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Des trous noirs à l’intelligence artificielle : la science ne dit pas tout sur le monde

Je donne ici la version française d’un entretien que j’ai eu avec l’excellent journaliste franco-slovaque Vivien Cosculluela, paru en langue slovaque dans le magazine Plus 7 dni le 3 février  2025.

Le trou noir est entré dans l’imaginaire collectif. Chacun se représente sa propre version de cette manifestation physique et l’utilise en lui donnant les attributs dont il a besoin dans son discours. Quelles sont les raisons de ce passage du trou noir de la science au langage courant ?

L’imaginaire humain. La description scientifique du trou noir nous dit que c’est un piège gravitationnel, un puits sans fond, puisqu’on y tombe sans pouvoir en ressortir. Cela correspond à un archétype de l’esprit humain de la fin de toute chose. On trouve des textes littéraires et poétiques qui évoquent de façon extrêmement frappante des équivalents à ce que l’astrophysique appelle aujourd’hui des trous noirs.

Lesquels ?

En 1854 le poète français Gérard de Nerval, dans Le Christ aux Oliviers, décrit de façon incroyable un puits sombre où les mondes, les jours tourbillonnent et s’engouffrent, à une époque où on ne parlait pas de ces objets astrophysiques.

Du tout ?

Le concept d’astre invisible, mais pas vraiment de piège gravitationnel, avait été imaginé à la fin du dix-huitième siècle, mais l’idée avait été complètement oubliée à l’époque romantique. Pourtant, on trouve, en autres chez de Nerval et chez l’Allemand Jean Paul, des descriptions fascinantes de cette idée d’un lieu de l’univers où toutes choses s’engouffrent sans retour.

Quand cette idée a-t-elle de nouveau éclos ?

Le concept astrophysique de trou noir n’a émergé de nouveau qu’au vingtième siècle avec la théorie d’Albert Einstein, la relativité générale. Il y a cependant eu beaucoup d’obstacles, y compris dans le monde scientifique, à commencer par la résistance du père de la relativité lui-même, qui n’a jamais vraiment voulu admettre que ces objets aux propriétés effectivement assez bizarres et contre-intuitives puissent exister. Aujourd’hui, ils sont devenus des corps célestes très médiatisés.

Depuis quand ?

Quand j’ai commencé mes premiers travaux sur les trous noirs, à la fin des années 70, ils avaient déjà un statut théorique relativement solide, mais un statut expérimental, sur le plan observationnel, extrêmement faible. Celui-ci a évolué, au point que l’on pense en avoir des images télescopiques. Mais il a fallu des décennies pour que ce concept soit plus ou moins accepté, bien que toujours pas totalement.

Comment les puits gravitationnels se forment ?

Ce n’est pas un trou que l’on fait dans la Terre ou dans l’espace, c’est la gravitation qui creuse ce puits. J’utilise souvent l’image du tissu élastique de l’espace et du temps. La relativité générale nous explique que l’espace-temps n’est pas une structure rigide comme on le croyait depuis Newton, mais une structure souple et élastique dont les formes sont dictées par la présence de corps massifs. Donc, un corps plus compact génère des déformations plus importantes du tissu élastique. Cela se traduit mathématiquement par les équations d’Einstein.

Et ces déformations deviennent des trous noirs ?

Plus le degré de compacité du corps est grand, plus la déformation est importante, jusqu’au cas extrême qu’on appelle effondrement gravitationnel. Le degré de compacité, donc la distorsion, sont tels qu’il se forme une zone de non-retour, marquant l’entrée de ce puits de gravitation. La matière tombe ensuite dedans, mais n’a plus assez d’énergie pour en sortir, y compris la lumière. C’est la définition relativiste d’un trou noir.

Est-ce qu’il y a aussi parfois une incompréhension de ce que c’est ?

On lit malheureusement souvent, et cela a longtemps nui d’ailleurs à l’acceptation du concept, que c’est une singularité, c’est-à-dire un point infiniment petit où tout s’écrase indéfiniment. C’est une absurdité physique.

Que voit-on de ce phénomène ?

On ignore ce qu’il se passe à son centre, mais on voit sa surface, que l’on appelle un horizon des événements, c’est-à-dire la frontière du puits, qui est purement géométrique et immatérielle. Ce n’est pas une surface solide comme celle des étoiles à neutrons ou des naines blanches, c’est-à-dire des autres étoiles compactes qui se sont effondrées gravitationnellement, mais dont l’effondrement a été stoppé par une résistance de la matière.

Pour les trous noirs il ne s’est donc pas arrêté ?

Les lois de la physique nous disent qu’au-delà d’une certaine masse critique, qui est de l’ordre de trois fois celle du soleil, l’effondrement ne peut pas être arrêté par une résistance de la matière, quelle que soit sa nature. D’où cette idée d’effondrement qui va déconnecter l’objet qui s’effondre de l’espace-temps extérieur, la déconnexion se faisant à travers l’horizon des événements.

Pourquoi ce terme d’horizon des événements ?

Les événements, c’est-à-dire tout ce qui se passe dans le puits, échappe à la vue des observateurs qui seraient à l’extérieur. La différence fondamentale avec les horizons habituels, c’est que ceux-ci sont relatifs à l’observateur. On est au centre, on a un horizon. Si l’on bouge, celui-ci se déplace avec nous. Il est relatif.

Et pas l’horizon des événements ?

Non, il est absolu. Il est quelque part défini dans l’espace-temps et quels que soient les observateurs, il est toujours là, il ne peut pas bouger.

Il faut donc se méfier des mots.

Oui, il faut faire attention aux mots communs qui sont utilisés à la fois en sciences et dans le langage courant. Cela induit souvent en erreur. Les célèbres philosophes français Gilles Deleuze et Félix Guattari ont dès la fin des années 80, en parlant des horizons, commencé à citer mes travaux sur les trous noirs. Mais ils parlaient d’horizons relatifs.

Justement, dans le langage courant, on utilise souvent le verbe aspirer pour les trous noirs. À bon escient ?

Il est pertinent dès que l’on met de la matière autour d’un trou noir déjà formé, qui va effectivement agir comme une sorte d’aspirateur gravitationnel. La matière autour, du gaz essentiellement, est progressivement capturée par le champ de gravité du trou noir et, en perdant progressivement de l’énergie, l’orbite se resserre et finit par disparaître dans le trou noir.

Cela a été observé ?

Oui, de façon indirecte, mais spectaculaire, avec des étoiles que l’on appelle les binaires X et qui orbitent autour de trous noirs. C’est d’ailleurs comme cela que l’on a découvert les premiers candidats à l’appellation de trou noir dans les années 1970.

Comment s’imaginait-on le processus avant cette observation ?

Des théoriciens en avance sur les possibilités instrumentales avaient imaginé un couple d’étoiles dans lequel une était normale, c’est-à-dire à l’état gazeux, et l’autre s’était transformée en trou noir. Le champ de gravité de celui-ci est tellement puissant qu’il arrache progressivement les couches extérieures de gaz de l’étoile partenaire.

Comment a-t-on ensuite observé cela ?

Indirectement par le fait qu’autour du trou noir, la matière arrachée à l’étoile partenaire forme ce qu’on appelle un disque d’accrétion qui tourne autour du trou noir, qui va progressivement spiraler vers l’intérieur en s’échauffant à des températures de plusieurs millions de degrés. Cela émet des rayonnements de très haute énergie qu’on appelle des rayons X.

C’est ce qui a fait que l’on a dû attendre pour les remarquer ?

Oui, c’est avec les années 1970 et les premiers télescopes à rayons X embarqués dans l’espace que cela a été rendu possible, puisque ceux-ci n’arrivent pas au sol, heureusement pour nous. Pour ce qui est de la représentation, nous avons des interprétations d’artistes où l’on voit effectivement une véritable aspiration des couches de l’étoile partenaire par le trou noir. Ces phénomènes se produisent extrêmement loin de la Terre, nous n’avons donc que des signatures indirectes à travers la distribution spectrale des rayons X.

Et est-ce que l’on sait ce qui arrive à la matière qui est aspirée ?

Non, c’est toute la question qui se pose, celle de savoir où va la matière et l’énergie qui sont aspirées. Nous n’avons aucune information. Ce qui se passe à l’intérieur ne peut pas être communiqué à l’extérieur. Le sort de la matière qui tombe dans un trou noir ne peut donc être décrit provisoirement que par des équations.

Qui nous disent quoi ?

Si l’on utilise les équations standards de la relativité générale, qu’on les extrapole jusqu’au bout, on aboutit à une absurdité physique qui serait un point singulier, c’est-à-dire un nœud de l’espace et du temps où tout devient infini. C’est ce caractère absurde qui a longtemps nui à la crédibilité des trous noirs dans le monde scientifique, y compris pour Albert Einstein.

Quand est-ce que cela a changé ?

Avec les travaux théoriques des années 1960-70, notamment ceux de Roger Penrose, Stephen Hawking et Brandon Carter, on découvre qu’avec les trous noirs en rotation, c’est un peu plus subtil que ça.

Dans quel sens ?

Il n’y a pas un nœud central, il y a un anneau et il y a des trajectoires théoriques qui peuvent éviter l’anneau et ne pas s’écraser indéfiniment, ce qui est un petit peu plus plausible. Mais surtout, on soupçonne, même si l’on n’a pas de bonne théorie complète actuellement, qu’à une certaine échelle, la théorie de la relativité générale cesse d’être valable, tout simplement parce qu’elle n’incorpore pas les effets de la physique quantique.

Qu’est-ce que cela implique ?

Dans les conditions d’effondrement gravitationnel, et la même question se posera pour le Big Bang, il y a un moment où la matière aspirée doit être soumise à des effets de physique quantique en s’approchant de ce qui pourrait être la singularité. La plupart des chercheurs qui travaillent sur ces questions-là estiment que des phénomènes quantiques vont éliminer la singularité en la remplaçant par divers processus.

Lesquels ?

Soit un rebond, c’est-à-dire qu’à une échelle très petite de taille, la gravité s’inverse, devient répulsive. Ça rebondit au lieu de s’écraser indéfiniment. Ou alors par des choses encore plus étonnantes et plus fascinantes dont on parle beaucoup, notamment dans la science-fiction, ces fameux trous de ver, c’est-à-dire ces passages, ces distorsions subtiles de l’espace-temps qui creuseraient des sortes de tunnels pour aller d’un point de l’univers à un autre.

À travers le trou noir ?

Oui, la bouche d’entrée, c’est lui. Et la sortie serait un trou blanc qui est inspiré de science-fiction, de Stargate jusqu’au film Interstellar, qui d’ailleurs fait l’objet de mon prochain livre qui s’intitule Voyager dans un trou noir avec Interstellar, où effectivement, je décode scène par scène tous les épisodes du film. Continuer la lecture de Des trous noirs à l’intelligence artificielle : la science ne dit pas tout sur le monde

Entretien sur la vie extraterrestre

Je reproduis ci-dessous l’entretien paru dans l’ouvrage collectif “Contacts et OVNI : l’enquête” dirigé par François Deymier et Mathias Lebœuf (éditions Télémaque, 2025). J’y donne mes sentiments concernant les possibilités de vie extraterrestre – depuis les simples bactéries jusqu’aux plus improbables civilisations avancées, et l’interprétation du phénomène OVNI.
Je l’ai agrémenté de quelques illustrations.

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Vous êtes astrophysicien mais aussi écrivain et poète, la question OVNI et/ou celle d’une vie extraterrestre font-elles partie du champ de vos préoccupations ?

Oui, et à divers titres ! Ces questions m’ont d’abord intéressé bien avant d’être astrophysicien, tout simplement parce que j’étais un grand lecteur de science-fiction quand j’étais adolescent. Vraiment ! J’ai lu des centaines de livres, tous les grands classiques du genre. Alors, forcément, la question de la vie extraterrestre m’intéressait – plus que celle des OVNIS, d’ailleurs, ceux-ci étant un cas très particulier de la vie extraterrestre. J’ai même écrit un roman de jeunesse de science-fiction, que je n’ai pas publié.

Deux lectures de jeunesse

Quand je suis devenu ensuite astrophysicien, la question m’a intéressé dans le cadre de cette nouvelle discipline qui était en train de devenir scientifique : l’astrobiologie – on dit aussi exobiologie. Même si elle est en dehors de mon champ propre de recherche, elle fait désormais partie intégrante des sciences de l’univers. Il est donc difficile de ne pas s’intéresser à la possibilité d’une vie extraterrestre. Je parle ici de vie extraterrestre au sens le plus large du terme, les bactéries, j’y reviendrai.

Mais surtout, en tant que théoricien, la question des OVNIS m’a aussi interpelé parce que, si les OVNIS sont effectivement des vaisseaux extraterrestres, cela implique qu’il y a des civilisations très avancées qui nous visitent et qui ont donc découvert des lois physiques que nous ignorons ! C’est sur ce plan que le sujet m’intrigue : elles auraient découvert le moyen de voyager entre les étoiles, peut-être d’utiliser et de maîtriser certains phénomènes sur lesquels j’ai travaillé sur le plan théorique, comme les trous noirs et les trous de ver. C’est pour cette raison que le sujet fait partie de mes préoccupations. Le terme « préoccupation » est peut-être un peu fort, disons que cela fait partie de mes intérêts et de mes questionnements.

Vous avez écrit sur de nombreux astronomes du passé, certains d’entre eux croyaient-ils à une vie extraterrestre ?

Comme vous le savez, l’hypothèse de la pluralité des mondes habités avait déjà été avancée dans l’Antiquité, par les philosophes atomistes notamment comme Démocrite et Epicure. Elle a ensuite été interdite de pensée par l’Église, et commencé à revenir sur le devant de la scène à la fin du XVIe siècle, avec Giordano Bruno (qui, rappelons-le, a été brûlé vif comme hérétique en 1600). C’est surtout à partir du XVIIe siècle, avec Galilée, Kepler et l’évolution de nos connaissances en astronomie, qu’on a commencé à comprendre que la physique d’ici-bas, la physique terrestre, est la même que la physique céleste. Et qu’en conséquence les autres planètes, contrairement à ce que pensait Aristote, pouvaient ressembler à la Terre. Est alors revenue l’idée d’autres mondes peuplés d’habitants. Parmi les auteurs sur lesquels j’ai écrit livres et articles, Kepler a publié à titre posthume un ouvrage étonnant intitulé Le Songe ou l’astronomie lunaire, dans lequel il imagine des habitants de la Lune, des « sélénites », en mesure d’observer le système solaire depuis notre satellite pour en découvrir les lois.

À partir de là, pendant deux siècles, quantité d’ouvrages ont été publiés sur la « pluralité des mondes habités », y compris par des auteurs très sérieux comme le physicien et astronome hollandais Huygens (qui a notamment découvert les anneaux de Saturne et inventé les horloges à pendule), ou encore le philosophe Kant qui, dans son Traité du Ciel, développe toute une théorie sur la possibilité de planètes du système solaire habitées, avec des êtres adaptés aux conditions complètement fantasmagoriques que l’on croyait alors y régner. L’un des plus fervents adeptes de la pluralité des mondes a été Camille Flammarion. Il faisait partie de ceux qui, à la fin du XIXe siècle, croyaient notamment à l’hypothèse de canaux artificiels à la surface de Mars. Dans nombre de ses ouvrages, il fantasme sur les habitantes de Vénus à demi-nues se prélassant sous les tropiques, et autres savoureuses fantaisies…

Le paradoxe de Fermi est-il toujours intéressant ? valide ?

C’est une très bonne question soulevée en 1938 par le physicien prix Nobel de physique Enrico Fermi : « s’il y avait des civilisations extraterrestres, leurs représentants devraient être déjà chez nous. Où sont-ils donc ? ». En effet, à partir du moment où le Soleil est une étoile relativement jeune dans l’histoire de l’univers, il y a eu beaucoup d’autres étoiles qui se sont formées bien avant. Et si l’on croit que l’évolution naturelle conduit inéluctablement à l’émergence de formes vivantes de plus en plus sophistiquées, allant jusqu’à des civilisations technologiques, alors il devrait y avoir eu bien avant nous des civilisations beaucoup plus avancées que nous. Le raisonnement est donc le suivant : si ces civilisations développent les technologiques spatiales et découvrent la façon de voyager entre les étoiles, pourquoi ne nous ont-elles pas rendu visite de façon incontestable ?

Certains pensent qu’elles l’ont fait. Pour eux, la preuve en serait les pyramides d’Egypte ou d’autres constructions savantes, en Amérique du Sud et ailleurs… J’aimerais bien croire à tout cela, mais cela me paraît invraisemblable. Néanmoins le paradoxe de Fermi reste une très bonne question. Il y a plusieurs autres réponses, bien entendu ! Par exemple, une civilisation technologiquement avancée dans une galaxie donnée pourrait être très rare. Une autre réponse consiste en l’hypothèse qu’en fait les extraterrestres nous rendent visite mais qu’ils ne se manifestent pas, de sorte que l’on ne s’en rend pas compte… Le débat reste donc ouvert.

Justement, vous, à titre personnel, croyez-vous à une vie extraterrestre ? Si oui, pourquoi ?

Je dirais … plutôt oui. Mais essentiellement sous la forme la plus simple du vivant, c’est-à-dire la bactérie. Car je pense que l’évolution de l’arbre du vivant à partir d’une souche initiale, c’est-à-dire la bactérie, fondée sur des principes fondamentaux comme la chimie du carbone, dépend de facteurs endogènes très particuliers à l’histoire de chaque planète.

Donc, l’hypothèse de la vie extraterrestre, j’y crois plutôt, oui, même si le terme de « croire » n’est pas un terme que j’apprécie beaucoup dans la démarche scientifique. Disons que cela me semble plausible, au niveau basique, je le répète, des bactéries. Après, j’aimerais bien avoir des preuves indubitables et des confirmations qu’il existe ailleurs que sur Terre des formes de vie plus avancées que les bactéries. J’aimerais vraiment, pour les raisons que j’ai évoquées : des lois physiques inconnues, etc.

Dans la sphère scientifique, plus particulièrement dans le domaine de l’astrobiologie, le débat avance en ce moment dans deux directions opposées. On a deux écoles qui s’affrontent : l’école plutôt « classique », initiée par Carl Sagan, affirmant qu’il y a tellement de planètes dans l’univers qu’il n’est pas possible que la Terre soit la seule à accueillir le vivant. C’est un argument probabiliste, le problème est qu’il ne tient pas du tout la route, je vais vous dire pourquoi.

L’autre école fait l’hypothèse de la « terre rare », en mettant simplement en jeu une combinatoire, c’est-à-dire une combinaison d’un certain nombre de facteurs exceptionnels qui doivent s’enchaîner d’une certaine façon pour aboutir au vivant. Si l’on s’en tient à très peu de facteurs, par exemple juste du carbone, de l’eau liquide et de l’énergie, alors la vie apparaîtrait un peu partout, et je pense qu’on l’aurait déjà trouvée. Si par exemple on découvrait dans les années à venir des bactéries fossiles sur Mars, cela validerait la première hypothèse – et j’en serais personnellement ravi. Mais rien n’est certain ! De fait, les partisans de la vie « partout dans l’univers » invoquent un argument statistique qui ne résiste pas à l’analyse, tout simplement parce qu’on ne peut pas évaluer de probabilité d’occurrence de tel ou tel phénomène tant que l’on ne connaît pas l’ensemble des facteurs nécessaires à l’émergence du phénomène en question. C’est le cas pour le vivant. Les facteurs nécessaires sont très vraisemblablement en beaucoup plus grand nombre que trois ! Je me suis amusé à utiliser la combinatoire permettant de calculer la probabilité d’occurrence d’un phénomène donné – disons l’émergence d’une bactérie – à partir d’une bonne vingtaine de facteurs nécessaires, qui en outre doivent s’enchaîner d’une certaine manière ‑ à l’exemple de ce qui s’est probablement passé sur notre planète Terre. Le calcul fait intervenir des factorielles, et montre finalement que le nombre gigantesque de planètes que l’on suppose exister dans l’univers, de l’ordre de 1021, suffit à peine pour réaliser une occurrence ! L’hypothèse de la terre rare, si elle est philosophiquement un peu dérangeante, n’est donc pas absurde. Mon ami Jean-Pierre Bibring a récemment publié un livre fort intéressant[1] sur cette hypothèse. En poussant à l’extrême, la Terre pourrait être la seule planète de l’univers abritant de la vie, même au niveau aussi fondamental que la bactérie. Personnellement, je n’ai pas trop envie d’y croire, mais on ne peut pas éliminer cette hypothèse assez radicale. Continuer la lecture de Entretien sur la vie extraterrestre

Observations Astronomiques : Huit toiles de Donato Creti (1711) décryptées

Par une nuit radieuse et un ciel dégagé, imaginez-vous en pleine nature. Au-dessus de votre tête trône dans l’azur l’un de vos astres familiers – Lune, Vénus, Jupiter, Mars, etc. –, mais il est démesurément grossi par rapport à sa taille apparente réelle dans le ciel.

Non, vous n’êtes pas dans la célèbre Nuit étoilée peinte par Vincent van Gogh en 1889 à Saint-Rémy de Provence, mais dans l’une des huit étonnantes toiles astronomiques réalisées en 1711 par le peintre italien Donato Creti.

Né à Crémone en 1671, mort à Bologne en 1749, Creti a été principalement actif à Bologne. Cette belle ville italienne avait une grande tradition artistique, grâce notamment à l’Académie des Carrache et aux peintres baroques comme Guido Reni, Francesco Albani, ou Guercino (Le Guerchin).

Autoportrait de Donato Creti à l’âge de seize ans (1687)

Elève de Lorenzo Pasinelli, le jeune Donato a hérité du style bolonais caractérisé par une forte attention au dessin et à la clarté des formes, tout en développant sa propre manière. Son travail révèle ainsi un caractère plus doux et plus raffiné que celui des baroques typiques. Son style tend plus vers le classicisme, avec une utilisation subtile de la couleur et une attention aux détails. Ses compositions sont souvent gracieuses et pleines de sérénité, plutôt que dramatiques et émotionnelles comme celles de tant d’autres artistes baroques.

A l’instar de beaucoup de peintres de son temps, Creti a produit de nombreuses œuvres religieuses destinées aux églises et aux institutions religieuses de Bologne et de ses environs. Ces œuvres incluent des retables et des fresques. Son grand tableau pour l’église San Domenico de Bologne, montrant des scènes de la vie de San Vincenzo Ferreri (Saint Vincent Ferrier), est représentatif de son style classique et raffiné.

Saint Vincent Ferrier ressuscite un enfant – Eglise S. Domenico, Bologne (1732)

Creti a également peint des scènes mythologiques et allégoriques, marquées par une recherche de l’équilibre et de la beauté plutôt que par les mouvements exubérants typiques du baroque rococo. L’une de ses toiles de ce type les plus réputées est L’éducation d’Achille par le centaure Chiron. Cette quête inlassable et quasi maniaque d’une beauté idéale l’occupa toute sa vie, au point qu’il confessa dans ses écrits : « J’ai vécu pendant trente-six ans sans dormir, dans un état proche du délire, incapable de trouver, nuit comme jour, le moindre répit. »

Mais l’œuvre sans doute la plus originale de la carrière de Creti et qui fait l’objet de cet article est la série de huit toiles au format rigoureusement identique de 51×35 cm, datant de 1711 et intitulées Osservazioni Astronomiche (Observations astronomiques). Aujourd’hui conservée à la Pinacothèque du Vatican, la série fut commandée par le comte bolonais Luigi Marsili. Il demanda à l’artiste de peindre les astres du système solaire (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, le Soleil, la Lune et une comète) revisités par les observations télescopiques de son temps. La commande n’était pas seulement de nature esthétique, son but réel était scientifique et diplomatique : suite aux premières observations à la lunette astronomique de Galilée (1610) et aux débats métaphysiques qui en découlaient, Marsili voulait attirer l’attention de l’Église sur la nécessité d’établir un observatoire astronomique au Vatican, en réponse à l’importance croissante que l’astronomie avait prise au XVIIe siècle – d’autant que la discipline était pratiquée par de nombreux Jésuites.

Tour de la Specola du Palazzo Poggi à Bologne

Le projet atteignit son but, puisque la Tour de la Specola du Palazzo Poggi de Bologne fut érigée à partir de 1712, sous le pontificat de Clément XI, pour y abriter le premier observatoire astronomique public d’Italie qui fut inauguré en 1726. Ce n’est qu’en 1787 que le collège romain se dotera de son propre observatoire au Vatican.

 

Chacune des huit toiles des Observations astronomiques s’attache à représenter l’une des cinq planètes du système solaire connues à l’époque, auxquelles sont ajoutées la Lune, le Soleil et une comète (la planète Uranus ne sera découverte au télescope qu’en 1781, et Neptune en 1846). Sur la scène terrestre des tableaux figurent des personnages en habits du XVIIIe siècle, installés dans des paysages souvent montagneux, parfois campagnards, pour observer le ciel.

Ces compositions sont dominées par la présence des astres fortement grossis par rapport à leur taille apparente réelle, agrémentés de certains détails perceptibles seulement aux télescopes de l’époque, dont la technologie venait d’être perfectionnée en Angleterre par Gregory et Newton et surpassait largement celle de la lunette de Galilée. Elles démontrent l’intérêt croissant pour l’astronomie au début du XVIIIe siècle, une époque marquée par des avancées scientifiques importantes, grâce notamment à des savants comme Galilée et Kepler.

Jacques de Lajoue : Allégorie de l’Astronomie, 1735, Huile sur toile, Musée de Cambrai

Dès lors les sciences sont venues s’immiscer dans le théâtre, la poésie et les arts visuels. Fontenelle venait par exemple d’écrire une pièce de théâtre, La Comète (1681), où il raillait les superstitions de l’astrologie. En peinture, le spectacle de la nature céleste a commencé à inspirer de nombreux artistes comme Jacques de Lajoue ou, en Angleterre, William Hogarth et Joseph Wright.

Bien qu’à ma connaissance Donato Creti n’ait fourni aucune indication sur ses sources d’inspiration scientifique, l’examen de l’iconographie astronomique de son temps m’a permis d’établir de vraisemblables correspondances, que j’expose ci-dessous toile après toile.

La Lune

Donato Creti, Observations Astronomiques : la Lune

Dans un paysage montagneux, deux personnages masculins sont installés sur une petite plateforme rocheuse pour observer la pleine Lune. L’un d’eux utilise une lunette très semblable à celle qu’avait employée Galilée tout juste un siècle auparavant. L’astre des nuits occupe une taille énorme dans le ciel et montre une surface tachetée. Continuer la lecture de Observations Astronomiques : Huit toiles de Donato Creti (1711) décryptées

Du délitement de la communication scientifique

Je ne m’en prendrai pas ici à l’effroyable désinformation scientifique concernant les sujets de la santé, du climat ou encore des conflits géopolitiques, complaisamment relayée par 90 % des médias français aux mains d’un poignée de milliardaires représentants l’oligarchie mondialiste.
Non, je m’en tiendrai à ma propre discipline, la cosmologie, pour laquelle je pense avoir quelques compétences et avis pertinents, que d’aucuns me dénient dès que je sors du sujet  sur les réseaux sociaux (voir par exemple mon récent Journal Idéoclaste” aux éditions du Chien qu passe.)
Certes, les enjeux sociétaux de la cosmologie  paraissent minimes – du moins sur les temps courts de l’humanité – par rapport aux sujets précédents, mais l’exemple que je vais donner (parmi des centaines d’autres), un peu technique pour certains de mes lecteurs non avertis, illustre bien à mon sens le délitement général, le manque de rigueur et le laisser-aller qui ont envahi tous les secteurs de la pensée humaine, y compris ceux que l’on pouvait croire de haut étage et des plus fiables comme celui des sciences de l’univers.
Certes il n’est pas neuf que les médias soient toujours plus avides de “scoops” et de gros titres aguicheurs annonçant des nouvelles prétendument révolutionnaires, afin d’attirer les lecteurs. Dernières dérives en date, quasi hebdomadaires : toutes les nouvelles observations du JWST sont annoncées comme remettant en cause toute notre compréhension de l’univers, alors qu’un œil professionnel et objectif sait parfaitement que, loin de contredire le modèle standard, elles ne font que le rendre plus solide en lui imposant de s’affiner pour être encore plus efficace. Je me désole depuis longtemps que cette pratique systématique du sensationnalisme ait aussi envahi les agences de communication scientifique a priori respectables comme la NASA et les agences  spatiales, les organismes de recherche comme le CNRS, les laboratoires de recherche et les universités.
Mais venons-en enfin à mon exemple précis.
« Pesée d’un trou noir supermassif situé à 11 milliards d’années-lumière », peut-on lire sur le site d’actualité du très respectable laboratoire Lagrange à Nice. Même son de cloche sur le site de l’Observatoire de Lyon, celui du CNRS qui reprend mot pour mot le titre sans faire la moindre vérification ni, pire, remonter à la source de l’article technique original,  ou encore sur Futura Sciences, ce site d’informations scientifiques généralistes qui héberge ce blog et que je parraine, tout en me demandant chaque  jour si je vais continuer à le faire compte tenu de leurs prises de positions partiales, archi-conformistes et orientées pour tout ce qui concerne la santé et le climat et que j’abhorre car elles visent à créer de l’anxiété chez leurs lecteurs.
Revenons à nos moutons galactiques. Tous ces communiqués de presse mentionnent à juste titre les remarquables et récentes observations de la galaxie SDSS J092034.17+065718.0 (nom impossible à retenir) abritant un gros trou noir situé à 11 milliards d’années-lumière. Ils font état d’une très belle mesure récemment effectuée par l’instrument Gravity+ installé au VLT du Chili, ayant permis de détecter avec une précision extraordinaire le mouvement de nuages de gaz gravitant autour du présumé trou noir central de la très lointaine galaxie J09xxx et d’en déduire la masse de ce dernier : 320 millions de masses solaires. Au-delà de l’exploit technique que cela représente, il s’agit d’un résultat d’autant plus intéressant que, d’après les modèles de coévolution des trous noirs supermassifs avec leurs galaxies hôtes, ce trou noir-là est quatre fois moins massif qu’attendu par le modèle proposé il y a de nombreuses années par l’astronome Kormendy, dont la généralité a pourtant déjà été maintes fois démentie par de nombreux cas particuliers.
Alors qu’est-ce qui cloche dans l’information donnée ? Hé bien C’EST LA DISTANCE.
Comme je m’évertue à l’écrire depuis des dizaines d’années dans tous mes livres et articles de cosmologie (apparemment en vain), mais surtout comme le veut le B-A BA de la cosmologie relativiste, la distance en années-lumière d’un objet céleste N’EST PAS STRICTEMENT EQUIVALENTE  au temps que la lumière a mis pour nous parvenir (« temps de regard en arrière », en anglais « lookback time »).
Dès la question 7 “Jusqu’où peut-on observer les objets célestes avec les télescopes ?” de cet ouvrage élémentaire publié en 2019, j’explique de façon la plus pédagogique possible pourquoi il n’y a pas stricte équivalence entre les distance des galaxies lointaines et le temps que leur lumière a mis pour nous parvenir.
Il y a certes une équivalence directe pour les distances cosmologiques faibles : une étoile dont la lumière met dix mille années pour nous parvenir est bel et bien située à dix mille années-lumière. Idem pour une galaxie située à deux cents millions d’années-lumière : son temps de regard en arrière est deux cents millions d’années. Mais il se trouve que l’univers est en expansion, et qu’à suffisamment grande échelle, la correspondance numérique  distance/temps de regard en arrière cesse d’être valide. En x milliards d’années, la lumière a parcouru plus de x milliards d’années-lumière pour nous parvenir, car durant ce long intervalle de temps, l’espace a significativement allongé son trajet réel. Dans mon livre je donne l’exemple simple d’une fourmi circulant à la surface d’un ballon à la vitesse maximale d’un centimètre par seconde ; mais si le ballon gonfle en même temps, le parcours effectif de la fourmi au bout de dix secondes sera supérieur à 10 centimètres (temps de parcours multiplié par la vitesse propre) : il faut rajouter la vitesse d’expansion du ballon!
De fait nous disposons de formules précises, issues du modèle standard de la cosmologie, qui permettent de calculer tout cela, même si les formules ne sont pas simplissimes.
Primo il faut savoir que la distance d’une galaxie lointaine se mesure à partir de son décalage spectral vers le rouge (son « redshift »), d’où l’on déduit par une petite intégrale le temps de regard en arrière, et la distance. Comme je ne peux pas ici écrire de formules compliquées, pour les intéressés j’ai fait des copies d’écran que j’attache ci-dessous en images. Pour faire bref, le redshift mesuré de la galaxie J09xxx est 2.3, ce qui donne bien un temps de regard en arrière de 11 milliards d’années… MAIS UNE DISTANCE DE 22,17 MILLIARDS D’ANNEES-LUMIERE ! Une erreur d’un facteur deux quand même, par rapport à ce qui est annoncé dans les communiqués de presse susmentionnés.
Je note au passage que les communiqués de presse anglo-saxons sont (sur ce coup-là, mais pas toujours) plus corrects, en indiquant « at redshift z = 2.3, light travels to us for about 11 billion years », sans mentionner la distance. D’ailleurs, larticle technique original, publié le 29 janvier dans la célèbre revue Nature et sur lequel auraient dus s’appuyer les communiqués de presse, se contente de titrer très justement : “A dynamical measure of the black hole mass in a quasar 11 billion years ago”.
Un indicateur de plus de la dégringolade française tous secteurs confondus?
Seconde partie amusante mais plus technique de ce billet, pour les personnes intéressées.
Je connais bien sûr (mais pas par cœur) les formules cosmologiques permettant de faire le calcul. Mais, un peu paresseux et sans calculette à portée de main, j’ai voulu voir si chatGPT (que précédemment je n’avais utilisé que 3 fois par simple curiosité) pouvait faire le calcul à ma place. Je lui ai donc posé la question :
« En supposant la courbure de l’univers k=0, quelle est la distance d’une galaxie dont le redshift est 2,3 ? »
chatGPT me répond très correctement avec la bonne formule générale, dépendant des paramètres cosmologiques (constante de Hubble-Lemaître, densités de matière et d’énergie sombre), cf. capture d’écran dans l’image ci-dessous.
Je luis rétorque alors : « Je connais ces formules, mais vous ne me donnez pas le résultat numérique calculé pour les valeurs usuelles des paramètres cosmologiques (70, 0.3, 0.7) »
Là encore il me répond de façon impeccable en me donnant la bonne distance  : 6797.14 mégaparsecs, cf. capture d’écran:
C’est alors qu’arrivent les surprises. Je sais bien que pour avoir la distance dans l’unité plus familière des années-lumière utilisée dans les médias, il suffit de multiplier par 3,26 millions, ce qui fait 22,17 milliards d’années-lumière.
Or, voilà-t-il pas que pour effectuer cette multiplication ultra simple, ChatGPT croit judicieux de convertir d’abord les mégaparsecs en km, puis les km en années-lumière, et il me sort coup sur coup deux résultats aberrants, l’un de 2.05×10^25 années-lumière, l’autre de 2.24×10^28 années-lumière ! Je lui indique alors la simple formule pour convertir directement les mégaparsecs en années-lumière sans devoir passer par l’intermédiaire des kilomètres.
ChatGPT finit (comme presque toujours) par reconnaître son erreur:
« Je vous présente mes excuses pour cette erreur dans la conversion. Vous avez absolument raison. Donc, en multipliant 6797.14 mégaparsecs par 3.262×10^6, nous obtenons effectivement 2.2169306×10^10 années-lumière, comme vous l’avez correctement calculé.”
Moralité de l’histoire : ChatGPT est capable de trouver dans un article technique de cosmologie les bonnes formules, mais il se trompe lamentablement quand il s’agit de faire une simple multiplication. Vous appelez ça intelligence artificielle ? Et, pour en revenir aux communiqués de presse officiels, vous appelez ça de la bonne communication scientifique? Elle est tout simplement paresseuse. Car vous comprenez, se disent les journalistes et même les chercheurs professionnels impliqués dans leur communiqué de presse, écrire qu’une galaxie est située à 22 milliards d’années lumière alors que le big bang ne date que de 13,8 milliards d”années est tellement contre-intuitif qu’il vaut mieux tordre les chiffres. Ainsi va le monde. Jamais approfondir, toujours simplifier, quitte à tricher.
  Une dernière précision, qui renforce mes remarques critiques sur le délitement de l’information scientifique. Si j’ai demandé à chatGPT  de faire le calcul seulement pour un paramètre de courbure de l’espace k = 0, est-ce à-dire que j’accepte l’idée que l’univers puisse être infini? Certainement pas ! Car là encore, on néglige sans vergogne quelque chose de contre-intuitif mais de parfaitement cohérent sur le plan cosmologique : la possibilité que la topologie de l’univers soit multi-connexe (exemple simple parmi 17 autres géométries euclidiennes: un hypertore). Voir mon livre “L’univers chiffonné” entièrement consacré à la question, pour ne pas parler des dizaines d’articles techniques (dont le célèbre qui a fait la “une” de la revue Nature en 2003).
Mais là encore, il y a une immense paresse de la communication scientifique, y compris chez les professionnels, mis à part chez quelques-uns qui ont suivi les travaux pionniers des années 90 sur la question.
Si j’ai demandé à chatGPT de faire le calcul pour k =0 ce n’est pas parce que j’y crois (la valeur  k = 1 est beaucoup plus physiquement pertinente), mais parce que les contraintes expérimentales actuelles nous disent que la courbure de l’espace est “proche” de 0 (à 2 % près), de sorte que les formules plus générales faisant intervenir k  donnent un résultat quasiment identique en ce qui concerne les distances. En revanche, comme je l’ai écrit maintes fois, il suffirait que la valeur de k soit positive même à un milliardième près pour que l’espace soit automatiquement fini (cf. le B-A-BA des géométries non-euclidiennes), ce qui fait quand même une sacrée différence avec l’hypothèse absurde, paresseuse et à jamais indémontrable, de l’infinité de l’espace ! Sans oublier les vertigineuses implications philosophiques que cela implique.

Continuer la lecture de Du délitement de la communication scientifique

Tommaso Campanella, de l’Apologie de Galilée à la Cité du Soleil

Tommaso Campanella, philosophe italien né en 1568 en Calabre et mort à Paris en 1639, a passé pratiquement la moitié de sa vie dans diverses geôles de l’Inquisition. Opposé à Aristote et adepte d’une philosophie qualifiée de « naturaliste », il a été accusé d’hérésie à plusieurs reprises, mais sa désobéissance et ses récidives lui ont valu en 1602 une condamnation à trente années de prison. Il en effectuera vingt-sept, au cours desquelles il rédigera plusieurs ouvrages, dont L’Apologie de Galilée (1611) et La Cité du Soleil (1623), tout en correspondant avec de nombreux savants, dont l’humaniste provençal Nicolas Fabri de Peiresc. Ce dernier deviendra son ami lorsque, quittant enfin l’Italie en 1634, Campanella se réfugiera en France.

L’Apologie de Galilée est un traité répondant à la question que lui posa en 1611 le Saint Office au sujet de la thèse copernicienne défendue par Galilée : « Le Soleil est le centre du monde, la Terre n’est pas immobile, mais elle tourne autour d’elle-même et autour du Soleil ». Il peut paraître étrange que, sur un sujet aussi sulfureux, l’Église ait demandé consultation à un philosophe qu’elle avait elle-même emprisonné pour sa pensée hérétique ! Mais c’est un signe que, une année seulement après la publication du Sidereus Nuncius où les observations astronomiques rapportées par le savant italien réfutaient la théorie géocentrique de Ptolémée, l’Eglise cherchait des avis éclairés extérieurs à sa congrégation. En outre, Campanella avait connu Galilée à Padoue.

Ce petit traité représente un tour de force dans la mesure où il fut composé en très peu de temps par un homme qui n’avait d’autres ressources que sa prodigieuse mémoire et les innombrables lectures qu’il avait retenues. Sous une forme polémique très virulente, il est néanmoins très persuasif en raison de sa grande érudition. C’est un document historique qui révèle d’une part une dévotion de Campanella envers le savant Galilée plus qu’envers la vérité astronomique ou philosophique elle-même, d’autre part le courage qu’il y avait à risquer une aggravation des maux déjà supportés par le philosophe incarcéré.

L’Apologie de Galilée se termine par une péroraison demandant qu’on n’interdise pas au savant de poursuivre ses études et qu’on ne supprime pas ses écrits, ce qui, annonce-t-il, ferait tomber le ridicule sur les Saintes Écritures. Nous savons que cela n’a guère plaidé favorablement la cause de Galilée, qui sera lui-même condamné pour hérésie en 1633. Nous savons aussi que ce dernier s’est bien gardé de faire le moindre commentaire sur cet ouvrage apologétique, de même qu’il s’était bien gardé de faire la moindre allusion aux écrits de Giordano Bruno, petites lâchetés qui lui seront plus tard reprochées par Johannes Kepler. L’ouvrage ne sera publié en Italie qu’en 1621. Il faudra attendre 2001 pour disposer d’une remarquable traduction en français de Michel Lerner – spécialiste mondialement renommé de cette période charnière de l’histoire de l’astronomie, déjà auteur d’un Nicolas Copernic d’un Monde des Sphères –, accompagnée de 150 pages d’introduction et de 117 pages de notes de premier ordre. A cette époque je présidais la commission scientifique au Centre National du Livre et j’avais chaudement recommandé l’octroi d’une subvention pour l’édition de l’ouvrage !

Bien plus connue est  La Cité du Soleil, utopie sociale et politique composée en latin, à l’exemple de la République de Platon et de l’Utopie de Thomas More (1516). Continuer la lecture de Tommaso Campanella, de l’Apologie de Galilée à la Cité du Soleil

Les nuits étoilées de Vincent van Gogh

 

Entre septembre 2019 et mai 2020 j’ai publié sur ce blog cinq billets consacrés à l’analyse astronomique, épistolaire et picturale de la demi-douzaine de tableaux où Vincent van Gogh a représenté des nuits étoilées.

J’ai depuis complété ce travail par une enquête plus approfondie, qui vient de se concrétiser par la publication d’un beau livre illustré paru le 16 février 2023  aux éditions Seghers.  Par égard  pour mon éditeur je retire donc mes billets et invite mes  lecteurs à se reporter  à cet ouvrage plus complet et fort bien illustré, dont je donne ici quelques images et le descriptif : 

Les Nuits étoilées de Vincent Van Gogh

  • Éditeur ‏ : ‎ Seghers (16 février 2023)
  • Langue ‏ : ‎ Français
  • Broché ‏ : ‎ 160 pages
  • ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2232146206
  • Prix : 21 euros

Quatrième de couverture :

1888. Agé de 35 ans, Vincent Van Gogh, l’homme du nord, s’installe à Arles et découvre la lumière provençale, éclatante de jour comme de nuit. Stupéfait par la limpidité du firmament, ce passionné d’astronomie se laisse gagner par un projet nouveau : peindre le ciel. Et, même s’il est intimidé par le défi, il veut surtout peindre un ciel étoilé. Parce que « La nuit est encore plus richement colorée que le jour ».

Certains de ses plus grands chefs-d’œuvre naîtront de cet élan : Terrasse de café le soir, La Nuit étoilée sur le Rhône, La Nuit étoilée de Saint-Rémy-de-Provence… Les étoiles correspondent-elles toujours, dans ces tableaux, à une configuration réelle du ciel nocturne, reproduit d’après une observation précise ?

Pour répondre à cette question, et nous éclairer sur un aspect fondamental de la vision artistique du peintre, Jean-Pierre Luminet a mené une enquête passionnante, se rendant sur les lieux précis où Van Gogh a peint, s’appuyant sur sa correspondance, consultant des travaux préexistants, et recourant à des logiciels de reconstitution astronomique. Entre biographie, histoire de l’art, science et poésie.

Chapitres

• Une nuit vivante et colorée

•Un coin de ciel bleu étoilé

• L’énigme de la Grande Ourse

• La blancheur bleue des voies lactées

• En plein calcul compliqué

•Pas d’autre clé que celle de la poésie

Déchirures d’un temps plissé : Hommage au compositeur Robert Pascal (1952-2022)

 

Je viens d’apprendre avec grande affliction la disparition de Robert Pascal (3 juin 1952 – 9 novembre 2022), un ami d’enfance connu au lycée qui avait judicieusement bifurqué des mathématiques supérieures à la création en musique contemporaine. Cet article lui rend un hommage malheureusement posthume. Il est en grande partie extrait de mon livre de 2020 « Du piano aux étoiles », dans lequel je lui consacre quelques pages dont la lecture l’avait beaucoup touché. Depuis plusieurs années Robert luttait courageusement et dans la plus grande discrétion contre un cancer, épaulé par son épouse Anne-Laure, elle-même musicienne et enseignante au conservatoire de Cavaillon, ma ville natale.

Les pages 135 à 138 de mon livre “Du piano aux étoiles”, publié en 2021 au Passeur Editeur, sont consacrées à Robert Pascal.

J’avais fait la connaissance de Robert en 1969 au lycée Thiers de Marseille, où mes parents m’avaient envoyé faire les classes préparatoires aux Grandes Écoles. Vivant de plus en plus mal le clivage qui régnait entre les diverses disciplines de l’esprit, j’essayais de parler de musique classique, de littérature et de poésie plutôt que de mathématiques, avec des camarades qui pour la plupart restaient hermétiques, polarisés sur les examens. L’un d’entre eux, cependant, se distinguait sur deux plans : il était né comme moi un 3 juin (bien qu’une année plus tard), mais surtout il prêtait une oreille attentive à mes intérêts musicaux. Pensionnaire, j’avais en effet apporté dans le dortoir des élèves un petit poste radio, sur lequel j’écoutais France Musique. Chaque matin, au lever, j’étais fasciné par un interlude qui passait entre deux programmations, où l’on entendait un oiseau chantant sur un arrière-fond de piano et de violons jouant très legato. C’était lancinant, magique et très évocateur (cinquante ans plus tard, en faisant une recherche sur Internet, j’ai fini par trouver qu’il s’agissait d’un extrait du Concerto pour rossignol et orchestre que Jean Wiener avait composé en 1956 pour le film de Jean Duvivier, Voici le temps des assassins – une rareté quasiment introuvable, que l’on peut cependant écouter ici sur Youtube :

C’est sans doute ce qui a poussé mon camarade – il s’agissait donc de Robert Pascal – à m’adresser la parole, et nous avons discuté de notre passion commune. Je lui avais fait particulièrement l’éloge du poème symphonique Pacific 231, composé en 1923 par Arthur Honegger, que je venais de découvrir et qu’il ne connaissait pas. En 1949 il a servi d’illustration sonore au court métrage éponyme  réalisé par Jean Mitry, dont la vedette principale est la locomotive à vapeur Pacific 231 E 24 « Chapelon »:

Puis nos chemins ont divergé. Moi à la fac de Marseille, lui à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, et j’avais oublié jusqu’à son nom.

C’est alors qu’une bonne trentaine d’années plus tard, en 2004 précisément, j’ai reçu un courriel me rappelant à son bon souvenir. Robert Pascal avait retrouvé ma trace grâce à la lecture d’un de mes livres d’astronomie destinées au grand public. Il se souvenait de notre conversation lycéenne sur Pacific 231, et m’apprenait surtout qu’après les mathématiques il s’était consacré entièrement à la musique, enseignant la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Lyon. Ayant lu aussi que j’avais collaboré avec le compositeur Gérard Grisey, initiateur du courant dit de la « musique spectrale », il m’invitait à une table ronde pour en parler. Invitation à laquelle, submergé de travail, je ne pouvais hélas me rendre. Quinze années passèrent de nouveau, sans plus de contact.

En 2019, Robert Pascal eut la généreuse idée de me relancer en m’envoyant des enregistrements de ses compositions. Je découvris ainsi Des rives de lumière (1997) pour petit ensemble, œuvre brillant d’une belle noirceur et d’une profonde intensité.

Quelques mois plus tard, ce furent d’émouvantes retrouvailles dans sa maison d’Eyguières, où je redécouvris un être très attachant, alliant une immense modestie à une incroyable bienveillance. Quarante-cinq ans s’étaient passés, et accompagné par son épouse Anne-Laure il m’accueillit en m’embrassant comme si nous ne nous étions quittés que la veille !

Premières retrouvailles avec Robert Pascal en novembre 2019 à Eyguières. Photo prise par Anne-Laure.

Mais au-delà de ces souvenirs personnels, quel a donc été le parcours musical de Robert Pascal ? Continuer la lecture de Déchirures d’un temps plissé : Hommage au compositeur Robert Pascal (1952-2022)

Première image du trou noir galactique Sagittarius A*: un décryptage inédit

Après cinq années de calculs et d’analyses, la collaboration internationale du télescope Event Horizon (EHT) a livré le 12 Mai 2022 l’image de Sagittarius A* (Sgr A*), le trou noir géant tapi au centre de notre galaxie (la Voie lactée), à 27 000 années-lumière de la Terre. Jusqu’à présent, on ne percevait qu’indirectement sa présence, à partir de quelques émissions dans le domaine radio et l’observation des trajectoires des étoiles orbitant à grande vitesse autour d’une masse gigantesque mais invisible. Après celle obtenue par l’EHT en 2019 du trou noir central de la lointaine galaxie M87, c’est donc la seconde image directe de ce type d’astre dont on dispose à ce jour.

Figure 1. Première image du trou noir géant Sagittarius A* situé au centre de la Voie lactée, dévoilée par les équipes du programme international de radioastronomie Event Horizon Telescope. © EHT Collaboration/ESO

Une recomposition complexe

Souvenez-vous. La toute première image télescopique d’un trou noir entouré d’un disque de gaz chaud avait été dévoilée en avril 2019 par les mêmes équipes de l’EHT : il s’agissait du trou noir M87* situé au centre de la galaxie elliptique géante M87, distante de 56 millions d’années-lumière. Les observations de Sgr A* avaient été effectuées en avril 2017, lors de la même campagne que celles de de M87*. S’il a fallu cinq années d’analyse pour Sgr A* contre deux pour M87*, c’est parce que durant le temps de pose des observations – de l’ordre de l’heure – , l’émission lumineuse du disque de gaz autour de Sgr A* est très variable, alors que celle autour de M87* est figée. La raison tient à ce que Sgr A* a une masse 1500 fois plus faible que M87* (4 millions de masses solaires pour SgrA* contre 6 milliards pour M87*), de sorte que l’échelle de temps caractéristique de la variabilité lumineuse, donnée par la simple formule  GM/c3, est beaucoup plus rapide : 20 secondes, contre plusieurs heures pour M87*.

Figures 2a-b. En haut, le montage illustre l’énorme différence de tailles entre M87* et SgrA*, rapportées à la taille de notre système solaire. En bas :en raison de sa taille géante, la structure lumineuse autour de M87* a très peu varié au cours des 4 jours d’observations effectuées en avril 2017.

Tenter de capturer une image nette de SgrA* dans un temps de pose d’une heure revenait donc à prendre la photo d’un chien courant après sa queue. Il a fallu un travail d’intégration  considérable pour reconstruire une image “moyenne” de SgrA* suffisamment nette, comme le montre clairement la figure 3.

Figures 3a-b. A gauche, plusieurs dizaines de clichés de SgrA* montrent sa grande variabilité temporelle, au point que la reconstruction d’une image moyennée ne peut reproduire précisément l’état du flot d’accrétion (position incertaine des surbrillances). A droite en revanche, pour M87*, en raison de sa taille géante, la structure lumineuse qui l’entoure a très peu varié au cours des 4 jours d’observations effectuées en avril 2017, de sorte que l’image moyenne reflète assez fidèlement l’état réel du flot d’accrétion.

Pour atteindre la résolution angulaire nécessaire pour imager SgrA* et M87*, équivalente à l’angle minuscule sous lequel nous verrions depuis la Terre une pomme sur la Lune, l’EHT a utilisé un réseau de radiotélescopes s’étendant de l’Antarctique à l’Amérique du Nord en passant par le Chili, les îles Hawaï et l’Europe de façon à avoir l’équivalent d’un instrument unique de taille planétaire, fonctionnant en mode interférométrique.    

Figure 4. Les huit radiotélescopes du réseau EHT utilisés en avril 2017

Ce qui frappe de prime abord, c’est que les deux photographies de M87* et de SgrA* se ressemblent beaucoup : au centre, une ombre noire, image de l’horizon des événements (nom donné, je le rappelle, à la surface intangible d’un trou noir) agrandie d’un facteur 2,6 – (comme je l’avais montré dans mon article de 1979, cf. fig. 5), entourée d’une couronne lumineuse jaune-orangée, floue et présentant des taches de surbrillance.

Figure 5. Schémas extraits de mon article de 1979 et de mon ouvrage de vulgarisation “Le destin de l’univers” (2006), illustrant comment “l’ombre” d’un trou noir est l’image agrandie de son horizon des événements d’un facteur 2,6, en raison d’un effet de lentille gravitationnelle. Un anneau de lumière très fin, appelé anneau de photons, l’encercle.

Figure 6. Les deux images télescopiques ressemblantes de M87* et SgrA*

La différence la plus importante est l’apparence de trois taches surbrillantes bien distinctes dans l’anneau lumineux de SgrA*, alors que l’anneau de M87 est continu avec deux zones de surbrillance contigues. De même, l’ombre centrale paraît moins ronde pour SgrA*, sans doute en raison du grand nombre d’images qu’il a fallu intégrer pendant les heures d’observations.

Un catalogue de plusieurs milliers de simulations numériques a été établi aux fins de comparaison avec les clichés de l’EHT et de fixer des plages de valeurs probables pour les caractéristiques physiques (angle de vue, spin, etc)  de SgrA*. Du gaz chaud ionisé tourne rapidement autour du trou noir, formant comme des bras spiraux qui deviennent plus brillants à leur tangence avec l’anneau de photons, où la lumière est amplifiée par lentille gravitationnelle forte. Ce sont ces points brillants qui sont intégrés au cours du temps, et qui donnent la structure générale des couronnes lumineuses.

Figure 7. Il a fallu effectuer des milliers de simulations numériques pour reconstruire une image nette de SgrA*

Disque d’accrétion ou anneau de photons?

Que révèlent au juste ces deux clichés historiques ? A première vue (vue réservée cependant à quelques connaisseurs) on est tenté de les comparer avec les simulations numériques effectuées en 1979 par moi-même et en 1989 avec mon collaborateur Jean-Alain Marck:

Figure 8. Première simulation numérique d’un trou trou noir entouré d’un disque d’accrétion, parue en janvier 1979, avec légendes ajoutées. L’ombre du trou noir est au centre. “L’image du dessus” est l’image directe (dite) primaire du disque d’accrétion, déformée cependant par le champ de gravité. L’ISCO (Inner Stable Circular Orbit) est la dernière orbite stable marquant le bord interne du disque d’accrétion. L’anneau lumineux qui entoure l’ombre  est la superposition de l’anneau de photons et des images secondaire, tertiaire, etc. du disque d’accrétion. L’effet Doppler dû au mouvement du gaz à vitesse relativiste explique la forte asymétrie du flux lumineux apparent vu à grande distance. Le flux lumineux calculé est  cependant “bolométrique”, c’est-à-dire intégré sur toutes les longueurs d’onde du rayonnement électromagnétique.

Figure 9. Simulations numériques effectuées avec Jean-Alain Marck en 1989, reprenant mes calculs de 1979 mais y ajoutant de fausses couleurs et des angles de vue variables, grâce aux progrès des ordinateurs de l’époque.

d’en relever les frappantes similitudes :

Figure 10. Ressemblances à première vue frappantes entre les images télescopiques (en haut) et les simulations numériques (en bas)

et d’en tirer des conclusions rapides concernant la structure du disque d’accrétion et l’angle sous lequel il est vu depuis la Terre:

Figure 11. Une interprétation à première vue tentante…

J’avoue m’être moi-même laissé entraîner par cette interprétation, qui d’une part flattait mes calculs pionniers, d’autre part n’était aucunement démentie par les chercheurs de l’EHT, qui m’ont au contraire déroulé un tapis rouge lors de la première conférence tenue sur le sujet à l’Université de Harvard en juin 2019.

Figure 12. Ma conférence de clôture de la Black Hole Initiative Conference tenue à l’Université de Harvard les 20-22 mai 2019 après la publication de la première image télescopique de M87*.

Au point que, tant pour l’image de M87* que pour celle plus récente de SgrA*, cette interprétation a été reprise dans la plupart des médias de vulgarisation scientifique. D’autant que les articles spécialisés  publiés par les chercheurs de l’EHT, bourrés de détails techniques, restent étrangement vagues sur la question…

Or, la réalité physique est toujours plus complexe que nos premières grilles de lecture. Une analyse plus fine, faite depuis 2019 sur M87* et renforcée en 2022 par celle de SgrA*,  suggère que  la couronne lumineuse en forme de « donut » n’est pas l’image directe des disques d’accrétion gazeux orbitant autour de leurs trous noirs respectifs, et que les surbrillances ne reflètent pas complètement l’état réel du gaz autour du trou noir, ni ne traduisent  l’effet Doppler dû à la rotation relativiste du gaz  ! Continuer la lecture de Première image du trou noir galactique Sagittarius A*: un décryptage inédit

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (2/2)

Suite du billet précédent

Dans cette célèbre fresque de l’Adoration des Mages, réalisée par Giotto di Bondone en 1303, l’étoile de la Nativité est représentée sous forme d’un astre chevelu, autrement dit une comète. Nombre d’historiens estiment qu’il s’agit probablement d’une fidèle reproduction de la brillante comète vue en 1301 dans les cieux d’Europe, comète qui sera plus tard identifiée comme étant la comète périodique de Halley.

En 1979, un article de l’historienne de l’art américaine Roberta Olson [1] affirmait que l’étoile de la Nativité, peinte par Giotto dans l’Adoration des Mages du cycle de fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue, représente la comète de Halley. Le cycle, commandé par le marchand Enrico degli Scrovegni, a été commencé en 1303 et l’Adoration des Mages date probablement de la même année ou de l’année suivante.

Ce livre richement illustré sur les météores et les comètes, que je possède dans ma bibliothèque, reprend les thèses de l’article de Roberta Olson.

Edmund Halley

Or, la comète qui portera bien plus tard le nom d’Edmund Halley après que celui-ci ait montré qu’elle revenait périodiquement tous les 76 ans dans les parages du Soleil et correctement prédit son prochain retour pour 1748, était précisément passée en 1301 et avait illuminé le ciel nocturne de tout l’hémisphère nord, comme l’attestent les annales d’astronomie chinoise.

Olson pense que le peintre en a été tellement impressionné qu’il en a dessiné une représentation résolument naturaliste, un astre bien concret et chevelu, c’est-dire une comète. C’est une première dans l’histoire de l’art. Bien qu’une partie importante de la tradition religieuse de l’époque associait effectivement l’étoile de Bethléem à une comète, la tradition iconographique se limitait à la représenter comme une petite étoile stylisée, souvent avec des rayons de lumière éclairant le nouveau-né divin.

Deux représentations artistiques médiévales de l’Adoration des Mages avec l’étoile symbolique de la Nativité. A gauche, Codex de Bruchsal, 1220. A droite, Les Riches Heures du Duc de Berry, 1411-1416.

Cette représentation plus tardive de l’étoile de la Nativité suggérant un noyau de comète prolongé par une queue se trouve dans le très bel ouvrage du Polonais Stanislaw Lubienetski, “Theatrum Cometicum”, publié en 1668.

Dans le chef-d’œuvre de Giotto, la comète, grande et étincelante, domine le ciel de la fresque. Sa voûte vibre d’énergie ; en son centre se trouve l’astre chevelu, exhibant un centre lumineux de condensation et une queue rayée donnant un sens dynamique à l’arc tracé par la comète dans sa trajectoire céleste. C’est ainsi que les comètes les plus spectaculaires apparaissent à l’œil nu, et c’est ainsi que la comète « de Halley » a pu se montrer au peintre.

Selon certains auteurs, Giotto aurait reproduit fidèlement le centre brillant de la tête de la comète sous la forme conventionnelle d’une étoile à huit branches, pour donner l’illusion de translucence, comme dans la nature.

La comète de Halley est la plus célèbre des comètes périodiques, revenant dans les parages du Soleil et de la Terre tous les 76 ans, le temps d’une vie humaine. La plus ancienne mention de son observation remonte à l’an 611 avant notre ère, en Chine, dans les Annales des Printemps et Automnes. Son passage en l’an – 164 a également été consigné dans une tablette d’argile babylonienne – voir l’article de Wikipedia pour plus de précisions.

Compte-rendu Chinois de l’apparition de la comète de Halley en 240 av. J.-C., extrait des Annales Shiji_(史記)

Son plus récent passage, en 1986, offrait un spectacle visuel peu spectaculaire car la comète se trouvait alors à l’opposé du Soleil par rapport à la Terre, et n’était à peine visible à l’œil nu que depuis l’hémisphère sud. Mais, quittant notre planète, une flotte de cinq sondes spatiales s’est lancée à sa rencontre – deux Soviétiques, deux Japonaises, et une Européenne. Cette dernière fut judicieusement baptisée Giotto en hommage au peintre italien – preuve, s’il en fallait une, que tous les astronomes ne sont pas dépourvus de culture historique et artistique.

Vue d’artiste de la sonde européenne Giotto lancée en 1986.

Après un trajet de 150 millions de km parcourus en 8 mois, la sonde s’approche à 600 km du noyau cométaire pour en déterminer la taille et la forme – une sorte de cacahuète sombre – et sa nature physique. Et elle prend ce film extraordinaire où l’on voit lentement avancer un rocher irrégulier de 16 km de long sur 8 km de large. Mais derrière les images apparemment sereines, les astronomes devinent une surface criblée de geysers, des poches de glace congelée qui se vaporisent et jaillissent de tous côtés à mesure que le noyau se rapproche du soleil…

Toujours est-il que la comparaison entre l’astre chevelu peint par Giotto en 1303 et la photographie prise « de près » par la sonde éponyme est spectaculaire : même structure, même rapport entre la taille de la tête et le développement de la queue…

Toutes les missions astronomiques consacrées au passage de Halley/1986 n’ont pas été aussi heureuses. Ainsi, la navette spatiale Challenger s’était envolée le 28 janvier 1986 avec dans l’équipage une jeune institutrice censée donner des cours en direct depuis l’espace sur la comète. On se souvient que l’explosion de la navette pendant le décollage avait tué les sept membres de l’équipage.

***

Outre que très séduisante, l’hypothèse d’Olson paraît convaincante. Mais, aussi bien en science fondamentale qu’en histoire des sciences, cela vaut toujours la peine de creuser davantage, et il est légitime de se poser les deux questions suivantes :

1/ L’astre représenté par Giotto a-t-il vraiment été la comète de Halley passée en 1301 ?

2/ Et, pour en revenir au sujet de fond de ces billets de blog, l’étoile de la Nativité qui a guidé les rois Mages a-t-elle vraiment été une comète ?

L’étude d’Olson a été approfondie par l’astronome et vulgarisateur italien Paolo Maffei dans une magistrale fresque historique sur la comète de Halley [2]. Selon lui, l’attribution pose des problèmes car, alors que la comète peinte par Giotto est rouge, celle de Halley en 1301 était blanche, du moins selon les chroniques chinoises. De plus, une autre comète est apparue en 1301, qui a été vue en décembre et janvier, c’est-à-dire juste autour des festivités liées à la fresque en question (alors que celle de Halley était visible entre mi-septembre et fin octobre). Maffei estime probable que Giotto ait confondu les deux comètes dans son souvenir, les prenant pour une seule, et il cite le chroniqueur Giovanni Villani, qui parle en fait d’une seule apparition cométaire qui a duré de septembre à janvier. Maffei examine également les descriptions d’apparitions d’autres comètes entre 1293 et 1313 et en conclut qu’elles étaient soit imaginaires, soit trop discrètes pour avoir servi de “modèle” à la représentation de Giotto.

Dans une étude de 1999, Gabriele Vanin, astronome amateur italien et président de l’Unione Astrofili Italiani (qui, entre parenthèses, m’a attribué en 2008 son prix international « Lacchini »), ajoute quelques critiques d’ordre strictement astronomique à l’hypothèse d’Olson ainsi qu’à certaines conclusions de Maffei. Tout d’abord, la comète de Halley était-elle vraiment “grande et brillante” lors de son  passage de 1301 ? Selon le catalogue de Ho Peng Yoke, qui compile d’anciennes observations chinoises, japonaises et coréennes [3], la queue de la comète atteignait une longueur maximale de dix pieds chinois, soit environ 15°. Quant à la brillance de la couronne de la comète, il n’existe pratiquement aucune estimation dans les sources orientales. L’hypothèse de Maffei selon laquelle la phrase, rapportée par Ho, “atteignant la grande étoile de Nan-Ho [Raccoon]” signifie que Halley a égalé Raccoon (magnitude 0,34) en brillance, n’est pas convaincante, car l’attribution concerne le déplacement dans le ciel de la comète, apparue initialement dans la partie sud des Gémeaux (Tung-Ching). Très approximativement, en tenant compte de la distance minimale de la Terre atteinte lors de ce passage (0,18 unité astronomique, soit 27 millions de kilomètres), et du fait qu’elle ait été observée en septembre 1301 environ un mois avant son périhélie, supposant en outre que les paramètres photométriques étaient similaires aux paramètres actuels, on peut estimer que la comète a atteint une magnitude comprise entre 1 et 2, ce qui ne l’a pas rendu plus éclatante que les dizaines d’étoiles d’éclat comparable.

Dans ces conditions il est très difficile d’observer le noyau de la comète à l’œil nu aussi clairement que Giotto le représente, même dans le cas de grandes comètes passant près de la Terre, comme ce fut le cas des spectaculaires apparitions des comètes Hyakutake en 1996 et Hale-Bopp en 1997, auxquelles j’avais à l’époque consacrées des documentaires de télévision.

On peut se demander combien de grandes comètes la critique d’art Roberta Olson avait personnellement vues pour croire avec une si grande certitude qu’elles ressemblent à la représentation de Giotto. Il est certain que Hyakutake et Hale-Bopp ne correspondaient guère au paradigme de Giotto, avec leur énorme tête et leurs queues qui commençaient larges et s’effilaient progressivement. Même les autres grandes comètes qu’Olson aurait pu observer personnellement entre les années 1950 et 1970, comme Arend-Roland, Seki-Lines, Ikeya-Seki, Bennett et West, ne s’apparentaient pas à la comète de Giotto.

Les spectaculaires comètes Yakutake (à gauche) et Hale-Bopp (à droite) observées respectivement en 1996 et 1997.

Quant à la seconde comète de 1301, même si elle a réellement existé , elle a dû être beaucoup moins voyante que celle de Halley, si l’on considère que les très complètes chroniques orientales ne la recensent  même pas (seul l’astronome français Alexandre-Guy Pingré  (1791-1796) la mentionne, et en citant des observations exclusivement européennes, sachant à quel point les descriptions médiévales des phénomènes célestes étaient peu fiables).

Ces doutes astronomiques sont renforcés par des considérations purement artistiques. Dès 1985, un court mais incisif essai de Claudio Bellinati [4] démontait littéralement l’interprétation iconographique d’Olson. Son auteur soutient que la représentation “naturaliste” de la comète est un fait typiquement padouan, car elle n’est pas répétée dans trois autres représentations plus tardives (de Giotto ou de son école) de l’histoire de l’enfance du Christ (basilique inférieure d’Assise, 1315-16) et de l’Adoration des Mages (1320,  Metropolitan Museum de New York), où l’étoile de la Nativité a des formes stylisées.

Scène de la Nativité du Christ de Giotto dans la Basilique inférieure d’Assise

Giotto di Bondone, Adoration des Mages, 1320 (Metropolitan Museum, New York)

La représentation padouane n’aurait donc pas été influencée par une vision directe de la comète de Halley ou de toute autre comète apparue dans ces années-là, mais par la lecture de l’Evangile du Pseudo-Matthieu et l’inspiration provenant de Pietro D’Abano et des maîtres physiciens de la cathédrale de Padoue. Continuer la lecture de L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (2/2)

L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (1/2)

Comme vous le savez, l’étoile de Bethléem, ou étoile de la Nativité, est le signe qui, dans la tradition chrétienne, a annoncé à des mages orientaux la naissance de Jésus et les a guidés vers Bethléem pour rendre hommage au Messie annoncé par les Prophéties. L’Epiphanie, le 6 janvier, célèbre précisément le jour de l’Adoration des Mages, scène réelle ou fictive qui a au moins l’immense mérite d’avoir suscité de nombreux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Notons cependant que, sur les quatre évangiles dit canoniques, seul celui de Matthieu (chap. II, versets 1-10) évoque l’étoile et la visite des Mages.

Évangile selon Matthieu, Codex Harleianus 9, minuscule 447 (Gregory-Aland), XVe siècle, British Library.

La nature de l’étoile de la Nativité a fait l’objet d’innombrables spéculations au cours des siècles. Les propositions d’explications vont du pur miracle à la fable pieuse, en passant par les tentatives de conférer une base rationnelle au récit de Mathieu par le biais d’un événement astronomique réel. Vous ne serez pas étonné si je m’en tiens ici aux hypothèses astronomiques, malgré une petite surprise que je vous réserve pour la toute fin… Compte tenu de l’ampleur du sujet et de la riche iconographie, je sépare cet article en deux billets distincts. J’y fais un résumé de plusieurs de mes textes disséminés çà et là dans mes écrits passés, fondés comme toujours sur une documentation rigoureuse et des recherches effectuées par quelques éminents collègues en histoire des sciences.

Il y a essentiellement trois sortes d’événements célestes suffisamment spectaculaires pour faire office de candidats :

  • une conjonction exceptionnelle de planètes,
  • l’arrivée d’une comète brillante,
  • l’apparition d’une étoile nouvelle (fin explosive d’une étoile en nova ou supernova)

Lire l’excellent et très documenté ouvrage de mon collègue et ami Jean-Marc Bonnet-Bidaud sur 4000 ans d’astronomie chinoise.

Eliminons d’emblée la troisième hypothèse, malgré quelques articles ayant tenté de la soutenir. Les « étoiles nouvelles », dont l’éclat peut en effet augmenter au point de devenir visibles à l’œil nu durant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, ont été soigneusement consignées durant plus de deux millénaires dans les annales d’astronomie d’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Or, aucune mention d’une telle apparition durant la période supposée de la naissance de Jésus ne ressort de la compilation de ces annales.

Consacrons donc ce premier billet à l’hypothèse d’une rare conjonction planétaire. C’est ma préférée pour la bonne (et très subjective !) raison qu’elle a été avancée pour la première fois par mon astronome préféré : le génial Johannes Kepler, auquel j’ai consacré deux romans historiques et maints articles  ! Elle a aussi l’avantage d’être associée de curieuse manière à l’apparition d’une étoile nouvelle survenue un an plus tard.

Les paragraphes qui suivent sont développés dans ce roman publié en 2009, troisième volume de ma série des “Bâtisseurs du Ciel”. Disponible également en Livre de poche.

Kepler, mathématicien impérial

Nous sommes en 1604. Depuis la mort de Tycho Brahe trois années auparavant, Johann Kepler a pris sa succession comme mathématicien et astrologue impérial auprès de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague. Il travaille d’arrache-pied sur les données de son défunt maître pour accoucher les lois des mouvement planétaires, qu’il ne finalisera que des années plus tard dans son Astronomia Nova puis son Harmonices Mundi.

La Nova Stella de 1604 représentée dans l’Epitomé de l’Astronomie Copernicienne publiée par Kepler entre 1618 et 1621

C’est alors qu’à l’automne une étoile nouvelle, une «Nova Stella » selon la terminologie de l’époque, surgit dans la constellation d’Ophiucus, à l’époque nommée Serpentaire. Elle va rester visible à l’œil nu près d’une année, si bien que des dizaines d’astronomes à travers l’Europe peuvent suivre son évolution.

Mais, de par sa position auprès de l’empereur, Kepler est le plus sollicité de tous. De toutes les universités du vieux monde on lui écrit pour lui faire part de ses propres observations et de ses interprétations. On vient le voir, on le questionne, on est inquiet. Les demandes les plus pressantes viennent du palais impérial : la cour l’accable de demandes d’horoscopes personnels, de prédictions sur le destin des royaumes et de l’empire. Tous veulent connaître la traduction de ce message divin, qui semble vouloir s’inscrire dans un contexte bien particulier. Un an plus tôt en effet, en 1603, a eu lieu dans le ciel une conjonction planétaire exceptionnellement rare entre Jupiter, Saturne et Mars. Ce « trigone flamboyant » avait déjà suscité toutes sortes de prédictions, telles que la conversion des Indiens d’Amérique, une émigration généralisée vers le Nouveau Monde, la chute de l’Islam ou encore et comme toujours dans ces cas-là, le retour du Christ… Continuer la lecture de L’étoile de la Nativité : légende mystique, conjonction planétaire ou comète ? (1/2)

La constellation d’Orion, ou la Main montée au ciel

« Mais je reviens à ma journée du Dimanche. C’était avec plaisir que je voyais Papa venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient doucement et cette vue me ravissait… Il y avait surtout un groupe de perles d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à peu près sa forme), je le faisais voir à Papa en lui disant que mon nom était écrit dans le Ciel et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air, ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé ! »

Thérèse de Lisieux, Manuscrit A, folio 17/18

Extrait d’une lettre manuscrite de Thérèse dessinant le « T » formé par les étoiles du Baudrier (barre horizontale) et celle de l’Epée (barre verticale)

La constellation d’Orion pris par le Télescope spatial Hubble (les lignes caractéristiques joignant les étoiles sont rajoutées au cliché)

 

Orion est pour beaucoup la plus belle constellation du ciel. Visible l’hiver sous les latitudes européennes, la figure du géant Orion se dessine par neuf étoiles principales : quatre (dont Bételgeuse et Rigel sont de première grandeur) forment un rectangle et trois sont alignées dans le Baudrier, appelées aussi les Trois Rois. Chez les Égyptiens, Orion était identifié au dieu Osiris, dieu de la Mort et de l’outre-monde : son sarcophage du dieu, figuré par les trois étoiles alignées au centre, formant le Baudrier, était veillé par les quatre fils d’Horus,  symbolisés par Saïph, Bételgeuse, Bellatrix et Rigel.

Dans la mythologie grecque, le chasseur géant Orion poursuit les Pléiades, tenant de la main gauche une peau de bête ou un bouclier, brandissant de l’autre une massue ou une épée pour combattre le Taureau qui se précipite sur lui. Orion est donc un thème de choix pour les cartographes du ciel.

On pourrait écrire pour le moins un livre entier sur les mythes et légendes du monde entier liés à cette configuration stellaire exceptionnelle, et plus encore sur la richesse d’informations astronomiques que l’on tire de son observation et de son étude. On se contentera ici de quelques aperçus.

Le chasseur Orion combattant le Taureau (Atlas de Fortin, 1776)

Le premier recensement scientifique connu des étoiles d’Orion figure dans L’Almageste de l’astronome grec d’Alexandrie Claude Ptolémée (vers 150 ap. J.-C.). La première ligne désigne non pas une étoile mais une nébuleuse. La deuxième décrit Bételgeuse, donne sa longitude et sa latitude, et lui assigne une magnitude de 1. Dans la dernière colonne, Ptolémée assigne en effet une grandeur aux étoiles, le nombre 1 étant attribué à la plus brillante et 6 à la plus faible. L’autre étoile de première grandeur, qui sera ultérieurement connue sous le nom de Rigel, est décrite quelques lignes plus bas comme « l’étoile brillante qui est dans le pied gauche en contact avec l’eau ».

Suite à l’acquisition d’un manuscrit d’Aratus datant du ixe siècle dans la version de Germanicus, aujourd’hui conservé à la Reijksuniversitet de Leyde, Hugo de Groote, dit Grotius (1583-1645) entreprit une belle édition des Phénomènes d’Aratus qui vit le jour en 1600. Les illustrations représentent le chasseur Orion de dos, le bras gauche couvert d’une peau de lion. Les étoiles qui courent le long de sa colonne vertébrale sont une pure invention du graveur. Dans Hyginus, Poeticon astronomicon (Venise, 1482), la gravure représente Orion vu de face, armé d’un bouclier et d’une massue. Bien que les positions des étoiles soient indiquées, elles ont peu de rapport avec les positions décrites par Hyginus, et encore moins avec la réalité.

A gauche, Orion vu de dos, dans Grotius (1600). A droite, Orion vu de face, dans Hyginus (1482)

Les représentations figuratives de la constellation d’Orion ont beaucoup changé tout au long de l’histoire de l’Uranométrie (discipline qui traite des cartes du ciel), jusqu’à la disparition des figures mêmes des constellations et l’apparition de la photographie, au XIXe siècle.

A gauche, représentation médiévale (XIIIe siècle). A droite, Orion dans l’Atlas de Bayer (1602), marquant un renouveau de l’Uranométrie.

Disparition du personnage d’Orion, mais maintien des lignes principales de la constellation (Atlas de Dien, 1851)

À partir des années 1950, les cartes du ciel ont été réalisées photographiquement à l’aide d’instruments à large champ, utilisant des émulsions soigneusement calibrées en fonction des différentes longueurs d’onde. Les atlas de l’ESO (European Southern Observatory), tout comme celui réalisé au mont Palomar (Palomar Sky Survey), existent en version « souple » sous forme de films servant principalement à la préparation des observations, ou en version « dure » sous forme de plaques de verre destinées à des mesures de grande précision.

Deux images photographiques modernes de la constellation d’Orion. A gauche: cliché de S. Kohle, Université de Bonn. A droite, cliché d’Akira Fuji.

A gauche, le Baudrier et l’Epée d’Orion. Le baudrier est formée de trois étoiles quasi parfaitement alignées et équidistantes, et de magnitudes voisines (2e grandeur). Sous cet alignement, un autre alignement Nord-Sud, plus faible, marque l’épée d’Orion, dans laquelle la lunette astronomique ou le petit télescope révèlent la fameuse nébuleuse d’Orion (de fait visible faiblement à l’œil nu dans de très bonnes conditions).
A droite, montage montrant la taille des trois étoiles du Baudrier nommées Alnitam, Alnitak et Mintaka, par rapport à notre Soleil : il s’agit clairement de géantes bleues!

La nébuleuse d’Orion

La première mention de cet objet en tant que nébuleuse est due à Fabbri de Peiresc, en 1611, cf. le billet de blog que je lui ai consacré en 2017. Je rappelle juste ici que dès novembre 1610, l’humaniste provençal commence ses observations à la lunette astronomique depuis la terrasse de son hôtel, et le 26 novembre il découvre ensemble la nébuleuse d’Orion, décrite par ces mots : « In Orione media… Ex duabus stellis composita nubecula quamdam illuminata prima fronte referabat coelo non oio sereno » (« Au centre d’Orion, une nébulosité comprise entre deux étoiles en quelque sorte vue de face et éclairée par devant, le ciel n’étant pas parfaitement clair »).

Page du cahier d’observations de Peiresc décrivant ses observations des satellites de Jupiter et sa découverte de la nébuleuse d’Orion (Bibliothèque Inguimbertine, Carpentras)

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Les Chroniques de l’espace illustrées (13) : Femmes en orbite

Ceci est la treizième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

 

Femmes en orbite

Pionnière de la conquête spatiale, Valentina Terechkova est non seulement la première femme à être allée dans l’espace, mais elle reste, aujourd’hui encore, la seule femme à avoir effectué un vol solitaire en orbite. Son nom, pourtant, ne s’est pas véritablement inscrit dans l’histoire aux côtés de ceux de Iouri Gagarine ou Neil Armstrong.

Nous sommes le 15 juin 1963. Les Russes ont lancé conjointement les deux vaisseaux spatiaux Vostok 5 et 6 pour un vol jumelé. Dans l’un d’entre eux, la robuste Valentina Terechkova, parachutiste d’essai surnommée « la Mouette », établit la liaison radio avec son homologue masculin. « Nous naviguons à une distance rapprochée. Tous les systèmes de nos vaisseaux fonctionnent normalement. Nous nous portons bien. » Suivent les mots de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste : « On vous appelle “Mouette”, mais permettez-moi de vous appeler “Valia”. Je suis très fier qu’une fille de chez nous, une jeune fille du pays des soviets, soit la première à voler dans l’espace en possession des moyens techniques les plus perfectionnés. »

Une femme en orbite, c’est un choc pour l’opinion publique mondiale. Les Russes marquent un nouveau point dans la course à l’espace. Il faut néanmoins attendre dix-neuf ans pour qu’une seconde femme aille dans l’espace. Une Russe encore, Svetlana Savitskaya, qui en août 1982 passe une semaine à bord d’un vaisseau Saliout.

Qui a craqué?

L’agence spatiale soviétique a reconnu par la suite qu’une tentative d’accouplement humain avait eu lieu à bord, entre Svetlana et l’un des occupants de la station. Ils étaient quatre, on ne sait pas lequel fut l’élu… ou la victime ! Le test était d’essayer de concevoir le premier enfant de l’espace… De retour sur Terre, Svetlana déclara que pendant ce vol « elle s’était bien amusée ! », sans donner plus de précisions, et elle n’aborda plus le sujet par la suite. Elle était déjà mariée avec un pilote d’essai, avec lequel elle eut deux filles bien après l’expérience. Elle volera à nouveau en 1984, devenant aussi la première femme à effectuer une sortie dans l’espace.

Après sa sortie dans l’espace à bord de Saliout 7, Svetlana Savitskaya a poursuivi une carrière politique : en 1989, elle est devenue députée de l’URSS, ainsi que membre du Soviet suprême de l’URSS.

Les Américains, plus misogynes que les Soviétiques, n’ont envoyé leur première astronaute dans l’espace qu’avec la navette spatiale. Ce fut Sally Ride, astrophysicienne de profession, qui vola à bord de Challenger vingt ans après la Mouette. Continuer la lecture de Les Chroniques de l’espace illustrées (13) : Femmes en orbite

Franz Liszt dans les étoiles (2): 1811-1836

Suite du billet “de la rhapsodie à l’astéroïde

Les grandes manifestations du génie doivent faire l’office du soleil: illuminer et féconder.
Franz Liszt

Depuis sa naissance en 1811, placée sous le signe de la Grande Comète, jusqu’à sa mort en 1886, date de célèbres expériences scientifiques relatives à l’éther, Liszt a été l’exact contemporain de découvertes majeures en astronomie. Et même si le compositeur n’a pas exprimé directement son intérêt pour l’exploration scientifique du cosmos, sa passion pour le ciel spirituel, son rapport à la lumière et à l’éther et un certain nombre de ses compositions comprenant lieder, transcriptions, oratorios et œuvres pianistiques, rendent pertinent d’inscrire une partie de sa trajectoire humaine et artistique dans les étoiles. Et puis n’a-t-il pas été lui-même l’une des plus grandes « stars » de son époque, et n’a-t-il pas fréquenté la plupart des autres stars littéraires et artistiques de son temps ?

Dans se second billet reprenant en partie le dernier chapitre de mon livre “Du piano aux étoiles” en l’agrémentant de son et d’image, aventurons-nous donc en des terres fertiles mêlant musique, science, histoire, et littérature.

Sous le signe de la comète (1811)

La maison natale de Franz Liszt

Une belle bohémienne

Liszt naît le 22 octobre 1811 à Raiding, près de la frontière austro-hongroise (aujourd’hui Doborján, en Autriche). La sage-femme, une bohémienne, lui prédit gloire et prospérité, car une comète passe cette année-là dans le ciel. Elle déclare: « Franzi roulera un jour dans un carrosse d’apparat”.

La Grande Comète de 1811 fut en effet découverte au mois de mars par un astronome amateur vivant en Ardèche. Visible pendant neuf mois à l’œil nu, elle atteint une magnitude voisine de 0, soit celle des plus brillantes étoiles du ciel comme Véga. Ses caractéristiques extrêmement spectaculaires ont profondément marqué les contemporains. Sa conjonction avec une vague de chaleur estivale inédite a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve des échos dans la littérature de l’époque, et même plus tard : dans Guerre et Paix, Léon Tolstoï la décrit comme un présage de mauvais augure. Mais elle est aussi restée associée à une année d’excellents vins, de sorte qu’on la trouve mentionnée dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, publiée en 1825.

La Grande Comète de 1811, gravures d’époque

L’astronomie à l’aube du XIXe siècle

En 1781, William Herschel découvre au télescope la première planète invisible à l’œil nu : Uranus. Avant de devenir l’un des plus grands astronomes de son temps, Herschel (1738-1822) avait été compositeur. Durant sa jeunesse passée à Hanovre, il avait reçu une éducation musicale de son père, violoniste et hautboïste. Lui-même devenu hautboïste militaire, il est appelé en Grande-Bretagne en 1756. Libéré de ses obligations militaires, il obtient la direction des concerts d’Édimbourg, puis se retrouve organiste à Bath, dont il va organiser la vie musicale pendant dix ans. Entre 1759 et 1770 il compose 24 symphonies, une douzaine de concertos, des sonates pour clavecin et de la musique religieuse, je dois dire pas toujours très écoutables.

Portrait du jeune William Herschel, et partition de sa symphonie de chambre n°3.

Par bonheur féru d’astronomie, en 1776 il construit un télescope qui grossit 227 fois, le place dans le jardin de sa maison à Bath et, dans la nuit du 13 mars 1781, découvre par hasard la planète Uranus, croyant d’abord avoir affaire à une comète.

William Herschel s’initie à l’astronomie en compagnie de son épouse Caroline. A gauche, polissage du miroir du fameux télescope avec lequel il découvrira la planète Uranus.

Portrait d’Herschel après sa découverte d’Uranus en 1781. Il l’avait d’abord prise pour une comète : à droite, son compte-rendu d’observation que j’ai photographié à la Royal Society of London.

En 1796, le marquis de Laplace publie L’Exposition du système du monde, synthèse de toute la science de son temps qui lui vaudra d’être appelé le « Newton français ». Son ouvrage connaîtra cinq éditions successives jusqu’en 1835. Laplace y lance notamment de nouvelles hypothèses cosmogoniques, dont celle de la « nébuleuse primitive », à l’origine de tous les modèles actuels de formation des systèmes solaires et planétaires. On lui doit aussi la description d’un astre suffisamment massif pour emprisonner la lumière, que l’on appellera un siècle et demi plus tard « trou noir ». J’y reviendrai à la toute fin en évoquant la dernière pièce de Franz Liszt, Unstern, l’étoile du désastre.

On connaît la célèbre réplique que Laplace a adressée à l’empereur Napoléon lorsque ce dernier, après avoir lu son ouvrage, lui ait posé la sempiternelle question : « Et Dieu dans tout ça ? » – « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Je gage que le très fervent catholique Franz Liszt n’aurait guère apprécié ce point de vue…

Enfin, le premier jour du XIXe siècle voit la découverte du premier astéroïde par le moine sicilien directeur de l’Observatoire de Palerme, Giuseppe Piazzi. Il sera baptisé (1) Cérès. Comme dit dans le billet précédent, Liszt n’aura « le sien », (3910) Liszt, qu’en 2015.

A gauche : découverte en 1801 par Piazzi du premier astéroïde baptisé Cérès. Au centre, schéma de la ceinture principale d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. A droite, le livre que je leur ai consacré.

Naissance d’une étoile (1822-1827)

L’autoritaire père de Franz, Adam Liszt, en digne successeur de Leopold Mozart, enseigne le piano à son fils dès son plus jeune âge, lequel, on s’en doute, révèle très vite d’exceptionnelles capacités à la fois techniques et musicales.

Liszt enfant

Carl Czerny (1791-1857) et Antonio Salieri (1750-1825), professeurs du jeune Liszt à Vienne

En 1822-1823, Franz travaille à Vienne, auprès de Salieri pour la composition et le chant, et de Czerny pour la technique pianistique. C’est ce dernier qui, le 13 avril 1823, organise une rencontre entre son élève et Beethoven. Le vieux lion étant devenu complètement sourd, on ne sait ce qu’il retint vraiment de l’audition. Mais on sait que pour Liszt cette rencontre, au cours de laquelle il exécuta devant Beethoven une des œuvres du maître, fut inoubliable. Il lui voua toute sa vie un culte, devint l’un de ses plus grands interprètes, et à partir de 1835, organisa de nombreux concerts de ses œuvres dans toute l’Europe.

Liszt joue devant Beethoven, gravure par Rudolf Lupus. Buste de Beethoven moulé par Danhauser (photographie que j’ai prise au Musée Franz Liszt de Budapest).

En 1824, la famille Liszt s’installe à Paris. On connaît l’histoire de la candidature de Franz au Conservatoire, refusée par son directeur italien Luigi Cherubini, qui invoque un article du règlement en vertu duquel les étrangers ne peuvent pas s’inscrire.

Franz reçoit alors des leçons privées de composition d’Anton Reicha et de Ferdinando Paër. En parallèle il mène des tournées européennes d’enfant prodige ; la presse parisienne l’affuble du sobriquet de « petit Litz ». 

Anton Reicha (1770-1836) et Ferdinando Paër (1771-1839), professeurs de composition du jeune Liszt à Paris

En 1827, son père meurt à Boulogne-sur-Mer de la fièvre typhoïde, il n’ a que cinquante ans. Franz, qui en a quinze,  fait venir sa mère, qui passera le reste de jours en France.

A gauche, portrait de jeunesse d’Adam Liszt, violoncelliste et secrétaire du prince Esterházy. Au centre, Anna Liszt (née Lager), mère de Franz. A droite, mémorial d’Adam Liszt au cimetière de Boulogne-sur-Mer.

 

Continuer la lecture de Franz Liszt dans les étoiles (2): 1811-1836

Franz Liszt dans les étoiles (1) : de la rhapsodie à l’astéroïde

La musique est à la fois une science comme l’algèbre, et un langage psychologique auquel les habitudes poétiques peuvent seules faire trouver un sens.
Franz Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique.

Le dernier chapitre de mon livre « Du piano aux étoiles, une autobiographie musicale », paru le 7 octobre 2021 au Passeur Editeur, est consacré à mon compositeur fétiche, Franz Liszt. Ce n’est peut-être pas mon compositeur préféré (je penche pour Ravel), mais d’une part sa musique si variée (son catalogue comprend 1400 numéros !), certes inégale de par son abondance mais comportant de nombreux chefs-d’œuvre en bonne partie méconnus du public mélomane standard, m’accompagne depuis mon enfance, d’autre part la prodigieuse générosité du personnage en fait le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, comme je le préciserai plus loin.

En raison des contraintes éditoriales, mon livre n’est malheureusement pas illustré, alors que je dispose d’une abondante iconographie lisztienne, que j’ai au demeurant déjà utilisée lors de conférences sur cet extraordinaire personnage que j’ai données à plusieurs reprises, notamment au festival Lisztomanias qui depuis 20 ans se tient chaque année au mois d’octobre à Châteauroux, selon le vœu exprimé par Liszt lui-même auprès de Georges Sand et concrétisé de splendide manière par mon ami musicologue, écrivain et éditeur Jean-Yves Clément.
L’intérêt d’un blog est de pouvoir mêler texte, images, audio et vidéos. Pour tous les amoureux de la musique du XIXe siècle, je propose donc ici une version illustrée de l’épopée lisztienne qui, compte tenu de sa longueur et sa richesse, sera découpée en une série de billets. Vous y découvrirez au passage comment la musique se mêle étroitement à l’astronomie, quitte à filer parfois la métaphore, mais aussi à la littérature, à la poésie, et à l’Histoire tout court.

Je suis lisztomaniaque depuis mon adolescence. Le point de départ a sans nul doute été ma première écoute, sur un vieux 78 tours en celluloïd rigide, de la 2ème Rhapsodie hongroise de Liszt dans l’interprétation d’Alexandre Brailovski, suivie peu après de sa version orchestrale par Roberto Benzi.

Comme je m’en rendrais compte plus tard, ce n’est sans doute pas le plus grand chef-d’œuvre du compositeur, mais c’était une introduction idéale à la partie de sa musique la plus connue, placée sous le signe du folklore hongrois et de la haute virtuosité.

Je découvrirai progressivement le reste de son œuvre immense et si variée avec mon ami d’enfance Philippe André, devenu comme moi lisztomaniaque au point de publier, en marge de sa brillante carrière de psychiatre, plusieurs ouvrages de premier plan sur Franz Liszt, dont j’ai déjà rendu compte sur ce blog.

Durant de longues années Philippe et moi nous nous sommes guidés mutuellement dans nos écoutes, partageant nos enthousiasmes pour l’irremplaçable Cziffra des Rhapsodies Hongroises et des Études d’Exécution Transcendante,

pour le Berman des Années de Pèlerinage (avant de connaître la version ultérieure de Chamayou),

pour le Ciccolini des Harmonies poétiques et religieuses (avant que François-Frédéric Guy n’en grave la version de référence),

l’Horowitz de la Sonate en si mineur, le prodigieux Byron Janis des œuvres pour piano et orchestre, la collection complète des coffrets de France Clidat qui nous permit de découvrir des pièces moins connues (les meilleures Polonaises de la discographie),

sans oublier les trésors oubliés des oratorios (Christus, Psaume 13)

et son œuvre symphonique (les 13 Poèmes, la Faust et la Dante-Symphonie) dans laquelle Wagner a si abondamment puisé, parfois sans vergogne (ce à quoi Liszt « n’opposa jamais que l’acquiesçante bonté d’un sourire », Debussy dixit).

Aujourd’hui, Liszt occupe encore la plus grande place dans ma discothèque, même si je ne suis pas allé jusqu’à acquérir, comme Philippe André, les 99 CD de l’intégrale pour piano enregistrée par Leslie Howard !

Outre sa musique aux styles et climats si variés, démarrant dans la virtuosité pure pour s’achever soixante ans plus tard dans le dépouillement le plus total, chromatisme et atonalité ouvrant sur les courants majeurs de la musique du XXe siècle, nous avons admiré la prodigieuse générosité du personnage. Exemple quasiment unique dans l’histoire de l’art toutes disciplines confondues, dans lequel un artiste du plus haut niveau aura consacré une bonne moitié de sa vie et de ses énergies à promouvoir et faire connaître la musique des autres : Chopin, Berlioz, Wagner, Saint-Saëns, Borodine, Verdi et bien d’autres, sans compter ses nombreux élèves dont il n’a jamais fait payer la moindre des leçons. Franz Liszt fut sans conteste le plus grand bienfaiteur de l’art de son temps, ne se cantonnant pas d’ailleurs à la seule musique grâce à sa vaste culture artistique et littéraire.

Chopin, Berlioz, Saint-Saëns, Borodine, Wagner, Verdi : de grands compositeurs contemporains de Liszt, dont ce dernier a joué et transcrit les œuvres pour les faire connaître.
Le vieux Liszt et ses élèves

Continuer la lecture de Franz Liszt dans les étoiles (1) : de la rhapsodie à l’astéroïde

Oumuamua, vaisseau extraterrestre ou astéroïde extrasolaire?

En octobre 2017, un objet en provenance de l’espace interstellaire est repéré par le télescope Pan-STARRS 1 à Hawaï : il traverse notre système solaire, passant relativement près de la Terre (à 30 millions de kilomètres). C’est le premier de ce type à être détecté. Baptisé Oumuamua (« éclaireur » en langue hawaïenne), il suscite aussitôt l’intérêt des astronomes. D’où vient-il, de quoi est-il composé, quelle est son histoire ?

La trajectoire d’Oumuamua, hyperbolique et fortement inclinée par rapport au plan de l’écliptique, indique qu’il s’agit d’un objet interstellaire. Après être passé au plus près du Soleil en septembre 2017, il poursuit son voyage vers la constellation de Pégase.

Des observations ultérieures effectuées en radioastronomie suggèrent qu’Oumuamua est environ dix fois plus long que large, de couleur rouge foncé, dense et riche en métal. Une vue d’artiste le représentant en forme de cigare circule avec succès sur Internet.

Une spectaculaire vue d’artiste attribuant à Oumuamua une forme très allongée, qui a fait la une des médias.

Les spécialistes des “petits corps” estiment qu’il s’agit d’un astéroïde ou d’une comète expulsé de son système planétaire d’origine, peut-être vestige d’une planète déchiquetée. Mais pour Avi Loeb, président du Département d’Astrophysique de Harvard, sa forme est trop étrange pour être naturelle.

Abraham (Avi) Loeb, au Département d’Astronomie de l’Université de Harvard.

Dans un très sérieux article publié fin 2018 avec un de ses étudiants, il lance l’hypothèse qu’Oumuamua est une sonde interstellaire envoyée vers nous par une civilisation extraterrestre avancée afin de nous délivrer un message. Comme la majorité des collègues, j’avais estimé à l’époque l’idée intelligente et audacieuse, mais farfelue. Elle faisait irrésistiblement penser au scénario de Rendez vous avec Rama, un roman de science-fiction publié en 1973 par Arthur C. Clarke que tous les amateurs du genre connaissent bien.

Loeb a cependant développé sa thèse dans un livre qui bénéficie d’une sortie mondiale (heureux auteurs anglo-saxons et formidable machine éditoriale américaine !), dont la version française s’intitule Le premier signe d’une vie intelligente extraterrestre.

A priori c’est le genre de livre à sensation qui m’aurait de prime abord agacé. Cependant, je connais son auteur. Loin d’être un de ces vulgarisateurs fantaisistes qui font de temps en temps la une des médias avec des titres accrocheurs, Loeb est un authentique scientifique qui a publié de très sérieux articles sur un large éventail de sujets, allant de la cosmologie aux trous noirs. Je suis donc bien placé pour apprécier ses contributions. Il m’avait d’ailleurs personnellement reçu en juin 2019 à Harvard, lors du dîner de gala de la conférence organisée pour fêter la première image télescopique d’un trou noir obtenue deux mois plutôt par son équipe, et qui confirmait mes calculs effectués 40 ans auparavant (d’où l’invitation).

Conférence plénière sur l’imagerie des trous noirs que j’ai donnée le 23 mai 2019 à la conférence Black Hole Initiative de l’Université de Harvard, organisée par l’Event Horizon Telescope Consortium. Avi Loeb me tend le micro après son discours de présentation de mes travaux.

Loeb est un esprit particulièrement imaginatif. Avec cet ouvrage grand public il se révèle aussi excellent écrivain, soignant aussi bien le fond scientifique que le style littéraire. On en jugera par cette simple phrase : « une photovoile emportée par la bourrasque d’une supernova me fait penser au pappus duveteux d’une graine de pissenlit, soufflé par le vent vers un sol vierge à féconder ».

Dès l’introduction, il rappelle que l’une des questions fondamentales de l’humanité, sans doute celle qui nous interpelle le plus à travers le prisme de la science, de la philosophie et de la religion, est : sommes-nous seuls dans l’univers ? Et, de façon plus pointue, y a-t-il d’autres civilisations conscientes qui explorent l’espace interstellaire et laissent des témoignages de leurs entreprises ? Continuer la lecture de Oumuamua, vaisseau extraterrestre ou astéroïde extrasolaire?

Les Chroniques de l’espace illustrées (8) : Rêves d’univers

Ceci est la huitième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

Rêves d’univers

« Nous rêvons de voyages à travers l’Univers, mais l’Univers n’est-il pas en nous ? » s’interroge en 1793 le poète allemand Novalis. Dans sa Poétique de l’espace de 1957, Gaston Bachelard évoque à son tour le double univers du cosmos et des profondeurs de l’âme humaine. Science et poésie peuvent faire bon ménage, l’astronomie et l’exploration spatiale étant particulièrement propices aux rêveries poétiques.

Je vous propose une brève promenade dans le jardin enchanté de la poésie cosmique avec quatre textes peu connus. Le premier est extrait d’un grand rêve cosmique intitulé La Comète, publié en 1820 par l’Allemand Jean Paul (de son vrai nom Johann Paul Friedrich Richter) :

« Bientôt ne resta plus de notre ciel que le soleil, semblable à une petite étoile, et les flammèches de quelques queues de comètes qui s’en approchaient. Nous passions maintenant entre les soleils d’un vol si rapide qu’à peine ils prenaient un instant à nos yeux la grandeur de lunes, avant de se fondre, derrière nous, en infimes nébuleuses ; et leurs terres, sur notre passage accéléré, ne nous apparaissaient pas. Enfin, le soleil de notre Terre, Sirius, toutes les constellations et la Voie lactée de notre ciel ne furent plus sous nos pieds qu’une claire nébuleuse au milieu de petites nuées plus lointaines. Ainsi traversions-nous les solitudes étoilées ; les cieux, successivement, s’épanouissaient devant nous et se resserraient derrière nous – et des Voies lactées s’accumulaient dans le lointain, comme l’Arc de Triomphe de l’Esprit Infini. »

Un choix des plus belles rêveries cosmiques de Jean Paul a été traduit en français et commenté par Albert Béguin. En particulier, le récit “La Comète” s’inspire du spectaculaire passage de la Grande comète de 1811 (C/1811 F1), qui resta visible pendant 9 mois à l’œil nu et marqua profondément ses contemporains. Sa conjonction avec une importante vague de chaleur a suscité des inquiétudes de fin du monde, dont on trouve l’écho dans la littérature de l’époque. De façon plus positive, elle est associée à une année d’excellents vins en Europe!

Le deuxième texte est dû à la plume féconde de Blaise Cendrars, grand poète et navigateur devant l’Éternel. En 1926, il écrit L’Eubage, voyage intersidéral au cours duquel des marins lèvent l’ancre et se rendent dans les parages du ciel :

« Nous quittâmes la Terre pour entrer dans cet océan de lumière solaire qu’est notre atmosphère respirable. Ayant atteint ses extrêmes limites, nous nous engageâmes résolument dans les rapides de la région de l’ozone. Nous allions si vite que nous ne pouvions estimer la vitesse acquise et qu’il nous semblait rester immobiles. La Terre était invisible dans notre sillage et devant nous, les astres n’existaient plus. Enfin, nous fîmes la grande chute dans le vide, éclaboussés par une écume d’étoiles. »

Pour Blaise Cendrars, l’exploration spatiale est une pure aventure poétique. Durant sa convalescence après ses blessures de guerre, Jacques Doucet – riche couturier ami des arts et des artistes- lui verse une petite rente mensuelle pour écrire les douze chapitres de “l’Eubage, Aux antipodes de l’Unité” (1926). Il s’agit d’un admirable voyage intersidéral dans lequel les marins lèvent l’ancre, quittent la Terre et se rendent dans les parages du ciel.

Dès l’envol du premier cosmonaute russe, en 1961, le poète Charles Dobzynski s’enthousiasme. Dans son Opéra de l’espace, sa description du décollage d’une fusée réconcilie la poésie la plus pure avec la technologie la plus aride – celle des propulseurs :

« Puissance de l’air lourd, musculature du métal dans le faisceau de la fusée attelée à la foudre, ramification d’éclats et d’explosions dans l’épiderme atmosphérique, avez-vous entendu la stridence de l’astronef striant ce que l’on nommait dérisoirement l’éther ? Oisellerie de flammes, l’astronef s’enfonce dans l’infini avec cet abandon tranquille du dormeur ou du noyé. Le vide est chair, et dans ce ventre sans parois l’astronef-graine fonde le futur. »

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Les Chroniques de l’espace illustrées (5) : De Gagarine à Kennedy

Ceci est la cinquième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

De Gagarine à Kennedy

Après la récupération réussie d’animaux envoyés dans l’espace, toute l’attention est désormais tendue vers un seul objectif : l’Homme. Aux États-Unis le programme Mercury fait l’objet d’une propagande effrénée. On se pose la question de savoir qui embarquer : un condamné à mort gracié, un acrobate de cirque, un voltigeur aérien ? On se rabat finalement sur le pilote de chasse, dont la discipline est à toutes épreuves. Le film L’étoffe des héros de Philip Kaufman est un document très réaliste sur les problèmes de la sélection. La NASA prévoit le lancement d’une capsule habitée pour la fin avril 1961.

Le film de 1983 “L’étoffe des héros” est adapté du remarquable roman de Tom Wolfe paru en 1979.

Le programme russe, lui, est beaucoup plus discret mais suit le même chemin en sélectionnant le profil du candidat idéal: un bon soldat avant tout. Il est vrai que les chances de réussite du lancement ne sont à l’époque que de 50 %. Après une sélection féroce, le pilote de chasse russe Youri Gagarine fait partie, avec son collègue German Titov, des deux derniers candidats au premier vol humain orbital de l’histoire. La commission tranche en faveur de Gagarine, dont les origines plus modestes symbolisent « l’idéal de l’égalité soviétique ». Déçu, Titov ne bronche pas mais il ne félicite pas Gagarine comme il serait d’usage.

Gagarine et Titov en 1961

Le 12 avril 1961 à 08:40, l’agence Tass annonce qu’un homme a pris place à bord de Vostok 1, un vaisseau spatial de 4 tonnes et demi. Gagarine a accompli une révolution complète autour de la Terre durant 108 minutes, en orbite basse montant jusqu’à 327 km d’altitude, et il a été récupéré vivant sur le territoire de l’URSS. La grande Histoire de l’exploration spatiale a désormais son Christophe Colomb.

Article du 13 avril 1961 dans Literatournaïa gazeta relatant le vol de Youri Gagarine. A droite, le module de descente de Vostok1, sorte de grosse boîte de conserve dans laquelle Gagarine n’avait aucune liberté de mouvement!

Dans le monde c’est la stupeur. Après le camouflet de Spoutnik 1, L’URSS a de nouveau damé le pion aux Américains. En toute hâte, ces derniers expédient le 5 mai Alan Shepard à 180 km d’altitude, mais dans un petit bond balistique d’à peine 15 minutes. Les Russes, eux, frappent encore plus fort au mois d’août. Gagarine n’a séjourné dans l’espace que le temps d’une orbite. Le deuxième vol de Vostok, lui, va durer 25 heures, soit 17 orbites. Titov tient sa revanche, mais la mission ne se déroule pas sans quelques péripéties. Au bout de quelques tours de Terre le cosmonaute ressent pour la première fois le mal de l’espace. Il parvient malgré tout à filmer durant 10 minutes l’horizon courbe de notre planète. Un grande première à nouveau. Son état s’améliore, il boucle la dernière orbite, s’éjecte du module de descente et regagne le sol en parachute et en parfaite santé. Il a 25 ans, Titov reste à ce jour le plus jeune être humain à être allé dans l’espace.

Ce poster célébrant le vol de Titov à bord de Vostok 2 porte les signatures des 9 premiers cosmonautes soviétiques Gagarine, Titov, Nikolaev, Popovich, Bykovsky, Tereshkova, Komarov, Egorov et Belyaev sous l’inscription manuscrite de Gagarine disant: “Le vol de Guerman Titov est une preuve de plus de la grandeur et de la puissance de la Science et de la Technique Soviétiques”.

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Le prix Nobel de physique 2020 pour les trous noirs (2/2) : Genzel et Ghez

Comme annoncé dans le billet précédent consacré à Roger Penrose, ce second billet « Nobel de physique 2020 » s’attache aux travaux de Genzel, Ghez et consorts sur le Centre Galactique et son putatif trou noir. Putatif, car rien ne prouve encore de façon irréfutable que l’objet compact et massif qui se tient au centre de notre galaxie, Sagittarius A*, est bel et bien un trou noir délimité par son horizon des événements, tel qu’il est décrit par la relativité générale, ou bien un objet exotique aux propriétés similaires, dont l’existence, bien qu’improbable, n’est pas interdite dans certaines théories alternatives de la gravité.

A cet égard il est intéressant de noter que le communiqué de l’Académie des sciences de Suède mentionne que Reinhard Genzel et Andrea Ghez sont récompensés pour « la découverte d’un objet compact supermassif dans le centre de notre galaxie », sans mentionner le terme de trou noir.

Et de fait, les remarquables travaux effectués depuis trente ans par les équipes de Genzel à l’Observatoire Européen Austral du Chili, puis de Ghez au télescope Keck de Hawai, ne démontrent aucunement l’existence d’un trou noir, même si en l’état actuel de nos connaissances cela reste l’hypothèse de loin la plus plausible. Si les observations télescopiques de l’ombre d’un trou noir, effectuées par l’Event Horizon Telescope (EHT) en avril 2017 et publiées en 2019 (dont on aurait pu croire qu’elle leur aurait valu rapidement le Nobel) avait pu fournir l’image de Sagittarius A* plutôt que celle de la plus lointaine source M87*, nul doute que le communiqué aurait été formulé différemment. Mais voilà, à cause de la trop grande variabilité temporelle de la luminosité du disque d’accrétion autour de Sagittarius A*, le complexe programme de reconstitution d’images de l’EHT a pour l’heure pu fournir une indication convaincante de l’existence d’un trou noir dans M87*, mais pas dans Sagittarius A*.

Comme je l’explique plus longuement ci-dessous, les travaux des lauréats Genzel et Ghez ont été consacrés à l’étude de la dynamique orbitale d’étoiles gravitant autour et très près du Centre Galactique, et à en déduire la valeur de la masse de l’objet compact responsable de leurs vitesses « anormalement » élevées.

Je reprends maintenant quelques éléments déjà publiés dans mon ouvrage de 2006 « Le destin de l’univers, trous noirs et énergie sombre » et réactualisés à travers diverses conférences sur le sujet que j’ai récemment données.

Le centre dynamique de la Galaxie, dans la direction de la constellation du Sagittaire, se dissimule à la vue des astronomes par de gigantesques bancs de gaz et de poussières cosmiques. Sur 1 000 milliards de photons émis dans le domaine visible, un seul survit au voyage de 25 000 années-lumière qui le sépare de la Terre. Dans ces conditions, l’observation du centre galactique au moyen des télescopes traditionnels est sans espoir. Par bonheur pour les astronomes, la radiation électromagnétique a un large spectre s’étendant des ondes radio aux rayons gamma, et certaines longueurs d’onde peuvent franchir l’obstacle des poussières. C’est le cas des rayonnements radio, infrarouge, X durs et gamma.

Tout se passe dans une région de 30 années-lumière. La luminosité « bolométrique » – somme de toutes les contributions radio, infrarouge, X, etc. – atteint 10 millions de fois la luminosité solaire. On y trouve deux sources radio : Sagittarius A Est, qui a toutes les caractéristiques d’un reste de supernova, et Sagittarius A Ouest, qui présente une superposition de deux types d’émission radio ; l’une est « thermique », c’est-à-dire qu’elle provient du rayonnement naturel d’un nuage d’hydrogène moléculaire en forme de mini-spirale ; l’autre, au cœur même de Sagittarius A Ouest, est produite par des électrons animés de vitesses proches de celle de la lumière – il s’agit du rayonnement synchrotron.

En haut à gauche: Image radio de Sagittarius A prise au VLA (en fausses couleurs). La région brillante est la source compacte Sagittarius A*, censée abriter un trou noir supermassif.
En bas à gauche:  Zoom sur Sagittarius A Ouest, montrant la structure spirale du nuage d’hydrogène moléculaire.
A droite :  Zoom sur le centre galactique dans le proche infrarouge obtenu en 2002 au VLT. La position de Sagittarius A* est indiquée par les flèches jaunes. Le champ embrasse un peu plus d’une année-lumière.

Cette source non thermique, baptisée Sagittarius A* (l’astérisque évoque son apparence ponctuelle et met en relief l’unicité de cette radiosource au sein du complexe plus large de Sagittarius A), est la plus puissante de toutes les radiosources de la Galaxie. Sa luminosité est 10 fois supérieure à la luminosité optique du Soleil. Mais le plus remarquable est sa compacité : l’émission provient d’une région plus petite que 3 milliards de kilomètres, c’est-à-dire de la taille de l’orbite de Saturne ou celle d’une géante rouge. Il est impossible de « caser » un amas d’étoiles dans un volume aussi faible. L’émission radio est donc due à un astre unique. Quels sont les types d’astres capables d’émettre du rayonnement radio synchrotron ? Pour diverses raisons, les hyopthèses d’un pulsar, d’une source X binaire ou d’un reste de supernova sont exclues. De toute façon, l’astre responsable de l’émission radio ne peut avoir une masse d’ordre stellaire. Si c’était le cas, il serait animé d’une vitesse propre typique de celle des étoiles dans le centre de la Galaxie, qui est de 150 km/s. Cette vitesse se traduirait par un lent déplacement de la source radio sur la sphère céleste. Un tel mouvement n’est pas observé. Les mesures confirment que l’astre doit rester au repos au centre de la Galaxie ; sa masse doit donc excéder largement celle d’une étoile. Reste l’hypothèse d’un trou noir de quelques millions de masses solaires, compatible avec les observations radioastronomiques. Continuer la lecture de Le prix Nobel de physique 2020 pour les trous noirs (2/2) : Genzel et Ghez

Le prix Nobel de physique 2020 pour les trous noirs (1/2) : Roger Penrose

Le prix Nobel de physique 2020 a été annoncé mardi 6 octobre en fin de matinée. L’Académie des sciences de Suède a récompensé trois pionniers de la recherche sur les trous noirs en la personne du théoricien britannique Roger Penrose (à qui va la moitié du prix) pour avoir découvert « que la formation d’un trou noir est une prédiction solide de la théorie de la relativité générale », des astronomes allemand Reinhard Genzel et américaine Andrea Ghez (qui se partagent l’autre moitié) pour « la découverte d’un objet compact supermassif dans le centre de notre galaxie ».

Les trois lauréats 2020 (un peu plus jeunes qu’actuellement !)

Autant dire que j’ai été extrêmement surpris par cette annonce, et ce pour deux raisons. La première est que je ne pensais pas que le prix Nobel serait attribué deux années de suite à l’astrophysique. Souvenons-nous en effet que le prix 2019 était allé à un trio comprenant déjà un théoricien de l’astrophysique, Jim Peebles, pour ses travaux en cosmologie, et aux deux astronomes Michel Mayor et Didier Queloz pour leur découverte observationnelle de la première planète extrasolaire. Cette année la communauté des physiciens s’attendait donc plutôt à un prix récompensant les domaines de la théorie quantique et/ou de la physique des particules ainsi qu’aux innombrables expériences de laboratoire qui s’y rapportent. Il n’en a rien été, et c’est très bon signe pour les sciences de l’univers, qui semblent avoir le « vent en poupe » auprès de l’Académie suédoise !

Ma seconde surprise, bien plus grande encore, est que le prix récompense des travaux sur les trous noirs, ces énigmatiques puits de l’espace-temps dont ni matière ni lumière ne peuvent s’échapper. Non pas que le sujet ne le mérite pas, bien au contraire – je n’ai pas passé pour rien quarante années de passionnantes recherches sur ces objets exotiques ! –, mais c’est le choix des lauréats qui a de quoi surprendre. On m’aurait dit à l’avance : le prix Nobel va récompenser trois chercheurs pour leurs travaux sur les trous noirs, j’aurais immédiatement pensé, pour la partie observationnelle, aux deux directeurs, l’un américain, l’autre européen, de l’Event Horizon Telescope – qui, je le rappelle, à l’issue d’une quête de près de 20 ans, a délivré en avril 2019 la première image télescopique du trou noir géant situé au centre de la galaxie M87 –, et pour la partie théorique, au néo-zélandais Roy Kerr (86 ans) qui a découvert en 1963 la solution exacte des équations de la relativité générale décrivant un trou noir en rotation (la situation astrophysique générique).

Voir ici la conférence plénière que l’équipe américaine de l’Event Horizon Telescope m’avait invité à donner en mai 2019 à l’Université de Harvard.

Entendons-nous bien, ceci n’est pas une critique du choix de l’Académie suédoise (qui par le passé a pu en effet se montrer contestable !)  : pour moi, nul autre physicien que Roger Penrose méritait davantage le prix théorique. Pour la partie observationnelle, le choix de Genzel et Ghez – dont les travaux de longue haleine exclusivement centrés sur la traque du putatif trou noir galactique Sagittarius A* font référence – me semble plus diplomatique, voire « politiquement correct », car partagé d’une part entre deux équipes, l’une européenne avec Genzel, l’autre américaine avec Ghez, qui se sont livrées une féroce concurrence, partagé d’autre part entre représentants des deux sexes, une équitabilité bien dans l’air du temps, devenue incontournable dans tous les secteurs de l’activité humaine .

Cette réaction « à chaud » une fois donnée,  je vais décrire de façon plus développée les travaux respectifs de Penrose (ici), puis de Genzel et Ghez (dans un autre billet). Il me suffit pour cela de reprendre en grande partie quelques « bonnes feuilles » de mes nombreux écrits sur le sujet. Dans mon tout neuf « L’écume de l’espace-temps », qui paraît le 14 octobre 2020, je ne cesse de rendre hommage aux géniales et très diverses contributions de Roger Penrose aussi bien à la théorie de la relativité générale, qu’à la physique des trous noirs, à la cosmologie, aux mathématiques pures et même aux sciences cognitives ! Quant à mon « Destin de l’Univers : trous noirs et énergie sombre » de 2006, il consacre un chapitre détaillé aux observations de Sagittarius A* au Centre Galactique, tandis que les plus récentes observations sont résumées dans mon article de 2019 pour l’Encyclopædia Universalis.


Allons-y! Et à tout seigneur tout honneur, commençons avec Roger Penrose. Il est l’un des esprits les plus puissants que j’aie jamais rencontrés, d’autant qu’il montre encore aujourd’hui, à l’âge de 89 ans, une exceptionnelle créativité.

« Sir » Roger Penrose (il a été anobli en 1994 par la reine d’Angleterre pour services rendus à la science) a profondément contribué au renouveau de la relativité générale pendant les années 1960 et 1970, en faisant usage des concepts et méthodes de la physique mathématique développées par l’école de Cambridge. Créée par Dennis Sciama (1926-1999) au début des années 1960, cette école a compté parmi ses plus remarquables représentants Roger Penrose (né en 1931), George Ellis (né en 1939), Stephen Hawking (1942-2018) et Brandon Carter (né en 1942), qui deviendra en 1976 mon directeur de thèse. Ces méthodes permettent notamment de traiter de manière originale des sujets comme la structure globale de l’espace-temps, les propriétés des trous noirs et les singularités inhérentes à la théorie de la relativité générale, sans qu’il soit nécessaire de résoudre les équations du champ d’Einstein.

L’école de Cambridge de physique mathématique. De gauche à droite : Dennis Sciama, Roger Penrose, Stephen Hawking, Brandon Carter et George Ellis

La relativité générale prédit que les étoiles très massives s’effondrent sur elles-mêmes sans limite. Leur champ gravitationnel devient alors si grand qu’il emprisonne la matière et la lumière à l’intérieur d’un trou noir, zone de non-retour délimitée par une surface appelée « horizon des événements ». En 1965, Roger Penrose démontra qu’au-delà de l’horizon, l’effondrement gravitationnel doit inévitablement se poursuivre pour atteindre un stade « singulier » où la densité devient infinie. C’est essentiellement à ce travail que fait référence le communiqué du prix Nobel. Continuer la lecture de Le prix Nobel de physique 2020 pour les trous noirs (1/2) : Roger Penrose

Les Chroniques de l’espace illustrées (4) : Spoutnik, Pioneer, Lunik et les autres

Ceci est la quatrième de mes « Chroniques de l’espace illustrées ». Si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier non illustrée (édition d’origine 2019 ou en poche 2020), ne vous privez pas !

Spoutnik, Pioneer, Lunik et les autres

« À toute chose malheur est bon », dit le proverbe. La course à l’espace des années 1960 en est une illustration. Conséquence d’un terrible conflit politique entre les États-Unis et l’Union soviétique, elle aurait probablement été remplacée par une guerre nucléaire si les deux superpuissances n’avaient pas trouvé l’arène spatiale pour croiser symboliquement le fer.

Dans cette rivalité technologique, les premières victoires sont russes. Le 4 octobre 1957, un satellite de 85 kilos est mis en orbite autour de la Terre par le puissant lanceur mis au point par Korolev. Dédié à la géophysique il se nomme Spoutnik 1, ce qui signifie « voyageur 1 ». C’est le premier engin à atteindre la vitesse de satellisation, il va tourner plusieurs mois dans l’espace.

Préparation de Spoutnik 1 dans son laboratoire soviétique (image colorisée). C’est une petite sphère en aluminium de 58 centimètres de diamètre pesant 84 kg, dotée de quatre antennes. La sphère est constituée de deux coques concentriques, la coque externe servant de protection thermique, la seconde formant une enceinte pressurisée dans laquelle étaient placés les différents équipements.

À peine un mois plus tard, Spoutnik 2 crée à son tour la sensation. Non seulement sa masse atteint la demi-tonne, mais il a embarqué la chienne Laïka. Elle restera vivante quelques heures avant de mourir par arrêt du système permettant la survie à bord. Le sacrifice de l’animal est caché par les autorités russes, mais l’information essentielle passe : un être humain pourra vivre au moins quelques jours dans l’espace.

La chienne Laïka positionnée dans son habitacle Spoutnik 2 avant le lancement, ne se doutant certainement pas ce qu’elle allait subir… .

Pour les Américains, qui ne croyaient pas l’URSS aussi avancée, c’est un choc, une blessure d’orgueil, un Pearl Harbor technologique. Ils tentent de riposter aussitôt, mais le lancement de leur minisatellite Pamplemousse est un désastre. C’est finalement le 31 janvier 1958 que, grâce à la fusée Jupiter, de l’ex-ingénieur nazi Wernher von Braun – entre-temps naturalisé américain –, ils réussissent à mettre en orbite un petit satellite de 14 kilos, Explorer 1.

L’échec américain du lancement de la fusée Pamplemousse est en première page du journal La Liberté du 07/12/1957

Devancé par Spoutnik, Explorer 1 a malgré tout lancé les Etats-Unis dans la course à l’espace et réussi une première collecte de données scientifiques. Sur la photo, W. H. Pickering, J. Van Allen et W. Von Braun célèbrent le succès du satellite.

Dès lors, la compétition bat son plein. En mai 1958, l’énorme Spoutnik 3, soviétique, 1 400 kilos, découvre une zone de fortes radiations située entre 700 et 10 000 kilomètres d’altitude, invivable pour les humains s’ils doivent y rester sans protection : les ceintures de Van Allen.

Schéma des ceintures dites de Van Allen, mises pour la première fois en évidence par Spoutnik 3 et structurées par les lignes du champ magnétique terrestre. La ceinture intérieure contient des atomes lourds issus du rayonnement cosmique et des protons issus du soleil. La ceinture extérieure est constituée d’électrons solaires.

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