Liszt dans les étoiles (4) : de Marseille à Constantinople

Suie du billet Liszt dans les étoiles (3) : 1837-1847

Liszt et Lamartine sous le signe de Neptune

Dans Une soirée chez Lamartine (1861), Camille Durutte, compositeur ami de Liszt, raconte : « Liszt a joué deux fois. Il a été magnifique. Quelle puissance ! Quelle inspiration ! Il paraissait dompter sous ses doigts les sons houleux ou tendres qu’il venait d’imiter. On eût dit le Neptune antique dominant les flots qu’il avait soulevés. »

Durutte avait déjà reçu Liszt en 1845 pour deux concerts. Durutte était aussi ami avec le comte polonais Wronski, un mathématicien dont les travaux permirent l’année d’après à l’astronome Urbain Le Verrier de déterminer par le calcul la position d’une planète inconnue, qui sera découverte un mois plus tard au télescope de l’Observatoire de Berlin, au moment et à l’endroit prédits, et baptisée Neptune. Cette année 1846 restera une date marquante de l’histoire des sciences, signant le triomphe (provisoire) de la mécanique newtonienne.

En 1846, les calculs de Le Verrier ont conduit à la découverte de la planète Neptune

L’histoire me donne l’occasion de rappeler l’admiration que Franz Liszt vouait à Alphonse de Lamartine. Entre 1834 et 1852, il mettra en musique les Harmonies Poétiques et Religieuses (parues en 1830), où le poète n’hésite pas à élever sa pensée vers le ciel :

« Il est pour la pensée une heure… une heure sainte,
 Alors que, s’enfuyant de la céleste enceinte,
De l’absence du jour pour consoler les cieux,
Le crépuscule aux monts prolonge ses adieux. 
On voit à l’horizon sa lueur incertaine,
Comme les bords flottants d’une robe qui traîne,
Balayer lentement le firmament obscur,
Où les astres ternis revivent dans l’azur.
Alors ces globes d’or, ces îles de lumière,
Que cherche par instinct la rêveuse paupière
Jaillissent par milliers de l’ombre qui s’enfuit
Comme une poudre d’or sur les pas de la nuit. »

Le plus célèbre poème symphonique de Liszt, Les Préludes (1853), est déclaré être écrit « D’après Lamartine » et a pour exergue « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ?»

Une étude plus détaillée révèle cependant une genèse quelque peu différente et bien plus intéressante.

Lors du premier passage de Liszt à Marseille pour une série de concerts, le poète local Joseph Autran (1813-1877) lui offre une suite de quatre poèmes : La Terre, Les Aquilons, Les Flots et Les Astres. Liszt conçoit alors l’idée d’une œuvre chorale pour voix d’hommes avec accompagnement de piano, Les Quatre éléments, et compose aussitôt la musique pour le poème Les Aquilons. Lors de son dernier concert marseillais donné le 6 août 1844, il en dirige la création avec accompagnement de deux pianos, Liszt tenant l’un d’eux. Il complète jusqu’en 1845 cette suite musicale avec les chœurs des trois autres parties, mais ne la publiera ni ne la fera interpréter de son vivant. En revanche, il y ajoute en 1848 une ouverture symphonique qui utilise le thème principal du chœur Les Aquilons. Sur le moment il n’en fait rien.

Les Aquilons, extrait de LES QUATRE ÉLÉMENS. Choral Works for Male Voices par Honvéd Ensemble Male Choir.

C’est alors qu’en 1852 Joseph Autran publie un vaste recueil de Poèmes de la mer. L’un d’eux s’intitule A Frantz Listz [sic]. Le texte, savoureux et instructif, mérite d’être intégralement cité :

« Où dort maintenant, ô mon grand artiste,
Où dort désormais ton noble instrument ?
Les jours sont passés ; hélas ! tout est triste ;
La fin ne vaut pas le commencement.

« Je t ’écris ce mot de la même plage
Où jadis, un soir, vers le bord du flot,
Tu faisais chanter, c’était le bel âge,
Un de ces claviers que fait Boisselot.

« La mer sous nos yeux roulait aplanie,
L’onde caressait le sable des bords ;
Et toi, le front plein de ton pur génie,
Tu jetais sans fin tes divins accords.

« Près de nous causaient ou rêvaient trois femmes,
Fronts aux blonds cheveux moins longs que les tiens,
Et de temps en temps la chanson des lames
Se mêlait dans l’ombre à nos entretiens.

« Où sont les beaux jours ? où fuit la jeunesse ?
Rome à nos bravos a su te ravir.
Ne m’apprend-on pas que tu dis la messe ?
Je pars, s’il est vrai, pour te la servir! »

Ceux qui connaissent un tant soit peu la vie de Liszt – que je ne puis décemment entièrement raconter ici ! – auront reconnu l’allusion d’Autran au fait que Liszt ait décidé d’abandonner sa carrière de virtuose, et de s’engager dans une voie religieuse[1].

Liszt répond à Autran en 1854 :

« Votre lettre et le beau volume de vos Poèmes de la mer m’ont fait un très grand plaisir, et je vous remercie bien cordialement de votre aimable preuve de votre bon souvenir. Il semble que vous ayez deviné que la mer devait me manquer beaucoup ici et que vous ayez voulu y suppléer par une de ces généreuses libéralités dont les poètes sont seuls capables. En effet, vos vers me tiendront lieu de cette sublime société, de ces infinis horizons, de ces irrétrouvables harmonies, qui m’étaient devenues familières durant mes voyages, et c’est avec vous que je les évoquerai désormais! Dès la première feuille j’ai été charmé de retrouver plusieurs strophes que j’avais composées autrefois et que je compte vous faire entendre lorsque je reviendrai à Paris. Vous vous souvenez peut-être m’avoir confié à Marseille quatre textes – « Les flots », « Les bois », « Les astres », « Les autans ». J’en ai achevé la musique il y a longtemps, et en les orchestrant, l’idée me prit d’y joindre une assez longue ouverture. Nous en ferons quelque chose à quelque beau jour ».

Le beau jour en question ne tarda pas. En 1853, Liszt se décide enfin à donner à son ouverture une vie indépendante, calquant un nouveau programme poétique sur cette ouverture. Et, oubliant quelque peu ce qu’il devait à Autran, il l’intitule Les Préludes, à l’imitation de la quinzième des Nouvelles méditations poétiques de Lamartine…

Une fausse étoile à Constantinople (1847)

La barque du Sultan devant le Palais de Tcheragan, sur le Bosphore. L’Illustration du 27 novembre 1847

Le 6 juin 1847, Franz Liszt s’embarque à Galati, en Moldavie, sur un bateau à vapeur à destination d’Istanbul. Il arrive deux jours plus tard au port de Galata. Accueilli par Guiseppe Donizetti Pacha, chef de la Musique impériale ottomane né à Bergame (alors en Autriche) et incidemment frère de Gaetano, Liszt est immédiatement conduit au palais pour être présenté au sultan.

A gauche, Gaetano Donizetti Pacha. A droite, Grande paraphrase de la marche de G. Donizetti, composée par Liszt pour Sa Majesté le Sultan Abdul Medjid-Khan.

Il est reçu comme un prince par la cour ottomane. Largement payé pour ses prestations, il obtient du sultan une tabatière en émail incrustée de brillants (Liszt était un fervent adepte du tabac), ainsi qu’une haute distinction ottomane représentée par une médaille en or sertie d’une centaine de diamants…

Tabatière et décret impérial pour la décoration de Liszt, 1847.
Plaque commémorative sur le mur de l’immeuble de la rue Nur-İ Ziya, en face du Palais de France d’Istanbul, rappelant le séjour de Franz Liszt

Liszt quitte la ville le 13 juillet 1847. Évidemment enchanté de son accueil à Istanbul, il a l’intention de revenir à la fin de sa tournée qui doit se poursuivre en Nouvelle-Russie. Il ne sait pas encore que sa nouvelle histoire de cœur avec la princesse Carolyne von Sayn-Wittgenstein empêchera la réalisation de ce projet.

De retour à Weimar, Liszt publiera néanmoins une composition de Giuseppe Donizetti Pacha, et tous deux continueront à s’écrire jusqu’à la mort de ce dernier en 1856.

Caveau de la famille Donizetti où repose Giuseppe – crypte de la cathédrale du St-Esprit, Istanbul. A droite, un ouvrage consacré à ce compositeur complètement oublié.

Là où l’histoire devient savoureuse, c’est que peu de temps après le départ de Liszt de la capitale ottomane, plusieurs journaux allemands publient des articles relatant un incident qui serait survenu au virtuose à son arrivée au port de Galata. Ils prétendent que lorsque Liszt a décliné son identité, il est passé pour un imposteur et a été immédiatement arrêté. Toujours selon eux, il avait fallu du temps pour éclaircir la situation. Un certain Edward Listmann, pianiste et musicologue allemand installé en Espagne, avait donné plusieurs concerts à Istanbul. Afin d’obtenir une audience plus large, Listmann aurait laissé tomber la dernière syllabe de son nom, se servant ainsi de la notoriété de Franz Liszt. Il fut lui aussi reçu par le sultan, qui lui offrit un somptueux présent.

Bien qu’Edward Listmann ait vraiment existé, le grossier mensonge journalistique (déjà !) ne pouvait duper que des lecteurs éloignés de la capitale ottomane. Listmann était bien Allemand, pianiste et musicologue ayant séjourné à Istanbul en 1847. Faisant des recherches sur la musique turque, il avait été reçu par Donizetti Pacha et par le sultan. Il avait aussi donné plusieurs concerts en ville, mais toujours sous son nom complet.

Cette page publiée en mai 1847 dans le Journal de Constantinople, qui mentionne dans la même colonne les concerts de Litzmann devant le sultan en même temps que la lettre de Erard à G. Donizetti Pacha où le célèbre facteur de pianos annonce qu’il fera livrer un piano spécial pour la tournée de Franz Liszt, a contribué à la confusion entre les deux noms. Notons l’heureuse époque où le français était la première langue parlée dans le monde.

De fait, les journaux allemands avaient tenté de ridiculiser l’authentique Franz Liszt – mal vu lors de ses premières années passées à Weimar –, peut-être aussi de faire passer la bourgeoisie levantine pour un ramassis d’ignorants crédules. L’affaire ne fit pas grand bruit à Istanbul, mais affecta quand même Liszt, qui la mentionne dans une correspondance depuis Budapest à sa cousine Henriette en 1884, presque quarante ans plus tard.

Dans cette lettre de 188′ adressée à sa cousine Henriette, Liszt écrit “A Constantinople un pianiste, M. Listmann, m’a demandé pardon d’avoir effacé la deuxième syllabe de son nom sur le programme. En échange, il a reçu un riche cadeau du sultan de l’époque, Abdul Medgid”

 

[1] De fait Liszt se retirera à Rome en 1861, y recevra en 1865 la tonsure et les quatre ordres mineurs de l’Eglise catholique, lui donnant en France le qualificatif d’abbé.

La suite est à venir

4 réflexions sur “ Liszt dans les étoiles (4) : de Marseille à Constantinople ”

  1. « Ma seule ambition de musicien était et serait de lancer mon javelot dans les espaces indéfinis de l’avenir… (Liszt, De la situation sociale des artistes, Gazette musicale, 1835) »

    Cette unique citation en ce petit commentaire comme pour inviter notre luminescient billettiste à prendre son thyrse de chemineau des étoiles, à toutes fins utiles.

    Faire de telle sorte que tout son savoir astronomique, loin des cantiques d’illusions, puisse nous apporter ici-bas, délivrance et joie.

    On attend votre ballade des temps nouveaux. Suite enchantée nommée avenir.

    Kalmia

  2. Merci Jean Pierre pour “Les Aquilons, extrait de LES QUATRE ÉLÉMENS. Choral Works for Male”

    Il se trouve que je débute dans le chant choral depuis 2 mois. J’ai pris conscience que j’avais une vraie soif de chanter (A boire heureux jusqu’à plus soif le vin se maturant des études), et je transmettrai ce morceau à notre maître de chant.

    L’art prend son appui n’importe où, mais il n’existe que pour lui. En ira-t-il autrement, Michel, pour la saine synthèse que vous appelez de vos vœux, entre le Staune et le Massé ?

  3. XXXIX – Je te donne ces vers…

    Je te donne ces vers afin que si mon nom
    Aborde heureusement aux époques lointaines,
    Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
    Vaisseau favorisé par un grand aquilon

    (Charles Baudelaire)

    Puisse celui de la musique, protéger le roseau pensant

    Roxane

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