Autour du « Songe » de Kepler
Johann Kepler (1571-1630) est parfois considéré comme un précurseur des romans de science-fiction avec l’écriture de Somnium, sive opus posthumum de astronomia lunaris [1]. Dans cet ouvrage publié à titre posthume en 1634 par son fils Ludwig, Kepler essaie de diffuser la doctrine copernicienne en détaillant la perception du monde pour un observateur situé sur la Lune. Il explique : « Le but de mon Songe est de donner un argument en faveur du mouvement de la Terre ou, plutôt, d’utiliser l’exemple de la Lune pour mettre fin aux objections formulées par l’humanité dans son ensemble, qui refuse de l’admettre. Je pensais que cette vieille ignorance était bien morte, et que les hommes intelligents l’avaient arrachée de leurs mémoires, mais elle vit toujours, et cette vieille dame survit dans nos Universités. »
Edition originale du Songe de Kepler | Traduction française |
Kepler n’est certes pas le premier à faire le récit fantastique d’un voyage de la Terre à la Lune pour faire « passer un message ». Mais son Songe se singularise sous de nombreux aspects. En premier lieu, son auteur figure parmi les plus grands génies de l’histoire des sciences. Voir à ce sujet les deux biographies (romanesques mais justes sur le plan historique) que je lui ai consacré.
En second lieu, il constitue le « chaînon manquant » entre les textes d’imagination pure de Lucien de Samosate, au IIe siècle, et les aventures appuyées sur les découvertes scientifiques d’un Jules Verne, à la fin du XIXe siècle. En troisième lieu, le texte complet présente une extraordinaire structure en récits emboîtés, construite au fil des ans à mesure que l’astronomie nouvelle progressait. Il faut aussi retenir le rôle dramatique que sa diffusion, bien que confidentielle du vivant de Kepler, a eu sur sa propre vie de famille, ainsi que l’influence très profonde qu’il a exercée sur tout un courant de la littérature spéculative axée sur le voyage spatial.
Genèse de l’œuvre et influences
Le Songe a vraisemblablement été rédigé en 1609 – année particulièrement féconde dans la production keplerienne, qui a vu la publication de Astronomia Nova, où sont exposées les deux premières lois des mouvements planétaires, et Strena sive de Nive sexangula, où la forme sexangulaire des cristaux de neige et autres structures naturelles sont déduites de profondes considérations géométriques.
Edition originale de Astronomia Nova (1609) | Planche de Kepler illustrant notamment la structure des cristaux de neige sous forme de polyèdres étoilés à six branches |
La source du Songe est la Dissertatio de 1593, qui porte comme titre Comment les cieux apparaissent à un homme situé sur la Lune. Kepler y admet par hypothèse que la Terre se meut rapidement sur elle-même, bien que ses habitants n’aient pas conscience de ce mouvement. Il raisonne alors par analogie et place un “observateur” sur la Lune. Celui-ci connaît une expérience identique à celle de l’homme sur la Terre : l’observateur lunaire, dans la mesure où il ne participe plus à la rotation terrestre, va voir la Terre changer de quartiers, tout comme les terriens voient les phases de la Lune.
La vaste culture de Kepler en humanités gréco-latines inscrit le récit du Songe dans la longue tradition littéraire des fictions issues de rêves (Songe de Scipion de Cicéron au Ier siècle avant l’ère chrétienne, Songe de Macrobe au Ve siècle, etc.). Le premier écrit connu abordant le voyage physique (et non pas mental) dans l’espace est L’Histoire Véritable, composée en 160 après J.-C. par Lucien de Samosate – que Kepler a par ailleurs traduit afin d’apprendre le grec. Lucien raconte comment la nef d’Ulysse, aspirée en mer par une effroyable tornade, a vogué sept jours à travers l’espace pour se poser enfin sur la Lune. Mais Lucien expédie son équipée céleste en quelques lignes, le véritable propos étant de faire une satire des historiens qui présentent comme véridiques des récits invraisemblables et mensongers. D’ailleurs, un autre récit de Lucien, l’Icaroménippe, raconte un voyage dans la Lune, mais là encore, à aucun moment le voyage relaté n’a recours à une technologie « vraisemblable », et Lucien ne le présente jamais comme réalisable à l’aide de la science.
Une autre fiction de l’époque entraînant le lecteur dans la Lune est le fameux Du visage qui apparaît dans le rond de la lune de Plutarque (vers l’an 100). L’auteur considère que la Lune est un astre identique à la Terre, susceptible d’être habité. Il suggère que la Lune possède des crevasses dans lesquelles le Soleil ne brille pas, et que les tâches sombres se trouvant sur le disque lunaire se sont que les ombres de rivières, de montagnes et de vallées.
Non seulement Kepler a traduit le traité de Plutarque, mais dans la première édition de son Songe, les deux textes se suivent. Kepler ne donne pas la raison de cette concomitance, mais elle incite à des hypothèses. La première renvoie à une époque de la pensée où les champs du savoir n’avaient pas la même ligne de partage que pour nous, et permettaient la coexistence d’un texte de spéculation merveilleuse et d’un autre de spéculation scientifique. La seconde laisse à croire que Kepler veut prudemment faire passer pour une fiction issue de rêves ce traité d’inspiration copernicienne, où de plus la « Surnature » est invoquée pour amener son observateur sur la Lune.
C’est à la même tradition du voyage imaginaire qu’appartient La Divine Comédie de Dante. Dans le Moyen-Age chrétien cependant, la traversée céleste a pour seul objectif de rejoindre le séjour divin, de sorte que le poète traverse le ciel sans le regarder… Les sphères planétaires que le Florentin croise en leur tournant le dos n’ont pour lui aucun intérêt ; comme dans une ascension mystique, la montée est d’une promptitude surnaturelle, le trajet d’un astre à l’autre presque instantané.
Le genre perdure en pleine Renaissance. Dans le chant XXXIV du Roland Furieux de Ludovico Arioste (1516), Astolphe, conduit par Saint Jean l’Evangéliste, emprunte le char d’Élie pour monter dans la Lune. Il y découvre un vallon dans lequel est rassemblé tout ce qui a été perdu sur terre. Un siècle plus tard, le chevalier Marino (Adone, 1623) enlève tout aussi facilement son Adonis dans le char de Vénus, et l’emporte dans les sphères célestes. Dans ces deux récits, la visite des mondes planétaires est bien plus intéressante que le vol lui-même – lequel se réduit à quelque chose d’aussi étriqué que le cosmos clos aristotélicien.
Cependant, la Renaissance donne aux esprits un nouvel élan ; sans que l’architecture du monde ait encore changé, l’attitude de l’Homme face au ciel se fait plus hardie, plus confiante. L’Homme a reçu en héritage le monde pour l’explorer et le dominer, dès cette vie. Un tel enthousiasme est proche de la tentation d’orgueil. Le philosophe Giordano Bruno y cède à la façon d’un explorateur intrépide (De Immenso, 1591). Il y exprime pour la première fois l’ivresse du vol, sans appréhension ni hésitation aucune, et la joie du voyage sans fin, sans espoir de retour.
Telles sont les influences littéraires de Kepler lorsqu’il compose la première version du Songe. Toutefois, à peine rédigé son récit, qu’il ne fait circuler que confidentiellement sous forme manuscrite, Kepler reçoit le choc du Messager des Etoiles (1610), dans lequel Galilée révèle ses découvertes télescopiques : le relief lunaire, les satellites de Jupiter, les amas d’étoiles, etc. Cette lecture ne fait que confirmer l’intuition de l’astronome allemand sur la nature terrestre des planètes. Il rédige aussitôt une lettre de soutien, publiée sous le titre de Dissertatio cum Nuncio Sidero (Conversation avec le messager des étoiles), puis après avoir lui-même observé ces satellites, il publie ses observations dans Narratio de Observatis Quatuor Jovis Satellibus (c’est d’ailleurs Kepler qui, le premier, dans cet ouvrage de 1611, utilise le mot « satellite » pour désigner les quatre petits astres tournant autour de Jupiter).
Pour le visionnaire allemand, le vol interplanétaire est pour demain, et les pionniers ne manqueront pas : « Qui aurait cru autrefois que la traversée du Grand Océan était plus calme et moins dangereuse que la navigation dans les golfes étroits et traîtres de l’Adriatique et de la Baltique ? Créons des navires et des voiles adaptés à l’éther, et il y aura un grand nombre de gens pour n’avoir pas peur des déserts du vide. En attendant, nous préparerons, pour les hardis navigateurs du ciel, des cartes des corps célestes ; je le ferai pour la Lune et toi, Galilée, pour Jupiter », écrit-il avec enthousiasme.
C’est à partir du Messager des étoiles que Kepler va reprendre son Songe, le surcharger de notes, de gloses et d’un appendice, dont le volume excèdera largement celui du récit initial. Le texte complet, retravaillé jusqu’à sa mort en 1630, est donc un « work in progress » intégrant au fur et à mesure de son élaboration les découvertes du champ dans lequel il se situe.
Suite : Le Songe de Kepler(2/3) : Récit et Structure
Références
[1] Traduction française : Le Songe ou Astronomie lunaire, par Michèle Ducos (Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1984)