’Antiquité, c’est le nom donné aux deux étoiles les plus brillantes de la constellation des Gémeaux. Le jour suivant, les deux pianistes dînent de nouveau à la même table, invités cette fois par le prince Metternich. Les deux pianistes deviennent amis, mais restent rivaux.

A gauche : caricature de Franz Liszt pour son “Grand Galop Chromatique”. A droite, caricature sculptée de Thalberg, “pianiste aux vingt doigts”.

Le duel Liszt-Thalberg a fait l’objet de nombreuses adaptations, jusqu’à une reconstitution du programme enregistrée par le pianiste américain Steven Meyer

En 1839, le journaliste Henri Blanchard reproche à Liszt d’avoir pris à Thalberg la technique du chant médium par les pouces. Dans certaines partitions particulièrement difficiles d’exécution, Liszt et Thalberg usent parfois de trois portées pour bien différencier les plans sonores et donner l’illusion d’une troisième main – celle du chant, dont la mélodie est partagée entre les pouces dextre et senestre dans le registre central du clavier.

Un exemple instructif est la comparaison des transcriptions que Liszt et Thalberg ont respectivement faites du lied de Mendelssohn Auf Flügen des Gesanges (Sur les ailes du chant). La partition de Thalberg est sur deux portées, celle de Liszt sur trois, celle du milieu permettant de parfaitement identifier la mélodie jouée en alternance par les pouces des deux mains. Pour avoir écouté les deux versions, je puis dire en toute objectivité que celle de Liszt est bien plus convaincante.

Les deux premières pages de la transcription par Thalberg du lied de Mendelssohn. Ce n’est que dans la reprise du thème que Thalberg fait exécuter la mélodie par le seul pouce de la main gauche (moyennant un écart de main gigantesque, ou bien un accord arpégé)

La version complète Mendelssohn-Thalberg par un pianiste anonyme

Dans la transcription de Liszt au contraire, la mélodie est d’emblée jouée dans le médium par alternance des pouces, la lecture étant facilitée par l’introduction d’une troisième portée.

La version complète Mendelssohn-Liszt par Julius Katchen

En 1848, les deux rivaux se rencontrent à nouveau, et les tensions s’apaisent : le très généreux Liszt assiste à un concert de Thalberg à Vienne et l’applaudit sans retenue. Continuer la lecture

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (2/2)

Suite du billet précédent

Dans cette célèbre fresque de l’Adoration des Mages, réalisée par Giotto di Bondone en 1303, l’étoile de la Nativité est représentée sous forme d’un astre chevelu, autrement dit une comète. Nombre d’historiens estiment qu’il s’agit probablement d’une fidèle reproduction de la brillante comète vue en 1301 dans les cieux d’Europe, comète qui sera plus tard identifiée comme étant la comète périodique de Halley.

En 1979, un article de l’historienne de l’art américaine Roberta Olson [1] affirmait que l’étoile de la Nativité, peinte par Giotto dans l’Adoration des Mages du cycle de fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue, représente la comète de Halley. Le cycle, commandé par le marchand Enrico degli Scrovegni, a été commencé en 1303 et l’Adoration des Mages date probablement de la même année ou de l’année suivante.

Ce livre richement illustré sur les météores et les comètes, que je possède dans ma bibliothèque, reprend les thèses de l’article de Roberta Olson.

Edmund Halley

Or, la comète qui portera bien plus tard le nom d’Edmund Halley après que celui-ci ait montré qu’elle revenait périodiquement tous les 76 ans dans les parages du Soleil et correctement prédit son prochain retour pour 1748, était précisément passée en 1301 et avait illuminé le ciel nocturne de tout l’hémisphère nord, comme l’attestent les annales d’astronomie chinoise.

Olson pense que le peintre en a été tellement impressionné qu’il en a dessiné une représentation résolument naturaliste, un astre bien concret et chevelu, c’est-dire une comète. C’est une première dans l’histoire de l’art. Bien qu’une partie importante de la tradition religieuse de l’époque associait effectivement l’étoile de Bethléem à une comète, la tradition iconographique se limitait à la représenter comme une petite étoile stylisée, souvent avec des rayons de lumière éclairant le nouveau-né divin.

Deux représentations artistiques médiévales de l’Adoration des Mages avec l’étoile symbolique de la Nativité. A gauche, Codex de Bruchsal, 1220. A droite, Les Riches Heures du Duc de Berry, 1411-1416.

Cette représentation plus tardive de l’étoile de la Nativité suggérant un noyau de comète prolongé par une queue se trouve dans le très bel ouvrage du Polonais Stanislaw Lubienetski, “Theatrum Cometicum”, publié en 1668.

Dans le chef-d’œuvre de Giotto, la comète, grande et étincelante, domine le ciel de la fresque. Sa voûte vibre d’énergie ; en son centre se trouve l’astre chevelu, exhibant un centre lumineux de condensation et une queue rayée donnant un sens dynamique à l’arc tracé par la comète dans sa trajectoire céleste. C’est ainsi que les comètes les plus spectaculaires apparaissent à l’œil nu, et c’est ainsi que la comète « de Halley » a pu se montrer au peintre.

Selon certains auteurs, Giotto aurait reproduit fidèlement le centre brillant de la tête de la comète sous la forme conventionnelle d’une étoile à huit branches, pour donner l’illusion de translucence, comme dans la nature.

La comète de Halley est la plus célèbre des comètes périodiques, revenant dans les parages du Soleil et de la Terre tous les 76 ans, le temps d’une vie humaine. La plus ancienne mention de son observation remonte à l’an 611 avant notre ère, en Chine, dans les Annales des Printemps et Automnes. Son passage en l’an – 164 a également été consigné dans une tablette d’argile babylonienne – voir l’article de Wikipedia pour plus de précisions.

Compte-rendu Chinois de l’apparition de la comète de Halley en 240 av. J.-C., extrait des Annales Shiji_(史記)

Son plus récent passage, en 1986, offrait un spectacle visuel peu spectaculaire car la comète se trouvait alors à l’opposé du Soleil par rapport à la Terre, et n’était à peine visible à l’œil nu que depuis l’hémisphère sud. Mais, quittant notre planète, une flotte de cinq sondes spatiales s’est lancée à sa rencontre – deux Soviétiques, deux Japonaises, et une Européenne. Cette dernière fut judicieusement baptisée Giotto en hommage au peintre italien – preuve, s’il en fallait une, que tous les astronomes ne sont pas dépourvus de culture historique et artistique.

Vue d’artiste de la sonde européenne Giotto lancée en 1986.

Après un trajet de 150 millions de km parcourus en 8 mois, la sonde s’approche à 600 km du noyau cométaire pour en déterminer la taille et la forme – une sorte de cacahuète sombre – et sa nature physique. Et elle prend ce film extraordinaire où l’on voit lentement avancer un rocher irrégulier de 16 km de long sur 8 km de large. Mais derrière les images apparemment sereines, les astronomes devinent une surface criblée de geysers, des poches de glace congelée qui se vaporisent et jaillissent de tous côtés à mesure que le noyau se rapproche du soleil…

Toujours est-il que la comparaison entre l’astre chevelu peint par Giotto en 1303 et la photographie prise « de près » par la sonde éponyme est spectaculaire : même structure, même rapport entre la taille de la tête et le développement de la queue…

Toutes les missions astronomiques consacrées au passage de Halley/1986 n’ont pas été aussi heureuses. Ainsi, la navette spatiale Challenger s’était envolée le 28 janvier 1986 avec dans l’équipage une jeune institutrice censée donner des cours en direct depuis l’espace sur la comète. On se souvient que l’explosion de la navette pendant le décollage avait tué les sept membres de l’équipage.

***

Outre que très séduisante, l’hypothèse d’Olson paraît convaincante. Mais, aussi bien en science fondamentale qu’en histoire des sciences, cela vaut toujours la peine de creuser davantage, et il est légitime de se poser les deux questions suivantes :

1/ L’astre représenté par Giotto a-t-il vraiment été la comète de Halley passée en 1301 ?

2/ Et, pour en revenir au sujet de fond de ces billets de blog, l’étoile de la Nativité qui a guidé les rois Mages a-t-elle vraiment été une comète ?

L’étude d’Olson a été approfondie par l’astronome et vulgarisateur italien Paolo Maffei dans une magistrale fresque historique sur la comète de Halley [2]. Selon lui, l’attribution pose des problèmes car, alors que la comète peinte par Giotto est rouge, celle de Halley en 1301 était blanche, du moins selon les chroniques chinoises. De plus, une autre comète est apparue en 1301, qui a été vue en décembre et janvier, c’est-à-dire juste autour des festivités liées à la fresque en question (alors que celle de Halley était visible entre mi-septembre et fin octobre). Maffei estime probable que Giotto ait confondu les deux comètes dans son souvenir, les prenant pour une seule, et il cite le chroniqueur Giovanni Villani, qui parle en fait d’une seule apparition cométaire qui a duré de septembre à janvier. Maffei examine également les descriptions d’apparitions d’autres comètes entre 1293 et 1313 et en conclut qu’elles étaient soit imaginaires, soit trop discrètes pour avoir servi de “modèle” à la représentation de Giotto.

Dans une étude de 1999, Gabriele Vanin, astronome amateur italien et président de l’Unione Astrofili Italiani (qui, entre parenthèses, m’a attribué en 2008 son prix international « Lacchini »), ajoute quelques critiques d’ordre strictement astronomique à l’hypothèse d’Olson ainsi qu’à certaines conclusions de Maffei. Tout d’abord, la comète de Halley était-elle vraiment “grande et brillante” lors de son  passage de 1301 ? Selon le catalogue de Ho Peng Yoke, qui compile d’anciennes observations chinoises, japonaises et coréennes [3], la queue de la comète atteignait une longueur maximale de dix pieds chinois, soit environ 15°. Quant à la brillance de la couronne de la comète, il n’existe pratiquement aucune estimation dans les sources orientales. L’hypothèse de Maffei selon laquelle la phrase, rapportée par Ho, “atteignant la grande étoile de Nan-Ho [Raccoon]” signifie que Halley a égalé Raccoon (magnitude 0,34) en brillance, n’est pas convaincante, car l’attribution concerne le déplacement dans le ciel de la comète, apparue initialement dans la partie sud des Gémeaux (Tung-Ching). Très approximativement, en tenant compte de la distance minimale de la Terre atteinte lors de ce passage (0,18 unité astronomique, soit 27 millions de kilomètres), et du fait qu’elle ait été observée en septembre 1301 environ un mois avant son périhélie, supposant en outre que les paramètres photométriques étaient similaires aux paramètres actuels, on peut estimer que la comète a atteint une magnitude comprise entre 1 et 2, ce qui ne l’a pas rendu plus éclatante que les dizaines d’étoiles d’éclat comparable.

Dans ces conditions il est très difficile d’observer le noyau de la comète à l’œil nu aussi clairement que Giotto le représente, même dans le cas de grandes comètes passant près de la Terre, comme ce fut le cas des spectaculaires apparitions des comètes Hyakutake en 1996 et Hale-Bopp en 1997, auxquelles j’avais à l’époque consacrées des documentaires de télévision.

On peut se demander combien de grandes comètes la critique d’art Roberta Olson avait personnellement vues pour croire avec une si grande certitude qu’elles ressemblent à la représentation de Giotto. Il est certain que Hyakutake et Hale-Bopp ne correspondaient guère au paradigme de Giotto, avec leur énorme tête et leurs queues qui commençaient larges et s’effilaient progressivement. Même les autres grandes comètes qu’Olson aurait pu observer personnellement entre les années 1950 et 1970, comme Arend-Roland, Seki-Lines, Ikeya-Seki, Bennett et West, ne s’apparentaient pas à la comète de Giotto.

Les spectaculaires comètes Yakutake (à gauche) et Hale-Bopp (à droite) observées respectivement en 1996 et 1997.

Quant à la seconde comète de 1301, même si elle a réellement existé , elle a dû être beaucoup moins voyante que celle de Halley, si l’on considère que les très complètes chroniques orientales ne la recensent  même pas (seul l’astronome français Alexandre-Guy Pingré  (1791-1796) la mentionne, et en citant des observations exclusivement européennes, sachant à quel point les descriptions médiévales des phénomènes célestes étaient peu fiables).

Ces doutes astronomiques sont renforcés par des considérations purement artistiques. Dès 1985, un court mais incisif essai de Claudio Bellinati [4] démontait littéralement l’interprétation iconographique d’Olson. Son auteur soutient que la représentation “naturaliste” de la comète est un fait typiquement padouan, car elle n’est pas répétée dans trois autres représentations plus tardives (de Giotto ou de son école) de l’histoire de l’enfance du Christ (basilique inférieure d’Assise, 1315-16) et de l’Adoration des Mages (1320,  Metropolitan Museum de New York), où l’étoile de la Nativité a des formes stylisées.

Scène de la Nativité du Christ de Giotto dans la Basilique inférieure d’Assise

Giotto di Bondone, Adoration des Mages, 1320 (Metropolitan Museum, New York)

La représentation padouane n’aurait donc pas été influencée par une vision directe de la comète de Halley ou de toute autre comète apparue dans ces années-là, mais par la lecture de l’Evangile du Pseudo-Matthieu et l’inspiration provenant de Pietro D’Abano et des maîtres physiciens de la cathédrale de Padoue. Continuer la lecture

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (1/2)

Comme vous le savez, l’étoile de Bethléem, ou étoile de la Nativité, est le signe qui, dans la tradition chrétienne, a annoncé à des mages orientaux la naissance de Jésus et les a guidés vers Bethléem pour rendre hommage au Messie annoncé par les Prophéties. L’Epiphanie, le 6 janvier, célèbre précisément le jour de l’Adoration des Mages, scène réelle ou fictive qui a au moins l’immense mérite d’avoir suscité de nombreux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Notons cependant que, sur les quatre évangiles dit canoniques, seul celui de Matthieu (chap. II, versets 1-10) évoque l’étoile et la visite des Mages.

Évangile selon Matthieu, Codex Harleianus 9, minuscule 447 (Gregory-Aland), XVe siècle, British Library.

La nature de l’étoile de la Nativité a fait l’objet d’innombrables spéculations au cours des siècles. Les propositions d’explications vont du pur miracle à la fable pieuse, en passant par les tentatives de conférer une base rationnelle au récit de Mathieu par le biais d’un événement astronomique réel. Vous ne serez pas étonné si je m’en tiens ici aux hypothèses astronomiques, malgré une petite surprise que je vous réserve pour la toute fin… Compte tenu de l’ampleur du sujet et de la riche iconographie, je sépare cet article en deux billets distincts. J’y fais un résumé de plusieurs de mes textes disséminés çà et là dans mes écrits passés, fondés comme toujours sur une documentation rigoureuse et des recherches effectuées par quelques éminents collègues en histoire des sciences.

Il y a essentiellement trois sortes d’événements célestes suffisamment spectaculaires pour faire office de candidats :

  • une conjonction exceptionnelle de planètes,
  • l’arrivée d’une comète brillante,
  • l’apparition d’une étoile nouvelle (fin explosive d’une étoile en nova ou supernova)

Lire l’excellent et très documenté ouvrage de mon collègue et ami Jean-Marc Bonnet-Bidaud sur 4000 ans d’astronomie chinoise.

Eliminons d’emblée la troisième hypothèse, malgré quelques articles ayant tenté de la soutenir. Les « étoiles nouvelles », dont l’éclat peut en effet augmenter au point de devenir visibles à l’œil nu durant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, ont été soigneusement consignées durant plus de deux millénaires dans les annales d’astronomie d’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Or, aucune mention d’une telle apparition durant la période supposée de la naissance de Jésus ne ressort de la compilation de ces annales.

Consacrons donc ce premier billet à l’hypothèse d’une rare conjonction planétaire. C’est ma préférée pour la bonne (et très subjective !) raison qu’elle a été avancée pour la première fois par mon astronome préféré : le génial Johannes Kepler, auquel j’ai consacré deux romans historiques et maints articles  ! Elle a aussi l’avantage d’être associée de curieuse manière à l’apparition d’une étoile nouvelle survenue un an plus tard.

Les paragraphes qui suivent sont développés dans ce roman publié en 2009, troisième volume de ma série des “Bâtisseurs du Ciel”. Disponible également en Livre de poche.

Kepler, mathématicien impérial

Nous sommes en 1604. Depuis la mort de Tycho Brahe trois années auparavant, Johann Kepler a pris sa succession comme mathématicien et astrologue impérial auprès de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague. Il travaille d’arrache-pied sur les données de son défunt maître pour accoucher les lois des mouvement planétaires, qu’il ne finalisera que des années plus tard dans son Astronomia Nova puis son Harmonices Mundi.

La Nova Stella de 1604 représentée dans l’Epitomé de l’Astronomie Copernicienne publiée par Kepler entre 1618 et 1621

C’est alors qu’à l’automne une étoile nouvelle, une «Nova Stella » selon la terminologie de l’époque, surgit dans la constellation d’Ophiucus, à l’époque nommée Serpentaire. Elle va rester visible à l’œil nu près d’une année, si bien que des dizaines d’astronomes à travers l’Europe peuvent suivre son évolution.

Mais, de par sa position auprès de l’empereur, Kepler est le plus sollicité de tous. De toutes les universités du vieux monde on lui écrit pour lui faire part de ses propres observations et de ses interprétations. On vient le voir, on le questionne, on est inquiet. Les demandes les plus pressantes viennent du palais impérial : la cour l’accable de demandes d’horoscopes personnels, de prédictions sur le destin des royaumes et de l’empire. Tous veulent connaître la traduction de ce message divin, qui semble vouloir s’inscrire dans un contexte bien particulier. Un an plus tôt en effet, en 1603, a eu lieu dans le ciel une conjonction planétaire exceptionnellement rare entre Jupiter, Saturne et Mars. Ce « trigone flamboyant » avait déjà suscité toutes sortes de prédictions, telles que la conversion des Indiens d’Amérique, une émigration généralisée vers le Nouveau Monde, la chute de l’Islam ou encore et comme toujours dans ces cas-là, le retour du Christ… Continuer la lecture

La constellation d’Orion, ou la Main montée au ciel

« Mais je reviens à ma journée du Dimanche. C’était avec plaisir que je voyais Papa venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient doucement et cette vue me ravissait… Il y avait surtout un groupe de perles d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à peu près sa forme), je le faisais voir à Papa en lui disant que mon nom était écrit dans le Ciel et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air, ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé ! »

Thérèse de Lisieux, Manuscrit A, folio 17/18

Extrait d’une lettre manuscrite de Thérèse dessinant le « T » formé par les étoiles du Baudrier (barre horizontale) et celle de l’Epée (barre verticale)

La constellation d’Orion pris par le Télescope spatial Hubble (les lignes caractéristiques joignant les étoiles sont rajoutées au cliché)

 

Orion est pour beaucoup la plus belle constellation du ciel. Visible l’hiver sous les latitudes européennes, la figure du géant Orion se dessine par neuf étoiles principales : quatre (dont Bételgeuse et Rigel sont de première grandeur) forment un rectangle et trois sont alignées dans le Baudrier, appelées aussi les Trois Rois. Chez les Égyptiens, Orion était identifié au dieu Osiris, dieu de la Mort et de l’outre-monde : son sarcophage du dieu, figuré par les trois étoiles alignées au centre, formant le Baudrier, était veillé par les quatre fils d’Horus,  symbolisés par Saïph, Bételgeuse, Bellatrix et Rigel.

Dans la mythologie grecque, le chasseur géant Orion poursuit les Pléiades, tenant de la main gauche une peau de bête ou un bouclier, brandissant de l’autre une massue ou une épée pour combattre le Taureau qui se précipite sur lui. Orion est donc un thème de choix pour les cartographes du ciel.

On pourrait écrire pour le moins un livre entier sur les mythes et légendes du monde entier liés à cette configuration stellaire exceptionnelle, et plus encore sur la richesse d’informations astronomiques que l’on tire de son observation et de son étude. On se contentera ici de quelques aperçus.

Le chasseur Orion combattant le Taureau (Atlas de Fortin, 1776)

Le premier recensement scientifique connu des étoiles d’Orion figure dans L’Almageste de l’astronome grec d’Alexandrie Claude Ptolémée (vers 150 ap. J.-C.). La première ligne désigne non pas une étoile mais une nébuleuse. La deuxième décrit Bételgeuse, donne sa longitude et sa latitude, et lui assigne une magnitude de 1. Dans la dernière colonne, Ptolémée assigne en effet une grandeur aux étoiles, le nombre 1 étant attribué à la plus brillante et 6 à la plus faible. L’autre étoile de première grandeur, qui sera ultérieurement connue sous le nom de Rigel, est décrite quelques lignes plus bas comme « l’étoile brillante qui est dans le pied gauche en contact avec l’eau ».

Suite à l’acquisition d’un manuscrit d’Aratus datant du ixe siècle dans la version de Germanicus, aujourd’hui conservé à la Reijksuniversitet de Leyde, Hugo de Groote, dit Grotius (1583-1645) entreprit une belle édition des Phénomènes d’Aratus qui vit le jour en 1600. Les illustrations représentent le chasseur Orion de dos, le bras gauche couvert d’une peau de lion. Les étoiles qui courent le long de sa colonne vertébrale sont une pure invention du graveur. Dans Hyginus, Poeticon astronomicon (Venise, 1482), la gravure représente Orion vu de face, armé d’un bouclier et d’une massue. Bien que les positions des étoiles soient indiquées, elles ont peu de rapport avec les positions décrites par Hyginus, et encore moins avec la réalité.

A gauche, Orion vu de dos, dans Grotius (1600). A droite, Orion vu de face, dans Hyginus (1482)

Les représentations figuratives de la constellation d’Orion ont beaucoup changé tout au long de l’histoire de l’Uranométrie (discipline qui traite des cartes du ciel), jusqu’à la disparition des figures mêmes des constellations et l’apparition de la photographie, au XIXe siècle.

A gauche, représentation médiévale (XIIIe siècle). A droite, Orion dans l’Atlas de Bayer (1602), marquant un renouveau de l’Uranométrie.

Disparition du personnage d’Orion, mais maintien des lignes principales de la constellation (Atlas de Dien, 1851)

À partir des années 1950, les cartes du ciel ont été réalisées photographiquement à l’aide d’instruments à large champ, utilisant des émulsions soigneusement calibrées en fonction des différentes longueurs d’onde. Les atlas de l’ESO (European Southern Observatory), tout comme celui réalisé au mont Palomar (Palomar Sky Survey), existent en version « souple » sous forme de films servant principalement à la préparation des observations, ou en version « dure » sous forme de plaques de verre destinées à des mesures de grande précision.

Deux images photographiques modernes de la constellation d’Orion. A gauche: cliché de S. Kohle, Université de Bonn. A droite, cliché d’Akira Fuji.

A gauche, le Baudrier et l’Epée d’Orion. Le baudrier est formée de trois étoiles quasi parfaitement alignées et équidistantes, et de magnitudes voisines (2e grandeur). Sous cet alignement, un autre alignement Nord-Sud, plus faible, marque l’épée d’Orion, dans laquelle la lunette astronomique ou le petit télescope révèlent la fameuse nébuleuse d’Orion (de fait visible faiblement à l’œil nu dans de très bonnes conditions).
A droite, montage montrant la taille des trois étoiles du Baudrier nommées Alnitam, Alnitak et Mintaka, par rapport à notre Soleil : il s’agit clairement de géantes bleues!

La nébuleuse d’Orion

La première mention de cet objet en tant que nébuleuse est due à Fabbri de Peiresc, en 1611, cf. le billet de blog que je lui ai consacré en 2017. Je rappelle juste ici que dès novembre 1610, l’humaniste provençal commence ses observations à la lunette astronomique depuis la terrasse de son hôtel, et le 26 novembre il découvre ensemble la nébuleuse d’Orion, décrite par ces mots : « In Orione media… Ex duabus stellis composita nubecula quamdam illuminata prima fronte referabat coelo non oio sereno » (« Au centre d’Orion, une nébulosité comprise entre deux étoiles en quelque sorte vue de face et éclairée par devant, le ciel n’étant pas parfaitement clair »).

Page du cahier d’observations de Peiresc décrivant ses observations des satellites de Jupiter et sa découverte de la nébuleuse d’Orion (Bibliothèque Inguimbertine, Carpentras)

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Les Chroniques de l’espace illustrées (13) : Femmes en orbite

Ceci est la treizième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Femmes en orbite

Pionnière de la conquête spatiale, Valentina Terechkova est non seulement la première femme à être allée dans l’espace, mais elle reste, aujourd’hui encore, la seule femme à avoir effectué un vol solitaire en orbite. Son nom, pourtant, ne s’est pas véritablement inscrit dans l’histoire aux côtés de ceux de Iouri Gagarine ou Neil Armstrong.

Nous sommes le 15 juin 1963. Les Russes ont lancé conjointement les deux vaisseaux spatiaux Vostok 5 et 6 pour un vol jumelé. Dans l’un d’entre eux, la robuste Valentina Terechkova, parachutiste d’essai surnommée « la Mouette », établit la liaison radio avec son homologue masculin. « Nous naviguons à une distance rapprochée. Tous les systèmes de nos vaisseaux fonctionnent normalement. Nous nous portons bien. » Suivent les mots de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste : « On vous appelle “Mouette”, mais permettez-moi de vous appeler “Valia”. Je suis très fier qu’une fille de chez nous, une jeune fille du pays des soviets, soit la première à voler dans l’espace en possession des moyens techniques les plus perfectionnés. »

Une femme en orbite, c’est un choc pour l’opinion publique mondiale. Les Russes marquent un nouveau point dans la course à l’espace. Il faut néanmoins attendre dix-neuf ans pour qu’une seconde femme aille dans l’espace. Une Russe encore, Svetlana Savitskaya, qui en août 1982 passe une semaine à bord d’un vaisseau Saliout.

Qui a craqué?

L’agence spatiale soviétique a reconnu par la suite qu’une tentative d’accouplement humain avait eu lieu à bord, entre Svetlana et l’un des occupants de la station. Ils étaient quatre, on ne sait pas lequel fut l’élu… ou la victime ! Le test était d’essayer de concevoir le premier enfant de l’espace… De retour sur Terre, Svetlana déclara que pendant ce vol « elle s’était bien amusée ! », sans donner plus de précisions, et elle n’aborda plus le sujet par la suite. Elle était déjà mariée avec un pilote d’essai, avec lequel elle eut deux filles bien après l’expérience. Elle volera à nouveau en 1984, devenant aussi la première femme à effectuer une sortie dans l’espace.

Après sa sortie dans l’espace à bord de Saliout 7, Svetlana Savitskaya a poursuivi une carrière politique : en 1989, elle est devenue députée de l’URSS, ainsi que membre du Soviet suprême de l’URSS.

Les Américains, plus misogynes que les Soviétiques, n’ont envoyé leur première astronaute dans l’espace qu’avec la navette spatiale. Ce fut Sally Ride, astrophysicienne de profession, qui vola à bord de Challenger vingt ans après la Mouette. Continuer la lecture

Franz Liszt dans les étoiles (2): 1811-1836

Suite du billet “de la rhapsodie à l’astéroïde

Les grandes manifestations du génie doivent faire l’office du soleil: illuminer et féconder.
Franz Liszt

Depuis sa naissance en 1811, placée sous le signe de la Grande Comète, jusqu’à sa mort en 1886, date de célèbres expériences scientifiques relatives à l’éther, Liszt a été l’exact contemporain de découvertes majeures en astronomie. Et même si le compositeur n’a pas exprimé directement son intérêt pour l’exploration scientifique du cosmos, sa passion pour le ciel spirituel, son rapport à la lumière et à l’éther et un certain nombre de ses compositions comprenant lieder, transcriptions, oratorios et œuvres pianistiques, rendent pertinent d’inscrire une partie de sa trajectoire humaine et artistique dans les étoiles. Et puis n’a-t-il pas été lui-même l’une des plus grandes « stars » de son époque, et n’a-t-il pas fréquenté la plupart des autres stars littéraires et artistiques de son temps ?

Dans se second billet reprenant en partie le dernier chapitre de mon livre “Du piano aux étoiles” en l’agrémentant de son et d’image, aventurons-nous donc en des terres fertiles mêlant musique, science, histoire, et littérature.

Sous le signe de la comète (1811)

La maison natale de Franz Liszt

Une belle bohémienne

Liszt naît le 22 octobre 1811 à Raiding, près de la frontière austro-hongroise (aujourd’hui Doborján, en Autriche). La sage-femme, une bohémienne, lui prédit gloire et prospérité, car une comète passe cette année-là dans le ciel. Elle déclare: « Franzi roulera un jour dans un carrosse d’apparat”.

La Grande Comète de 1811 fut en effet découverte au mois de mars par un astronome amateur vivant en Ardèche. Visible pendant neuf mois à l’œil nu, elle atteint une magnitude voisine de 0, soit celle des plus brillantes étoiles du ciel comme Véga. Ses caractéristiques extrêmement spectaculaires ont profondément marqué les contemporains. Sa conjonction avec une vague de chaleur estivale inédite a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve des échos dans la littérature de l’époque, et même plus tard : dans Guerre et Paix, Léon Tolstoï la décrit comme un présage de mauvais augure. Mais elle est aussi restée associée à une année d’excellents vins, de sorte qu’on la trouve mentionnée dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, publiée en 1825.

La Grande Comète de 1811, gravures d’époque

L’astronomie à l’aube du XIXe siècle

En 1781, William Herschel découvre au télescope la première planète invisible à l’œil nu : Uranus. Avant de devenir l’un des plus grands astronomes de son temps, Herschel (1738-1822) avait été compositeur. Durant sa jeunesse passée à Hanovre, il avait reçu une éducation musicale de son père, violoniste et hautboïste. Lui-même devenu hautboïste militaire, il est appelé en Grande-Bretagne en 1756. Libéré de ses obligations militaires, il obtient la direction des concerts d’Édimbourg, puis se retrouve organiste à Bath, dont il va organiser la vie musicale pendant dix ans. Entre 1759 et 1770 il compose 24 symphonies, une douzaine de concertos, des sonates pour clavecin et de la musique religieuse, je dois dire pas toujours très écoutables.

Portrait du jeune William Herschel, et partition de sa symphonie de chambre n°3.

Par bonheur féru d’astronomie, en 1776 il construit un télescope qui grossit 227 fois, le place dans le jardin de sa maison à Bath et, dans la nuit du 13 mars 1781, découvre par hasard la planète Uranus, croyant d’abord avoir affaire à une comète.

William Herschel s’initie à l’astronomie en compagnie de son épouse Caroline. A gauche, polissage du miroir du fameux télescope avec lequel il découvrira la planète Uranus.

Portrait d’Herschel après sa découverte d’Uranus en 1781. Il l’avait d’abord prise pour une comète : à droite, son compte-rendu d’observation que j’ai photographié à la Royal Society of London.

En 1796, le marquis de Laplace publie L’Exposition du système du monde, synthèse de toute la science de son temps qui lui vaudra d’être appelé le « Newton français ». Son ouvrage connaîtra cinq éditions successives jusqu’en 1835. Laplace y lance notamment de nouvelles hypothèses cosmogoniques, dont celle de la « nébuleuse primitive », à l’origine de tous les modèles actuels de formation des systèmes solaires et planétaires. On lui doit aussi la description d’un astre suffisamment massif pour emprisonner la lumière, que l’on appellera un siècle et demi plus tard « trou noir ». J’y reviendrai à la toute fin en évoquant la dernière pièce de Franz Liszt, Unstern, l’étoile du désastre.

On connaît la célèbre réplique que Laplace a adressée à l’empereur Napoléon lorsque ce dernier, après avoir lu son ouvrage, lui ait posé la sempiternelle question : « Et Dieu dans tout ça ? » – « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Je gage que le très fervent catholique Franz Liszt n’aurait guère apprécié ce point de vue…

Enfin, le premier jour du XIXe siècle voit la découverte du premier astéroïde par le moine sicilien directeur de l’Observatoire de Palerme, Giuseppe Piazzi. Il sera baptisé (1) Cérès. Comme dit dans le billet précédent, Liszt n’aura « le sien », (3910) Liszt, qu’en 2015.

A gauche : découverte en 1801 par Piazzi du premier astéroïde baptisé Cérès. Au centre, schéma de la ceinture principale d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. A droite, le livre que je leur ai consacré.

Naissance d’une étoile (1822-1827)

L’autoritaire père de Franz, Adam Liszt, en digne successeur de Leopold Mozart, enseigne le piano à son fils dès son plus jeune âge, lequel, on s’en doute, révèle très vite d’exceptionnelles capacités à la fois techniques et musicales.

Liszt enfant

Carl Czerny (1791-1857) et Antonio Salieri (1750-1825), professeurs du jeune Liszt à Vienne

En 1822-1823, Franz travaille à Vienne, auprès de Salieri pour la composition et le chant, et de Czerny pour la technique pianistique. C’est ce dernier qui, le 13 avril 1823, organise une rencontre entre son élève et Beethoven. Le vieux lion étant devenu complètement sourd, on ne sait ce qu’il retint vraiment de l’audition. Mais on sait que pour Liszt cette rencontre, au cours de laquelle il exécuta devant Beethoven une des œuvres du maître, fut inoubliable. Il lui voua toute sa vie un culte, devint l’un de ses plus grands interprètes, et à partir de 1835, organisa de nombreux concerts de ses œuvres dans toute l’Europe.

Liszt joue devant Beethoven, gravure par Rudolf Lupus. Buste de Beethoven moulé par Danhauser (photographie que j’ai prise au Musée Franz Liszt de Budapest).

En 1824, la famille Liszt s’installe à Paris. On connaît l’histoire de la candidature de Franz au Conservatoire, refusée par son directeur italien Luigi Cherubini, qui invoque un article du règlement en vertu duquel les étrangers ne peuvent pas s’inscrire.

Franz reçoit alors des leçons privées de composition d’Anton Reicha et de Ferdinando Paër. En parallèle il mène des tournées européennes d’enfant prodige ; la presse parisienne l’affuble du sobriquet de « petit Litz ». 

Anton Reicha (1770-1836) et Ferdinando Paër (1771-1839), professeurs de composition du jeune Liszt à Paris

En 1827, son père meurt à Boulogne-sur-Mer de la fièvre typhoïde, il n’ a que cinquante ans. Franz, qui en a quinze,  fait venir sa mère, qui passera le reste de jours en France.

A gauche, portrait de jeunesse d’Adam Liszt, violoncelliste et secrétaire du prince Esterházy. Au centre, Anna Liszt (née Lager), mère de Franz. A droite, mémorial d’Adam Liszt au cimetière de Boulogne-sur-Mer.

 

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Franz Liszt dans les étoiles (1) : de la rhapsodie à l’astéroïde

La musique est à la fois une science comme l’algèbre, et un langage psychologique auquel les habitudes poétiques peuvent seules faire trouver un sens.
Franz Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique.

Le dernier chapitre de mon livre « Du piano aux étoiles, une autobiographie musicale », paru le 7 octobre 2021 au Passeur Editeur, est consacré à mon compositeur fétiche, Franz Liszt. Ce n’est peut-être pas mon compositeur préféré (je penche pour Ravel), mais d’une part sa musique si variée (son catalogue comprend 1400 numéros !), certes inégale de par son abondance mais comportant de nombreux chefs-d’œuvre en bonne partie méconnus du public mélomane standard, m’accompagne depuis mon enfance, d’autre part la prodigieuse générosité du personnage en fait le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, comme je le préciserai plus loin.

En raison des contraintes éditoriales, mon livre n’est malheureusement pas illustré, alors que je dispose d’une abondante iconographie lisztienne, que j’ai au demeurant déjà utilisée lors de conférences sur cet extraordinaire personnage que j’ai données à plusieurs reprises, notamment au festival Lisztomanias qui depuis 20 ans se tient chaque année au mois d’octobre à Châteauroux, selon le vœu exprimé par Liszt lui-même auprès de Georges Sand et concrétisé de splendide manière par mon ami musicologue, écrivain et éditeur Jean-Yves Clément.
L’intérêt d’un blog est de pouvoir mêler texte, images, audio et vidéos. Pour tous les amoureux de la musique du XIXe siècle, je propose donc ici une version illustrée de l’épopée lisztienne qui, compte tenu de sa longueur et sa richesse, sera découpée en une série de billets. Vous y découvrirez au passage comment la musique se mêle étroitement à l’astronomie, quitte à filer parfois la métaphore, mais aussi à la littérature, à la poésie, et à l’Histoire tout court.

Je suis lisztomaniaque depuis mon adolescence. Le point de départ a sans nul doute été ma première écoute, sur un vieux 78 tours en celluloïd rigide, de la 2ème Rhapsodie hongroise de Liszt dans l’interprétation d’Alexandre Brailovski, suivie peu après de sa version orchestrale par Roberto Benzi.

Comme je m’en rendrais compte plus tard, ce n’est sans doute pas le plus grand chef-d’œuvre du compositeur, mais c’était une introduction idéale à la partie de sa musique la plus connue, placée sous le signe du folklore hongrois et de la haute virtuosité.

Je découvrirai progressivement le reste de son œuvre immense et si variée avec mon ami d’enfance Philippe André, devenu comme moi lisztomaniaque au point de publier, en marge de sa brillante carrière de psychiatre, plusieurs ouvrages de premier plan sur Franz Liszt, dont j’ai déjà rendu compte sur ce blog.

Durant de longues années Philippe et moi nous nous sommes guidés mutuellement dans nos écoutes, partageant nos enthousiasmes pour l’irremplaçable Cziffra des Rhapsodies Hongroises et des Études d’Exécution Transcendante,

pour le Berman des Années de Pèlerinage (avant de connaître la version ultérieure de Chamayou),

pour le Ciccolini des Harmonies poétiques et religieuses (avant que François-Frédéric Guy n’en grave la version de référence),

l’Horowitz de la Sonate en si mineur, le prodigieux Byron Janis des œuvres pour piano et orchestre, la collection complète des coffrets de France Clidat qui nous permit de découvrir des pièces moins connues (les meilleures Polonaises de la discographie),

sans oublier les trésors oubliés des oratorios (Christus, Psaume 13)

et son œuvre symphonique (les 13 Poèmes, la Faust et la Dante-Symphonie) dans laquelle Wagner a si abondamment puisé, parfois sans vergogne (ce à quoi Liszt « n’opposa jamais que l’acquiesçante bonté d’un sourire », Debussy dixit).

Aujourd’hui, Liszt occupe encore la plus grande place dans ma discothèque, même si je ne suis pas allé jusqu’à acquérir, comme Philippe André, les 99 CD de l’intégrale pour piano enregistrée par Leslie Howard !

Outre sa musique aux styles et climats si variés, démarrant dans la virtuosité pure pour s’achever soixante ans plus tard dans le dépouillement le plus total, chromatisme et atonalité ouvrant sur les courants majeurs de la musique du XXe siècle, nous avons admiré la prodigieuse générosité du personnage. Exemple quasiment unique dans l’histoire de l’art toutes disciplines confondues, dans lequel un artiste du plus haut niveau aura consacré une bonne moitié de sa vie et de ses énergies à promouvoir et faire connaître la musique des autres : Chopin, Berlioz, Wagner, Saint-Saëns, Borodine, Verdi et bien d’autres, sans compter ses nombreux élèves dont il n’a jamais fait payer la moindre des leçons. Franz Liszt fut sans conteste le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, ne se cantonnant pas d’ailleurs à la seule musique grâce à sa vaste culture artistique et littéraire.

Chopin, Berlioz, Saint-Saëns, Borodine, Wagner, Verdi : de grands compositeurs contemporains de Liszt, dont ce dernier a joué et transcrit les œuvres pour les faire connaître.
Le vieux Liszt et ses élèves

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Les Chroniques de l’espace illustrées (12) : Combien ça coûte ?

Ceci est la douzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Combien ça coûte ?

Combien de fois n’entend-on pas dire que l’argent mis en jeu dans l’exploration spatiale serait mieux dépensé sur Terre, à combattre la pauvreté, la faim dans le monde, les maladies, le réchauffement climatique, la pollution et autres fléaux du monde moderne ?

Plusieurs commentateurs de ce blog, au demeurant prolifiques et pleins de sapience, ne se privent pas de me faire régulièrement remarquer la misère de la condition paysanne dans la France d’aujourd’hui.

La question se posait déjà il y a cinquante ans… En 1970, en plein succès du programme Apollo, le directeur scientifique de la Nasa, Ernst Stuhlinger, reçoit une lettre de sœur Mary Jucunda, officiant en Zambie, qui lui reproche de dépenser des milliards de dollars pour la recherche spatiale alors que tant d’enfants meurent de faim. Dans une réponse d’anthologie, Stuhlinger détaille longuement les arguments justifiant les dépenses spatiales.

Il explique, par exemple, comment le satellite terrestre artificiel, en orbite autour du globe à très haute altitude, peut observer de vastes aires de terrain en un temps très court, mesurer une grande variété de facteurs indiquant l’état des cultures, du sol, les sécheresses, les précipitations, la couverture de neige, et communiquer ces informations aux stations au sol afin d’améliorer les programmes de production de nourriture.

Début de la réponse d’Ernst Stuhlinger à sœur Jucunda

Il souligne ensuite que, chaque année, un millier d’innovations techniques générées par le programme spatial sont recyclées dans les technologies terrestres. On lui doit, par exemple, les ordinateurs modernes, l’imagerie médicale, la téléphonie mobile et les chaînes de télévision par satellite, les prévisions météo, le guidage automobile par GPS, les mousses à mémoire de forme, les détecteurs de fumée, les airbags de sécurité dans les voitures, des médicaments mis au point en microgravité, et ainsi de suite. Au final, un programme spatial à quelques milliards de dollars apporte tellement de nouvelles technologies que ses retombées au bénéfice de l’humanité dépassent de loin le coût de sa mise en œuvre. Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (11) : De Mir à la Station spatiale internationale

Ceci est la onzième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

De Mir à la Station spatiale internationale

À la fin des années 1960, deux objectifs se présentent aux explorateurs de l’espace : d’une part la Lune, qui est facilement accessible depuis la Terre après un voyage de trois jours ; d’autre part, faire vivre des Hommes dans l’espace pour les préparer aux vols de plusieurs mois, voire plusieurs années vers la planète Mars. Les Soviétiques sont convaincus que cette dernière option est la plus importante sur le long terme, d’autant qu’ils doivent bien admettre leur défaite dans la course à la Lune.

C’est ainsi qu’en 1971, en plein déroulement du programme Apollo, la Russie place discrètement en orbite terrestre un nouveau véhicule spatial du nom de Saliout, qui veut dire « salut ». Ce gros satellite de 19 tonnes, offrant un espace habitable de 100 mètres cubes pour trois cosmonautes, est la première station spatiale orbitale.

Timbre soviétique datant de 1972 commémorant la mission Saliout 1. Les choses n’avaient pas été  faciles. Lancée le 19 avril 1971 par une fusée Proton depuis le cosmodrome de Baïkonour, Saliout 1 est d’abord placée en orbite sans passagers. Un premier équipage de trois hommes est lancé quatre jours plus tard à bord d’un vaisseau Soyouz; il parvient à réaliser la manœuvre de rendez-vous et à s’amarrer à la station spatiale, mais ne peut y pénétrer à cause d’une écoutille qui reste obstinément fermée. Ils doivent renoncer et revenir sur Terre. Le 6 juin 1971 Soyouz 11 emporte un nouvel équipage de trois cosmonautes qui réussissent cette fois toutes les manœuvres. Ils restent 23 jours à bord, non sans avoir essuyé entre temps un feu dans leur étroit habitacle. Leur retour sur Terre est encore plus catastrophique : ils meurent tous trois, privés d’oxygène à la suite de le dépressurisation de leur module de descente. Ils ont droit à des funérailles nationales et leurs cendres sont scellées dans le mur du Kremlin.

L’équipage de la mission Soyouz 11 composé de Gueorgui Dobrovolski, Viktor Patsaïev et Vladislav Volkov, qui finira tragiquement.

Deux ans plus tard, l’Amérique suit la même voie en plaçant en orbite permanente le troisième étage de sa grande fusée lunaire Saturn 5, rhabillée pour l’occasion en une station orbitale baptisée Skylab.

Dans ces espaces réduits, les astronautes éprouvent le stress du confinement et de la promiscuité, aggravée par les malaises du début du vol en apesanteur et les difficiles conditions hygiéniques, qui rendent invivables les séjours de longue durée.

Ensemble long de 35 mètres et d’une masse de 90 tonnes dont le module principal est réalisé à partir du troisième étage de la fusée lunaire géante Saturn V, Skylab est mise en orbite le 14 mai 1973. Le premier équipage la rejoint quelques jours plus tard. Trois équipages y séjourneront entre 1973 et 1974, dont le dernier, durant près de 84 jours, établira un record provisoire. Les astronautes réalisent à bord de nombreuses observations scientifiques et étudient l’adaptation de l’homme à l’espace. Ici l’astronaute Conrad teste le système de douche.

C’est avec le lancement de la station orbitale Mir, en 1986, que les Soviétiques marquent un pas décisif dans les opérations de survie d’équipages. Avec l’arrimage de cinq modules, la station s’agrandit de façon importante, et une quantité d’améliorations de tous ordres, comme la relève d’équipage et les cargos de ravitaillement, permet d’envisager des vols de plus de six mois.

Superbe photographie de la station russe Mir et ses cinq modules d’habitation, prise depuis la navette spatiale Atlantis en 1997.

La station s’ouvre alors aux vols internationaux, dans lesquels les Américains prennent une part très active. Mir sera une grande réussite. Restée quinze ans en orbite, elle a accueilli 103 passagers appartenant à 13 nations, et a permis de faire 23 000 expériences scientifiques dans l’espace.

Russes et Américains réunis dans la station spatiale Mir en 1995

Mais avec le vieillissement de la station et l’effondrement économique de la Russie, Mir est abandonnée en 2000 et se désintègre lors de son retour sur Terre, l’année d’après. Continuer la lecture

Oumuamua, vaisseau extraterrestre ou astéroïde extrasolaire?

En octobre 2017, un objet en provenance de l’espace interstellaire est repéré par le télescope Pan-STARRS 1 à Hawaï : il traverse notre système solaire, passant relativement près de la Terre (à 30 millions de kilomètres). C’est le premier de ce type à être détecté. Baptisé Oumuamua (« éclaireur » en langue hawaïenne), il suscite aussitôt l’intérêt des astronomes. D’où vient-il, de quoi est-il composé, quelle est son histoire ?

La trajectoire d’Oumuamua, hyperbolique et fortement inclinée par rapport au plan de l’écliptique, indique qu’il s’agit d’un objet interstellaire. Après être passé au plus près du Soleil en septembre 2017, il poursuit son voyage vers la constellation de Pégase.

Des observations ultérieures effectuées en radioastronomie suggèrent qu’Oumuamua est environ dix fois plus long que large, de couleur rouge foncé, dense et riche en métal. Une vue d’artiste le représentant en forme de cigare circule avec succès sur Internet.

Une spectaculaire vue d’artiste attribuant à Oumuamua une forme très allongée, qui a fait la une des médias.

Les spécialistes des “petits corps” estiment qu’il s’agit d’un astéroïde ou d’une comète expulsé de son système planétaire d’origine, peut-être vestige d’une planète déchiquetée. Mais pour Avi Loeb, président du Département d’Astrophysique de Harvard, sa forme est trop étrange pour être naturelle.

Abraham (Avi) Loeb, au Département d’Astronomie de l’Université de Harvard.

Dans un très sérieux article publié fin 2018 avec un de ses étudiants, il lance l’hypothèse qu’Oumuamua est une sonde interstellaire envoyée vers nous par une civilisation extraterrestre avancée afin de nous délivrer un message. Comme la majorité des collègues, j’avais estimé à l’époque l’idée intelligente et audacieuse, mais farfelue. Elle faisait irrésistiblement penser au scénario de Rendez vous avec Rama, un roman de science-fiction publié en 1973 par Arthur C. Clarke que tous les amateurs du genre connaissent bien.

Loeb a cependant développé sa thèse dans un livre qui bénéficie d’une sortie mondiale (heureux auteurs anglo-saxons et formidable machine éditoriale américaine !), dont la version française s’intitule Le premier signe d’une vie intelligente extraterrestre.

A priori c’est le genre de livre à sensation qui m’aurait de prime abord agacé. Cependant, je connais son auteur. Loin d’être un de ces vulgarisateurs fantaisistes qui font de temps en temps la une des médias avec des titres accrocheurs, Loeb est un authentique scientifique qui a publié de très sérieux articles sur un large éventail de sujets, allant de la cosmologie aux trous noirs. Je suis donc bien placé pour apprécier ses contributions. Il m’avait d’ailleurs personnellement reçu en juin 2019 à Harvard, lors du dîner de gala de la conférence organisée pour fêter la première image télescopique d’un trou noir obtenue deux mois plutôt par son équipe, et qui confirmait mes calculs effectués 40 ans auparavant (d’où l’invitation).

Conférence plénière sur l’imagerie des trous noirs que j’ai donnée le 23 mai 2019 à la conférence Black Hole Initiative de l’Université de Harvard, organisée par l’Event Horizon Telescope Consortium. Avi Loeb me tend le micro après son discours de présentation de mes travaux.

Loeb est un esprit particulièrement imaginatif. Avec cet ouvrage grand public il se révèle aussi excellent écrivain, soignant aussi bien le fond scientifique que le style littéraire. On en jugera par cette simple phrase : « une photovoile emportée par la bourrasque d’une supernova me fait penser au pappus duveteux d’une graine de pissenlit, soufflé par le vent vers un sol vierge à féconder ».

Dès l’introduction, il rappelle que l’une des questions fondamentales de l’humanité, sans doute celle qui nous interpelle le plus à travers le prisme de la science, de la philosophie et de la religion, est : sommes-nous seuls dans l’univers ? Et, de façon plus pointue, y a-t-il d’autres civilisations conscientes qui explorent l’espace interstellaire et laissent des témoignages de leurs entreprises ? Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (10) : Piétons du cosmos

Ceci est la dixième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Piétons du cosmos

Nous sommes le 18 mars 1965. L’URSS lance le vaisseau spatial Voskhod 2 en orbite terrestre avec deux cosmonautes à bord, dont l’ingénieur Alexeï Leonov. Son nom va entrer dans la grande histoire de l’exploration spatiale. Par l’intermédiaire d’un sas ouvert sur le vide, Leonov, équipé d’un scaphandre, effectue la première sortie dans l’espace. Il y passe une vingtaine de minutes, accroché au vaisseau par un simple cordon.

Cliché historique de Leonov effectuant la première sortie dans l’espace.

La télévision soviétique retransmet des images en temps réel de l’exploit. On voit le cosmonaute flotter à côté du sas dans l’espace cosmique. La mission frôle cependant le drame. Une fois dans l’espace, la combinaison de Leonov, trop gonflée par la pression, devient rigide et l’empêche de rentrer par la trappe de sortie. Après dix minutes de lutte fébrile, il réussit à ouvrir une valve pour la dégonfler et peut retourner à bord, pris de vertiges dus à la baisse de pression, mais sain et sauf.

Retour triomphal à Moscou d’Alexei Leonov et son coéquipier Pavel Beliaïev (à sa gauche). De fait la mission a frôlé la catastrophe à plusieurs reprises, et ce sera le dernier vol de la série Voskhod. Outre le problème de la combinaison de Leonov, le système d’orientation automatique du vaisseau permettant sa rentrée atmosphérique s’est révélé déficient. Les deux cosmonautes ont réussi à la faire manuellement, atterrissant cependant à 400 km de la zone prévue dans deux mètres de neige, et passant deux jours dans la nature avant d’être récupérés !

L’événement fait grand bruit. Trois mois plus tard, Edward White fait la première sortie américaine dans l’espace durant seize minutes, s’aidant d’un pistolet à air comprimé pour maîtriser ses mouvements.

Première sortie américaine le 3 juin 1965, avec Edgar White.

Ces deux exploits marquent le début des sorties extravéhiculaires, c’est-à-dire les activités réalisées à l’extérieur d’un véhicule spatial par un astronaute revêtu d’une combinaison. Par la suite et pour des raisons de sécurité, les astronautes effectueront leurs sorties en binôme et resteront attachés au véhicule spatial par un câble, jusqu’à ce qu’en 1984 Bruce McCandless soit le premier à réaliser une sortie autour de la Terre sans être relié au vaisseau, se mouvant dans l’espace au moyen d’un fauteuil équipé de petits propulseurs – auxquels il fallait faire pleinement confiance !

La spectaculaire première sortie extravéhiculaire “libre” (sans cordon ombilical)  effectuée par Bruce McCandless lors de la mission STS-41B de la navette spatiale Challenger. Dans une interview donnée en 2015, il a commenté ainsi sa sortie “Ma femme [Bernice] était dans la salle de contrôle de la mission, et il y avait pas mal d’appréhension. Je voulais dire quelque chose ressemblant à ce que Neil [Armstrong] avait déclaré en se  posant sur la lune, alors j’ai dit “C’était peut-être un petit pas pour Neil, mais pour moi c’est un sacré grand saut” . Cela a un peu relâché la tension.”

L’Homme n’étant pas du tout fait pour vivre dans le vide hostile de l’espace sans équipements spéciaux, la combinaison est cruciale. L’équipement doit fournir à l’astronaute l’oxygène, évacuer le dioxyde de carbone et la vapeur d’eau expirés, et assurer une protection thermique tout en autorisant une mobilité maximale. S’ajoutent généralement à ces fonctions un système de communications, une protection partielle contre les rayons cosmiques et les micrométéorites, et la possibilité pour son occupant de boire. Le piéton de l’espace dispose alors d’une autonomie de huit heures au maximum pour mener à bien des tâches extravéhiculaires nécessitant un outillage adapté au port de la combinaison.

Le russe Anatoly Solovyev détient le record du temps passé lors de sorties dans l’espace :  82 heures 22 minutes en 16 sorties distinctes, effectuées en 1997 lors de la mission Mir 24. Il est ici accompagné de l’ingénieur Pavel Vinogradov pour réparer le panneau solaire Spektr endommagé de la station spatiale Mir.

Les premières femmes à sortir dans l’espace ont été une Russe et une Américaine, et en 1988 ce fut le tour d’un Français, Jean-Loup Chrétien, sorti six heures lors d’une mission de la station spatiale russe Mir.

A gauche, timbre commémoratif de la russe Svetlana Savitskaya, première femme à sortir dans l’espace le 25 juillet 1984 (mission Soyuz T-12). A droite, Jean-Loup Chrétien a été en 1982 le premier spationaute Européen (mission franco-russe PVH sur Saliout 7), et le 9 décembre 1988, le premier non-russe et non-américain à effectuer une sortie extra-véhiculaire (Mission Aragatz sur la station Mir). Sa sortie a duré 5h57, alors record de durée pour une EVA.

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Les Chroniques de l’espace illustrées (9) : Anecdotes spatiales

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Anecdotes spatiales

Il y a la grande histoire de l’exploration spatiale, et puis il y a la petite, celle qui se raconte plaisamment, qui met en avant des détails secondaires mais inattendus de l’action principale. En voici quelques anecdotes.

En 1961, la rentrée atmosphérique du vaisseau russe Vostok 2 manque de tourner à la catastrophe. Le module de service ne se détache pas du module de descente et la séparation n’a lieu que tardivement. Guerman Titov réussit de justesse à s’éjecter, mais son parachute manque de débouler sur un train de marchandises en marche. Arrivé enfin au sol sain et sauf, il s’empare d’une grosse canette de bière et, devant un comité d’accueil médusé, il la siffle d’une traite pour se remettre de ses émotions.

Vostok 2 a emmené Guerman Titov en orbite pour un jour 1 heure et 18 minutes afin d’étudier les effets du manque de gravité sur le corps humain. À l’inverse de son prédécesseur Gagarine, Titov a brièvement pris le contrôle manuel de l’appareil. Sur cette galerie de photos on le voit dans sa cabine souffrir du mal de l’espace, puis se ressaisir et utiliser son appareil photo pour prendre des clichés de la Terre. Après son atterrissage mouvementé il se présente en héros aux officiels venus l’accueillir et siffle une canette de bière.

Autre incartade au strict règlement alimentaire due à l’Américain John Young au cours de la mission Gemini 3 : il emporte en cachette dans la poche de sa combinaison un sandwich au corned-beef et commence à le manger sous les yeux effarés de son copilote Gus Grissom. L’affaire fait scandale, John Young est réprimandé, ce qui ne l’empêchera pas quelques années plus tard de commander la mission Apollo 16, au cours de laquelle il restera soixante et onze heures à la surface de la Lune ! Et après moult rapports et commissions d’experts, le corned-beef sera officiellement autorisé dans les navettes spatiales en 1981.

Gus Grissom et John Young font équipe lors de la mission Gemini 3. A un moment Young sort de la poche de sa combinaison spatiale un paquet. Un dialogue s’ensuit (je traduis en français) : “Qu’est-ce que c’est?” demande Grissom. “Un sandwich au corned-beef, ” répond Young. “D’où ça sort?” demande Grissom. Young explique : “Je l’ai apporté avec moi. Voyons quel goût il a. Ça sent bon, n’est-ce pas?” A droite, un sandwich au corned-beef sous cellophane est exposé au Grissom Memorial Museum (Mitchell, Indiana) pour immortaliser la scène.

Autres fantaisies qui ne sont plus d’ordre culinaire : Neil Armstrong, le héros impavide de la mission Apollo 11 et premier homme à marcher sur la Lune, a pour sa part secrètement emporté un ours en peluche. Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (8) : Rêves d’univers

Ceci est la huitième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

Rêves d’univers

« Nous rêvons de voyages à travers l’Univers, mais l’Univers n’est-il pas en nous ? » s’interroge en 1793 le poète allemand Novalis. Dans sa Poétique de l’espace de 1957, Gaston Bachelard évoque à son tour le double univers du cosmos et des profondeurs de l’âme humaine. Science et poésie peuvent faire bon ménage, l’astronomie et l’exploration spatiale étant particulièrement propices aux rêveries poétiques.

Je vous propose une brève promenade dans le jardin enchanté de la poésie cosmique avec quatre textes peu connus. Le premier est extrait d’un grand rêve cosmique intitulé La Comète, publié en 1820 par l’Allemand Jean Paul (de son vrai nom Johann Paul Friedrich Richter) :

« Bientôt ne resta plus de notre ciel que le soleil, semblable à une petite étoile, et les flammèches de quelques queues de comètes qui s’en approchaient. Nous passions maintenant entre les soleils d’un vol si rapide qu’à peine ils prenaient un instant à nos yeux la grandeur de lunes, avant de se fondre, derrière nous, en infimes nébuleuses ; et leurs terres, sur notre passage accéléré, ne nous apparaissaient pas. Enfin, le soleil de notre Terre, Sirius, toutes les constellations et la Voie lactée de notre ciel ne furent plus sous nos pieds qu’une claire nébuleuse au milieu de petites nuées plus lointaines. Ainsi traversions-nous les solitudes étoilées ; les cieux, successivement, s’épanouissaient devant nous et se resserraient derrière nous – et des Voies lactées s’accumulaient dans le lointain, comme l’Arc de Triomphe de l’Esprit Infini. »

Un choix des plus belles rêveries cosmiques de Jean Paul a été traduit en français et commenté par Albert Béguin. En particulier, le récit “La Comète” s’inspire du spectaculaire passage de la Grande comète de 1811 (C/1811 F1), qui resta visible pendant 9 mois à l’œil nu et marqua profondément ses contemporains. Sa conjonction avec une importante vague de chaleur a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve l’écho dans la littérature de l’époque. De façon plus positive, elle est associée à une année d’excellents vins en Europe!

Le deuxième texte est dû à la plume féconde de Blaise Cendrars, grand poète et navigateur devant l’Éternel. En 1926, il écrit L’Eubage, voyage intersidéral au cours duquel des marins lèvent l’ancre et se rendent dans les parages du ciel :

« Nous quittâmes la Terre pour entrer dans cet océan de lumière solaire qu’est notre atmosphère respirable. Ayant atteint ses extrêmes limites, nous nous engageâmes résolument dans les rapides de la région de l’ozone. Nous allions si vite que nous ne pouvions estimer la vitesse acquise et qu’il nous semblait rester immobiles. La Terre était invisible dans notre sillage et devant nous, les astres n’existaient plus. Enfin, nous fîmes la grande chute dans le vide, éclaboussés par une écume d’étoiles. »

Pour Blaise Cendrars, l’exploration spatiale est une pure aventure poétique. Durant sa convalescence après ses blessures de guerre, Jacques Doucet – riche couturier ami des arts et des artistes- lui verse une petite rente mensuelle pour écrire les douze chapitres de “l’Eubage, Aux antipodes de l’Unité” (1926). Il s’agit d’un admirable voyage intersidéral dans lequel les marins lèvent l’ancre, quittent la Terre et se rendent dans les parages du ciel.

Dès l’envol du premier cosmonaute russe, en 1961, le poète Charles Dobzynski s’enthousiasme. Dans son Opéra de l’espace, sa description du décollage d’une fusée réconcilie la poésie la plus pure avec la technologie la plus aride – celle des propulseurs :

« Puissance de l’air lourd, musculature du métal dans le faisceau de la fusée attelée à la foudre, ramification d’éclats et d’explosions dans l’épiderme atmosphérique, avez-vous entendu la stridence de l’astronef striant ce que l’on nommait dérisoirement l’éther ? Oisellerie de flammes, l’astronef s’enfonce dans l’infini avec cet abandon tranquille du dormeur ou du noyé. Le vide est chair, et dans ce ventre sans parois l’astronef-graine fonde le futur. »

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