Contes de l’Outre-temps (8) : Monsieur Héron

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  

Monsieur Héron

 

Monsieur Héron marchait d’un pas tranquille sur le sentier humide qui sentait bon le bois mouillé après la pluie. La mousse feutrée se blottissait dans les taillis, l’herbe dégoulinait de perles roses. La forêt déployait toutes ses splendeurs devant les yeux étonnés du promeneur.

C’était un miracle de la Nature, une telle forêt. Nul n’aurait pensé que la végétation pût renaître dans cette région ravagée par une explosion atomique cinquante années auparavant. Le sol avait été mutilé, les pierres avaient fondu… Un lieu à jamais calciné qui laisserait aux hommes de demain une preuve tangible de la folie de leurs aïeux.

Pourtant… Lorsque tous les humains eurent fui cette zone maudite, la Nature devint folle à son tour. Mais ce fut une folie généreuse, qui arracha à la terre une forêt cyclopéenne, taillée par un dieu dément. Chaque cratère fut comblé de fougères et de fleurs ; les herbes se mirent à grouiller ; les espèces végétales les plus diverses naquirent côte à côte dans cet étrange creuset de quelque jardinier alchimiste.

Les savants de l’époque furent stupéfaits, et les botanistes incrédules. Mais la forêt était bien là, semblant narguer leurs chimères scientifiques.

Elle semblait la palette d’un peintre prodigue. On y trouvait toutes les teintes. Les feuillages étaient bleus, jaunes, verts ; l’herbe rouge, blanche parfois… D’autres couleurs ne portaient pas de nom car aucun homme n’avait pensé qu’elles pussent exister ; mais toutes étaient nuancées, l’œil n’était pas choqué par ces fantastiques assemblages de lumière. Une harmonie souveraine baignait la forêt. Comme dans un vieux conte de fées…

Monsieur Héron songeait à tout cela, se laissant aller à un lyrisme démodé. Il se sentait attiré par cette étrange forêt, où il venait pour la première fois…

***

Monsieur Héron se sent seul dans sa vie morne et solitaire. « Je suis un déraciné », songe-t-il, « alors que tous ces arbres autour de moi sont bien plantés, bien fermes ». Il réalise alors combien il hait les hommes. Mais ces arbres, il les aime, ainsi que toute cette forêt aux couleurs grotesques.

Il voit devant lui un chêne tordu et entièrement bleu. C’est la première fois qu’il remarque un arbre tordu. Tous les autres sont droits, calmes. Celui-ci est échevelé.

Il aperçoit un autre arbre, encore plus tordu. Monsieur Héron est surpris : on ne lui avait jamais parlé de cela. Il est vrai que les gens sont hypocrites et qu’ils gardent tout pour eux.

L’atmosphère devient étrange. Monsieur Héron se souvient d’une histoire que les vieilles gens aiment raconter : lors de l’explosion, il y avait ici une colonie d’infirmes et d’anormaux. On les parquait loin des êtres sains afin d’éviter la contamination. C’était absurde, car l’infirmité physique n’est pas contagieuse. Mais la société avait peur de ces gens déformés, aux regards vides, aux mains crispées sur des béquilles.

Tiens ! Encore un arbre tordu… Mais celui-là, Monsieur Héron le voit derrière lui, comme il se retourne pour rebrousser chemin. Il s’arrête. Maintenant il n’est plus entouré que de troncs grimaçants. Monsieur Héron est subitement oppressé. Il lui semble que ces écorces folles poussent à une vitesse prodigieuse. L’espace d’une seconde, il se met à haïr la forêt comme il a haï les hommes. D’un coup ses entrailles se déchirent, comme si l’un de ses sales troncs lui passait à travers le corps. Monsieur Héron hurle. Un arbre bleu lui fait signe ; puis un autre, vêtu de mauve, et un autre, rouge, et d’autres encore.

Derrière leurs formes torturées, Monsieur Héron perçoit alors une beauté et un calme ineffables, hors de ce monde. La douleur s’apaise. Il commence à courir, ses bras blancs et maigres tendus vers la lueur qu’il entrevoit par la fenêtre de l’âme. Mais ses pieds sont lourds, ses membres semblent cassés… Comme le chemin est difficile !

Une bosse pousse dans son dos, sa colonne vertébrale s’affaisse, sa face se creuse, son regard se vide ; il n’est plus qu’un infirme auquel s’accrochent des mousses et des herbes hystériques.

Épuisé, Monsieur Héron arrive enfin à l’arbre bleu, plaque son corps contre le tronc, enfonce ses ongles dans l’écorce dure. Ses doigts se déchirent contre le bois rugueux. Monsieur Héron ne souffre plus. Il entend une rumeur de sève et des voix qui l’appellent là-bas, au creux du tronc.

L’homme et l’arbre sont face contre face, s’écrasant l’un sur l’autre. Monsieur Héron sent son corps se dissoudre, devenir sève, joyeux flot tumultueux et vert parcourant les artères de l’Être Végétal. Il a enfin trouvé une demeure chaude et accueillante. Il ne sera plus jamais seul.

Monsieur Héron est heureux. Il sourit lorsqu’il voit des milliers de petits individus ridés et armés de béquilles rampant vers lui en faisant claquer leur langue…

***

Quelque part dans la forêt, on entendit une immense clameur de bienvenue.

 

2 réflexions sur “ Contes de l’Outre-temps (8) : Monsieur Héron ”

  1. Votre manière dont votre personnage solitaire se fond à la nature, nous rappelle qu’elle nous donne tout sans distinction de genre ou d’époque à celui qui s’étonne.
    Un conteur du domaine fantastique plaît à tout public.
    Dans tout physicien sommeille un imaginaire débordant d’activités. Les enfants seraient ravis d’entendre de telles histoires. Succès assuré!!!

    Au plaisir de vous relire.

  2. Bonjour!

    Quel bonheur, ce dimanche, de venir sous l’arbre bleu du conteur!

    La nouvelle est charmante et le commentaire très beau.

    Comment ne point penser sous cet arbre à songes qui me rappelle celui d’un mois de mai,

    quand Madame Catherine Clément se plaisait à rêver chacun pour l’autre…

    Et d’y découvrir du paradis dans le sens agricole de la culture, palsambleu!

    Ce merveilleux conte me fait penser forcément à un beau livre sur lequel, le journal “Libération”

    avait un jour, écrit un bel article conservé au grenier et que j’ai envoyé, bien plus tard, un autre jour, à une personne

    de l’université, auteur d’un très beau livre sur “Gaston Bachelard musicien – Une philosophie des silences et des timbres -”

    Ce beau livre auquel je pense s’intitule “L’air et les songes” et le titre de l’article du journal susmentionné “Bachelard prend l’air”

    L’auteur de “Gaston Bachelard musicien” à la fin du chapitre VI “Marcher/danser, nager,” parle, en citant un sinologue suisse, du héron à l’affût et de notre capacité à devenir visionnaires, quand nous cessons à notre tour de nous mouvoir. (Inutile d’aller chercher la phrase intégrale sur Internet!)

    Monsieur Héron est visionnaire et sa forêt nous enchante. Elle nous parle, encore et encore, de berceau et d’enfance.

    Et pour le plaisir, citons de nouveau sans barguigner “L’air et les songes”, page 244 :

    “La forêt n’est qu’un berceau. Aucun berceau n’est vide. La forêt vivante berce la forêt future. Dès lors, on doit comprendre que c’est le même mouvement, le mouvement primitif du berceau, qui donne le bonheur à la branche, à l’oiseau, à l’homme songeur (…)”

    Passe une fée ou je ne sais quelle hamadryade qui a dû sûrement étudier à Paris et qui me susurre à l’oreille, ces petits mots d’avertissement:

    “Mais enfin Garo, sous ton chêne de village arrête de prendre un gland pour une citrouille… Tu sais, croquant, que dans le règne de l’imaginaire, la lutte se fait entre lueur et pénombre, elle se fait de brume à brume, de fluide à fluide. Réveille-toi, enfin, car ce n’est pas gagné ton affaire!”

    Et la belle disparut dans un bruissement d’ailes, telle l’Ondine du physicien, un soir, dans un ruisseau du Quercy, laissant à la surface de l’eau se dessiner une onde circulaire de belle ampleur.

    Oui, elle parle bien la fée, bonnes gens qui me lisez! Sans le citer, c’est du Bachelard pur sucre, ce qu’elle m’a dit là! Demandez dans votre cité aux travailleurs de la preuve qui ont beaucoup lu, si je me trompe…Mais peut-être a-t-elle raison après tout!

    Sous l’arbre bleu du lumineux conteur ou sous mon chêne tout difforme de campagne, si sève il y a, sa rencontre avec l’esprit reste pour le moins problématique, mon bon Monsieur de la cité des étoiles. Et les deux finalistes, tout à l’heure dont les noms vont s’afficher sur l’étrange lucarne, à l’heure convenue, sauront-ils, à leur manière éclairer de leur sapience cette vision prophétique, imaginée, un jour, par un chef d’État au pays de France, dans un projet écrit pour Gavroche et Marianne?

    Toujours est-il qu’une autre bonne fée, par je ne sais quel pur hasard, m’a fait porter l’autre jour, une bien belle et merveilleuse pièce montée qui m’a franchement régalé. Son titre est formidable, c’est une formule d’un mathématicien suisse mentionné une fois dans le bel ouvrage “De l’infini” et dans cinq livres de Monsieur Bachelard. Quant aux cerises sur le gâteau, laissons leur temps mûrir et le huitième jour advenir…

    Vienne la ballade des vrais honnêtes gens heureux!

    Merci de votre si bénévolente attention.

    Bonne soirée

    Garo

    P-S :L’ âne dont je vous ai parlé dans un commentaire précédent avait bien trouvé une preneuse. Les papiers signés par vente en bonne et due forme. Mais à la nuit tombée, le papa de la belle acheteuse a demandé par téléphone d’annuler la vente, car il n’avait pas d’endroit pour le mettre! Alors, foi d’animal, notre Aliboron, n’a pas quitté son coin de pré, le préférant peut-être au bon coin de Monsieur l’ordinateur!

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