Tous les articles par Jean-Pierre LUMINET

La vie quotidienne du gadjo

Deux textes qui, à 40 ans d’intervalle, disent la même chose, bien que dans des styles très différents.

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Quand le gadjo met son réveil à sonner le matin, prend sa douche, se toilette, s’habille, se rend à son travail non sans avoir égaré sa montre dix fois puis écouté l’heure donnée par sa radio vingt fois, quand il travaille à des choses inutiles, inessentielles, sans intérêt, sans vraies bonnes raisons, quand il mange rapidement de mauvaises nourritures, quand il reprend le travail l’après-midi pour sacrifier encore de longues heures à des tâches laborieuses, répétitives, productives d’absurdité ou de négativité, quand il voit venu le temps de rentrer chez lui et qu’il s’entasse dans les transports en commun , s’enferme dans sa voiture pour de longs moments perdus dans les bouchons et les embouteillages, quand il rentre chez lui épuisé, fatigué, harassé, quand il mange machinalement d’autres aliments insipides, qu’il s’affale devant sa télévision pour de longues heures de bêtises ingurgitées, quand il se couche abruti par ce qu’il a mangé, vu, entendu, il remet son réveil à sonner pour le lendemain matin et ce pendant des années. Continuer la lecture

Ulugh Beg, l’astronome de Samarcande (2015)

  • CouvertureEditeur : JC Lattès (15 avril 2015)
  • Collection : Romans historiques
  • 315 pages
  • ISBN-13: 978-2709644839
  • Egalement disponible en format Kindle

 Il s’agit de mon septième roman d’histoire des sciences, contant cette fois un épisode peu connu mais fascinant de l’astronomie arabo-persane. Situé dans la première moitié du XVe siècle, il s’insère chronologiquement entre “Le bâton d’Euclide” et “Le secret de Copernic“.

Voici la présentation de l’éditeur :

En 1429, Samarcande, escale majeure de la route de la soie, connaît une animation encore plus vive qu’à l’ordinaire. Le plus grand observatoire jamais conçu vient d’être inauguré. Les ambassadeurs du monde entier vont contempler un immense sextant de 40 mètres de rayon plongeant dans une fosse vertigineuse, un gigantesque cadran solaire dont les parois externes sont couvertes d’une vaste fresque représentant le zodiaque, et une terrasse qui abrite les plus perfectionnés des instruments de mesure du temps et de l’espace : sphères armillaires, clepsydres, astrolabes…
Le promoteur de ce prodige architectural, mais aussi le directeur de l’observatoire n’est autre que le prince et gouverneur de Samarcande, Ulugh Beg, le petit-fils du conquérant redoutable qui mit tout l’Orient à feu, de l’Indus au Jourdain : Tamerlan.
Amoureux des sciences et du ciel, piètre politique et militaire – ce qui lui vaudra sa mort –, Ulugh Beg, entouré des meilleurs astronomes de son temps, va calculer la position de mille étoiles et rédiger un ouvrage majeur : les Tables Sultaniennes qui fascineront les savants, les lettrés et les voyageurs du monde entier.
C’est l’histoire totalement hors du commun de ce savant poétique et rigoureux que Jean-Pierre Luminet nous invite à découvrir dans une fresque romanesque épique, au cœur d’un monde de grandes étendues désertiques, de cités au raffinement incomparable et de guerres permanentes où, cependant, l’homme continue plus que jamais sa conquête de la science et des étoiles. Continuer la lecture

Un mini-trou noir au CERN ? Absurde !

Les trous noirs artificiels

Qu’est-ce qui arrive dans ces machines atomiques ? La matière se réduit en bouillie, vous y mettez du gruyère et il en sort du quark, des trous noirs, de l’uranium centrifugé ou que sais-je encore ?
Umberto Eco, Le Pendule de Foucault

 Après deux années de travaux intenses de maintenance et de consolidation et plusieurs mois de préparation en vue du redémarrage, le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN, le plus puissant accélérateur de particules du monde, est de nouveau en service. Il fonctionnera à une énergie sans précédent, près de deux fois l’énergie obtenue lors de la première campagne qui avait conduit à la découverte du boson de Brout-Englert-Higgs. Les collisions proton-proton de 14 TeV attendues avant l’été permettront aux expériences LHC d’explorer de nouveaux territoires de la physique.
Mais déjà les titres absurdes fleurissent dans les médias : “mini-trou noirs et univers parallèles : ce que nous réserve le CERN”, “LHC can help detect parallel universes”, etc., pour ne pas parler des délires dignes d’un asile d’aliénés, type :   “ouverture imminente des portes de l’enfer”, “black hole doomsday”, etc.

Cette psychose du désastre n’est pas nouvelle; elle est même profondément ancrée dans l’esprit humain, ou tout au moins dans certains esprits à tendance paranoiaque. Déjà, dans son édition du 18 juillet 1999, l’hebdomadaire britannique Sunday Times annonçait la mise en chantier du nouvel accélérateur de particules du laboratoire de Brookhaven (États-Unis) d’une manchette tonitruante : « La machine à big-bang pourrait détruire la Terre ». Suivait un commentaire fantaisiste, suggérant que le risque d’engendrer, lors d’une collision de particules à haute énergie, un mini-trou noir capable d’aspirer la Terre n’était pas négligeable. Malgré les démentis des physiciens, l’émoi provoqué par ce titre fut planétaire – ce qui était bien l’effet recherché.
En 2007, rebelote et surenchère avec la mise en œuvre du LHC. Comme aucun mini-trou noir n’a évidemment pointé son nez, les médias se sont un peu calmés. Et maintenant, cela recommence de plus belle avec la remise en service de l’accélérateur qui s’est effectuée cette semaine, et la montée en puissance prévue pour l’été. Continuer la lecture

Une nova dans le Sagittaire

Une étoile devenue visible à l’œil nu le 21 mars dans la constellation du Sagittaire fait l’actualité astronomique du moment. Repérée pour la première fois le 15 mars par un astronome amateur australien, sa luminosité a augmenté pour atteindre la magnitude maximale de 4,3 (donc repérable à l’œil nu dans de bonnes conditions d’observation). Son éclat s’est mis alors à diminuer, mais elle reste bien visible avec une paire de jumelles.

Champ d'étoiles avant et après l'apparition de la nova Sagittarii 2015/2. ©Valvasori
Champ d’étoiles avant et après l’apparition de la nova Sagittarii 2015/2. ©Valvasori

Elle a été baptisée Nova Sagittarii 2015 No. 2. Il s’agit en effet de ce que les astrophysiciens appellent une nova, étoile dont l’éclat augmente brutalement durant quelques jours. Retour et explications sur ce remarquable phénomène astrophysique. Continuer la lecture

Les éclipses dans la littérature (2) : de Boscovich à aujourd’hui

Inspiré par l’actualité de l’éclipse de soleil du 20 mars 2015, je poursuis la rêverie littéraire sur les éclipses entamée dans mon billet précédent : de Homère à Shakespeare

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En marge de ses traités scientifiques, le jésuite Ruggero Giuseppe Boscovich a rédigé un poème didactique entièrement consacré aux éclipses. Boscovich (1711-1787) fut certainement un très grand savant. Mal connu en son temps, oublié aujourd’hui, il posa pourtant avec deux siècles d’avance les premiers jalons de la mécanique quantique et de la théorie de la relativité, et fut le premier à proposer une théorie atomique cohérente.

Son talent poétique n’est certainement pas au même niveau que son intuition scientifique. Voici comment il décrit la forme elliptique de l’orbite lunaire :

Boscovich-eclipses“Tandis que des révolutions éternelles transportent Phébé autour de nous, assujettie aux lois générales elle observe les règles communes aux astres errants. Ses hauteurs varient, son orbe inégalement fléchi resserre ses cotés, allonge son axe, et ressemble encore à cette courbe engendrée par la section oblique d’une colonne”[5]

Dans le dernier chant, Boscovich explique correctement le phénomène de la Lune rousse: lorsque notre satellite est éclipsé par l’ombre de la Terre, la réflexion et la réfraction des rayons lumineux dans l’atmosphère terrestre lui confèrent une couleur rubescente. Continuer la lecture

Les éclipses dans la littérature (1) : de Homère à Shakespeare

La prochaine éclipse de soleil du 20 mars 2015 (partielle en France, totale au Spitzberg) fait beaucoup parler d’elle. C’est que les éclipses ont toujours titillé l’imagination des peuples. Du Mexique à Babylone, les anciennes cosmogonies s’accordaient à prédire aux peuples consternés une longue période de ténèbres, qui semblait devoir régner à jamais. Cette période se terminait d’ailleurs toujours par le lever d’un Soleil rajeuni, et l’ouverture d’un nouveau cycle. Or, les ténèbres sont intérieures. L’angoisse quotidienne du crépuscule, rapprochée de l’expérience intime, suffit à suggérer l’image d’un Soleil qui ne se lève plus, ou qui s’éteint. Par cette concordance avec les secrets de l’imaginaire, les éclipses passent aisément sur le plan de la littérature et de la poésie. Suivant les tempéraments, la disparition du Soleil ou de la Lune dans les ténèbres est un rêve attirant ou un cauchemar. Ceci explique que ce rêve se retrouve si souvent exprimé de façons diverses dans l’expression poétique, voire dans l’expression graphique de certains malades mentaux: occultations, Soleil ou Lune sanguinolents, astres cadavériques, paysages pétrifiés. C’est le sujet traité dans ce billet (largement inspiré d’un chapitre de mon livre Eclipses, les rendez-vous célestes, publié en 1999).

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Les Éclipses dans la Littérature

La littérature sur les éclipses est surabondante. Elle ne forme d’ailleurs qu’un sous-ensemble d’une littérature bien plus vaste, consacrée au Soleil et à la Lune. C’est que le Soleil et la Lune ont derrière eux une longue carrière littéraire[1]. “Elle est poétique, la garce!“, écrivit Mallarmé à propos de la Lune, que par réaction contre le romantisme il avait juré de ne jamais évoquer dans sa poésie. Loin d’être exhaustifs, je ne mentionnerai  ici que quelques textes d’intérêt particulier sur les éclipses. Continuer la lecture

Recension de livres scientifiques (5)

Cinquième livraison des recensions de livres de culture scientifique que j’avais rédigées entre 2001 et 2007 pour la défunte revue Vient de Paraître. Toujours disponibles et d’actualité.

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VannucciFrançois Vannucci : Le miroir aux neutrinos

Éditions Odile Jacob (octobre 2003), 256 p. – ISBN: 2738113311

François Vannucci, professeur au Laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies de l’université Paris VII, spécialiste reconnu des neutrinos, s’est récemment fait remarquer dans le domaine de la littérature scientifique par un étonnant roman (Les neutrinos vont-ils au paradis ?, 2002) où, dans l’ambiance oppressante d’un laboratoire de physique, il initiait le lecteur au mystère des neutrinos, mais aussi au mystère des découvertes scientifiques et à ceux de la nature humaine.

Dans ce nouvel ouvrage, qui n’a plus rien de romanesque mais conserve la patte de l’écrivain de talent, Vannucci revient sur ces particules fantomatiques entre toutes – l’ouvrage est d’ailleurs sous-titré “ Réflexions autour d’une particule fantôme ”. Doués de propriétés fascinantes, capables de traverser des milliers de kilomètres de roches sans obstacle, les neutrinos, dont on sait depuis peu qu’ils possèdent une masse extrêmement faible, sont si abondants dans l’univers qu’ils “ pèsent ” dans le cosmos autant que l’ensemble des étoiles ! Ils jouent un rôle fondateur aussi bien dans la génération d’énergie nucléaire du Soleil que dans la genèse même de l’univers, expliquant notamment pourquoi la matière l’a finalement emporté sur l’antimatière.

Fidèle à sa double culture scientifique et littéraire, Vannucci agrémente son récit d’un florilège de citations littéraires remarquablement choisies. Empruntées à Paul Morand, James Joyce, Shakespeare, Blaise Cendrars, Garcia Marquez, et même à Michel Houellebecq (chantre bien connu des … particules élémentaires), elles stimulent à la fois la réflexion et la rêverie du lecteur. Graphiques et photographies (dont celle du détecteur Superkamiokande) complètent l’ouvrage, ainsi que le remarquable et très poétique texte de John Updike “ They have no charge and have no mass ” (1973). Vannucci fait preuve une fois de plus de son originalité littéraire. Continuer la lecture

Les deux mages de Venise, par Philippe André

Richard Wagner,  Cosima et Franz Liszt en 1880. Anonyme, Musée Wagner à Bayreuth
Richard Wagner, Cosima et Franz Liszt en 1880. Peinture de W. Beckmann, Musée Wagner à Bayreuth

Le périple imaginaire de Liszt et Wagner dans Venise.

Le Palazzo Vendramin à Venise
Palazzo Vendramin à Venise

Courant 1882, Richard Wagner s’installe avec sa femme Cosima au Palais Vendramin-Calergi de Venise. Le compositeur de Tristan et Isolde a été conquis par la beauté du lieu au cours de voyages antérieurs. Quelques mois plus tard, en novembre 1882, le père de Cosima, Franz Liszt, rejoint le couple.

La lugubre gondole
La lugubre gondole

L’abbé Liszt, toujours vert, passe des heures à composer au piano quelques-unes de ses plus énigmatiques pages, ouvertes sur la « musique de l’avenir. » Son gendre, souffreteux, affaibli par la maladie, ne peut guère goûter aux plaisirs artistiques offerts par la cité des Doges. Liszt quitte Venise en janvier 1883, et un mois plus tard, le 13 février 1883, Richard Wagner meurt dans le Palais Vendramin. Son cercueil est acheminé sur l’une de ces « lugubres gondoles » que le génial Liszt avait mises en musique de façon prémonitoire au cours de son séjour vénitien – ce qui n’avait d’ailleurs pas manqué d’irriter son hypocondriaque gendre. Continuer la lecture

Un trou noir à Hollywood (3) : Pile et face

Suite du billet précédent : Retour aux bases

Le calcul de la trajectoire des rayons lumineux autour d’un trou noir suppose une bonne connaissance de la nature de la source lumineuse. Si les trous noirs existent réellement dans la nature (et il semble bien que ce soit le cas), ils ont de bonnes chances d’être éclairés par des sources extérieures de lumière. Une situation intéressante est celle où la source d’éclairage est une série d’anneaux matériels en orbite autour du trou noir. On pense que de nombreux trous noirs sont entourés de telles structures, nommées disques d’accrétion. Les anneaux de la planète Saturne sont un exemple célèbre de disque d’accrétion ; ils sont constitués d’un amalgame de cailloux et de glace qui réfléchit la lumière du Soleil lointain.

La planète Saturne et ses anneaux. On considère que le disque d'accrétion d'un trou noir, bien que constitué de gaz, a une forme similaire, c'est-à-dire des anneaux circulaires et une faible épaisseur.
La planète Saturne et ses anneaux. On considère que le disque d’accrétion d’un trou noir, bien que constitué de gaz, a une forme similaire, c’est-à-dire des anneaux circulaires et une faible épaisseur.

En revanche, dans le cas d’un trou noir, les anneaux d’accrétion se composent d’un gaz chaud qui rayonne lui-même. Ce gaz tombe peu à peu en spirale dans le trou noir, de façon analogue au mouvement de l’eau entraînée dans un tourbillon. Sa chute s’accompagne d’une élévation de sa température et d’une émission de rayonnement. Voilà donc une bonne source d’éclairage : les anneaux d’accrétion brillent et illuminent le trou noir central. On peut alors s’interroger : quelle est l’image apparente du disque d’accrétion autour d’un trou noir ? Continuer la lecture

Zazie dans le cosmos (4/4) : le langage réinventé

Suite du billet précédent: l’ordre dans le chaos

Finissons avec l’étude capitale du langage. L’art poétique de Lucrèce présupposait déjà un isomorphisme du réel et du langage. De la même façon chez Queneau, le contenu du poème prend une importance égale à la matière verbale ; il le décrit comme une sorte de mécanique où l’architecture des signes et des sons tend à reproduire la structure même du réel.

Ainsi, dès les premiers vers du poème, on est littéralement plongés dans une matière verbale magmatique et bouillonnante, à l’image de notre planète à l’aube de son histoire géologique :

“La terre apparaît pâle et blette elle mugit
distillant les gruaux qui gloussent dans le tube
où s’aspirent les crus des croûtes de la nuit
gouttes de la microbienne entrée au sourd puits
la terre apparaît pâle et blette elle s’imbibe
de la sueur que vomit la fièvre des orages”
etc.

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Recension de livres scientifiques (4)

Quatrième livraison des recensions de livres de culture scientifique que j’avais rédigées entre 2001 et 2007 pour la défunte revue Vient de Paraître. Toujours disponibles et d’actualité!

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MLRMarc Lachièze-Rey : Au delà de l’espace et du temps

Le Pommier, Collection : Essais (26 mars 2003)  – ISBN: 2746501066

Physicien théoricien et astrophysicien, Marc Lachièze-Rey est Directeur de recherche au CNRS. Il vient de publier un ouvrage sur la « nouvelle physique », qui traduit une profonde réflexion sur la manière dont se construit la connaissance, en particulier la cosmologie du XXe siècle et son ouverture vers une nouvelle physique du XXIe siècle.

Dans quel univers vivons-nous ? Y a-t-il une physique capable de décrire ses propriétés dont les grands intruments de mesure (télescopes, accélérateurs de particlues), ainsi que des arguments théoriques pertinents, nous suggèrent plus que jamais des aspects incoupçonnés ? Pour nous rendre accessibles les grands mystères du cosmos, l’auteur a choisi à juste titre la géométrie. L’efficacité de la description ainsi obtenue est étonnante : elle permet aussi bien d’expliquer la structure des noyaux et la physique des particules que la nature des galaxies et les modèles de big-bang. Elle met aussi en relief la mésentente sous-jacente qui oppose encore les concepts de l’infiniment grand et de l’infiniment petit : physique quantique et relativité se révèlent incompatibles. Aujourd’hui il faut inventer de nouvelles géométries pour tenter de décrire ce qui, dans l’Univers, nous échappe encore : vivons-nous par exemple dans un monde à 10 dimensions, ou granulaire ? Continuer la lecture

La Prise de la Bastille

Retrouvé dans mes archives. J’avais quinze ans, je me prenais pour Victor Hugo ! Et en alexandrins, s’il vous plaît …

Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789.
Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789.
La prise de la Bastille
                                               I

Les vieillards devant pour protéger les valides,
Les femmes au centre qui rechargent les fusils,
Les enfants derrière exhortant les timides,
Les hommes partout, se battant au pont-levis,

Le peuple se rue sur ses murs glacés et nus.
Du haut de ses murailles six canons menaçants
Narguent le peuple hurlant qui partout afflue
Et brandit mille piques maculées de sang.

Tout à coup la porte cède, le bois se rompt.
Les révoltés d’un seul élan se précipitent,
Une averse de boulets jaillit des canons
Et balaye les hommes dont l’union est détruite.

Mais Paris est plus fort que six canons au feu.
Bientôt ils sont renversés, saisis, éventrés,
Crachant la défaite alors qu’ils crachaient le feu.
Six tonnes d’acier contre six mille affamés ! Continuer la lecture

Zazie dans le cosmos (3/4) : l’ordre dans le chaos

Suite du billet précédent : Oh jeunesse

Au-delà des éléments de décodage qui laissent entrevoir la profonde culture scientifique de Queneau agrémentée d’une remarquable intuition, analysons plus en détail la construction globale du poème[4]. Celui-ci présente trois sections fondamentales :

1. Un abrégé de cosmogonie astronomique comprenant le chant I, quelques vers du chant II, le chant III, et quelques vers du chant IV relatifs au système terre-lune.

2. Une partie consacrée à l’apparition de la vie, subdivisée en paléobiologie, botanique et biologie, évolutionnisme, répartie entre le chant I, le chant IV, l’intégralité du chant V et les deux premiers vers du chant VI relatifs à l’histoire de l’espèce humaine.

3. Une partie conclusive consacrée à la mécanique et à l’histoire des machines, au chant VI.

Ce découpage est apparemment chaotique ; les trois sections sont distribuées dans le texte de façon inégale, et l’évocation des événements de l’histoire de l’univers ne respecte pas la chronologie : « l’éclatement burlesque » du big-bang n’est introduit qu’après le passage relatif à la formation de la terre et de son satellite lunaire ; les ères géologiques paraissent aussi distribuées de façon sporadique. Continuer la lecture

Un trou noir à Hollywood (2) : Retour aux bases

Suite du billet précédent Interstellar : un trou noir à Hollywwod (1)

La plaque du foyer noir,
de réels soleils des grèves :
ah ! puits des magies.
Arthur Rimbaud, Illuminations

Depuis sa diffusion  le 5 novembre dernier sur les écrans du monde entier, le film  Interstellar de Christopher Nolan s’est imposé comme le blockbuster de l’année,  suscitant des centaines de débats et dicussions passionnées sur la toile,  alimentant des dizaines de blogs (la majorité anglo-saxons) qui ont, soit encensé, soit critiqué les exactitudes ou inexactitudes scientifiques  du film, la vraisemblance du scénario, etc.  Je rappelle que le conseiller scientique du film est mon collègue chercheur, le célèbre physicien américain Kip Thorne; avec son équipe de la compagnie  privée  Double Negative spécialisée dans les effets visuels, ils ont notamment concocté l’image du disque d’accrétion illuminant le trou noir “Gargantua”, censée être la plus précise jamais montrée, et qui a fait le tour du monde.

Pour accompagner la promotion du film, Kip Thorne a lui-même publié un livre de vulgarisation intitulé “The Science of Interstellar“, dans lequel il explique comment il a tenté de respecter le mieux qu’il pouvait l’exactitude scientifique, malgré les exigences parfois étranges du réalisateur, s’assurant en particulier que les despriptions visuelles des trous noirs et des effets relativistes associés soient les plus réalistes possibles.

destinPuisque, comme déjà rappelé dans le billet précédent, j’ai été en 1979 le premier chercheur au monde à effectuer des simulations numériques et à publier une image réaliste simulée d’un trou noir entouré d’un disque d’accrétion, dans les billets qui suivent je reviendrai aux bases de la visualisation des trous noirs, dans une visée non point critique mais pédagogique. Une bonne partie est adaptée d’un chapitre d’un de mes livres publié en français en 2006 chez Fayard, Le destin de l’univers, et repris en livre de poche en 2010 chez Folio/Gallimard. Continuer la lecture

Zazie dans le Cosmos (2/4) : Oh jeunesse

Suite du billet précédent : Lucrèce au XXe siècle

On ne peut pas lire la Petite Cosmogonie Portative sans se livrer à une sorte de jeu savant. Au premier abord, le sens semble très hermétique, même si l’on est d’emblée saisi par le plaisir jubilatoire des jeux du langage. Les glissements de sens ne cessent de conduire du domaine scientifique au domaine profane et vice-versa, faisant de l’évolution du monde un phénomène à la fois formidable et trivial. Mais on a du mal à comprendre ces vers qui abondent en métaphores et énigmes quasi impossibles à déchiffrer. Les tables synoptiques qui introduisent les six chants permettent toutefois d’identifier, vers après vers, les sujets traités et, par conséquent, de décoder même les passages les plus ardus. Le texte est donc agrémenté d’une véritable mode d’emploi sous la forme d’un système de lecture contraignant qui fonctionne comme une clef d’accès à ses significations.

En participant à ce jeu, le lecteur finit par découvrir que chaque métaphore contient des informations d’une justesse étonnante, brouillées par un réseau de déformations verbales et fantasmatiques produisant une syntaxe autre, génératrice de significations inattendues.

EPSON scanner ImagePrenons quelques exemples dans le chant I, reproduit intégralement en fin de ce billet (cadeau de Noël). Continuer la lecture

Zazie dans le Cosmos (1/4) : Lucrèce au XXe siècle

 

Queneau2Féru de mathématiques et de sciences naturelles, Raymond Queneau (1903-1976) a adhéré à la Société mathématique de France en 1948 et commencé à appliquer des règles arithmétiques pour la construction d’œuvres littéraires. Il a fondé en décembre 1960, avec François Le Lionnais, un groupe de recherche littéraire qui allait très vite devenir l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Sa soif de mathématiques combinatoires s’est étanchée avec la publication en 1961 de son livre-objet Cent mille milliards de poèmes, sorte d’hypertexte avant la lettre offrant au lecteur la possibilité de combiner quatorze vers de façon à engendrer 1014 combinaisons possibles. Il a aussi publié, en 1972, un article dans une revue pour chercheurs, Journal of Combinatorial Theory. Le succès littéraire lui était déjà venu en 1947 avec Exercices de style, inspirés par L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, et le succès populaire en 1959 avec Zazie dans le métro, adapté au cinéma par Louis Malle.

queneauCent mille milliards de poèmes est un livre composé de dix feuilles, chacune découpée en quatorze bandes horizontales, chacune portant sur son recto un vers. En tournant les bandes horizontales comme des pages, on peut donc choisir pour chaque vers une des dix versions proposées par Queneau, ce qui fait 100 000 000 000 000 poèmes potentiels.queneau1

Mais c’est sa Petite cosmogonie portative (1950), texte relativement peu connu, qui constitue à mon sens le sommet de son art. Cette merveille de la poésie scientifique fait l’objet de cette série de billets. Continuer la lecture

Edwin Hubble : une erreur de casting

Il y a une quinzaine de jours,  rentrant en voiture de mon travail (au Laboratoire d’Astrophysique de Marseille, Technopôle de Château-Gombert), et écoutant à la radio France Info pour patienter dans les inévitables bouchons marseillais, je suis tombé par hasard sur l’émission de l’excellent Emmanuel Davidenkoff « Un jour, une question ». J’ai toujours apprécié l’inlassable combat pédagogique que mène depuis tant d’années ce spécialiste de l’éducation, tant à travers ses chroniques radio que ses écrits sur la question. Je garde en outre un excellent souvenir de l’entretien radiophonique d’une heure qu’il avait eu la gentillesse de me consacrer en 2008 sur les ondes de  France Musique (émission Les enfants de la musique).

Le télescope spatial Hubble
Le télescope spatial Hubble

Le principe de “Un jour, une question”  consiste à poser une question de culture aux auditeurs, et de fournir le lendemain une réponse circonstanciée avec un(e) invité(e) compétent(e). La question posée la veille était : “L’actualité scientifique met régulièrement à l’honneur le satellite Hubble. Mais qui était Hubble ?” Ah, très bien, me dis-je,  voilà un beau sujet de culture, relatif à l’histoire de l’astronomie du début du XXe siècle sur laquelle j’ai beaucoup travaillé et publié. Voyons donc voir (plus exactement écouter) ce que l’on va en dire dans l’émission, par curiosité. D’autant que beaucoup de légendes courent autour du personnage, et qu’il n’est pas facile de trier l’information pertinente de celle qui ne l’est pas si l’on ne se plonge pas dans l’intégralité  du dossier – ce que peu d’historiens ont fait. Continuer la lecture

Le Songe de Kepler (3/3) : procès en sorcellerie et postérité

suite du billet précédent :  Récit et Structure
somniumEdition originale du Songe de KeplerSonge001Traduction française 
Le procès en sorcellerie

Une redoutable vague de chasse aux sorcières sévit en Europe au début du XVIIe siècle, en particulier dans les régions protestantes. Les dénonciations sont fréquentes pour assouvir des haines personnelles, et les tribunaux sont prompts à user de la torture pour obtenir des aveux aussi détaillés que fallacieux. Les victimes des procès en sorcellerie sont à 80 % des femmes, appartenant en majorité aux classes populaires – par conséquent illettrées et incapables de se défendre.

Le procès de Katharina Kepler à Leonberg
Le procès de Katharina Kepler à Leonberg

C’est ainsi qu’en 1615, tandis que Kepler travaille à son ouvrage Harmonices mundi, sa mère Katharina, alors âgée de 68 ans, est accusée de pratiques sataniques et de sorcellerie dans sa ville natale de Leonberg, dans le grand-duché de Wurtemberg. Katharina Kepler, née Guldenmann, que son fils qualifie lui-même de « petite, maigre, sinistre et querelleuse », avait été élevée par une tante qui avait déjà fini sur le bûcher pour sorcellerie. L’affaire est sérieuse ; les autorités religieuses commandent d’emprisonner et de juger toute personne soupçonnée d’avoir commerce avec le diable, et le prévôt de justice de Leonberg s’y applique avec zèle : cinq « sorcières » de la petite ville de Leonberg sont brûlées dans l’année. Continuer la lecture

Interstellar : un trou noir à Hollywood (1)

Certains d’entre vous auront sans doute noté une certaine effervescence médiatique à la veille de la sortie (le 5 Novembre) du film Interstellar. Fruit de la collaboration entre le réalisateur Christopher Nolan et mon collègue physicien Kip Thorne, Interstellar raconte les aventures d’un groupe d’explorateurs qui utilisent un trou de ver pour parcourir des distances jusque-là infranchissables et trouver une nouvelle planète habitable à coloniser pour l’humanité. A noter que Kip Thorne, conseiller scientifique du film mais aussi producteur exécutif, avait déjà été consulté dans les années 1980 par Carl Sagan lorsque ce dernier, pour son roman Contact (ultérieurement adapté au cinéma), cherchait une méthode scientifiquement plausible pour faire voyager ses héros dans l’hyperespace ; Thorne, spécialiste de la relativité générale et des trous noirs, lui avait alors suggéré ces hypothétiques racourcis de l’espace-temps que sont les trous de ver.

Mais pour espérer emprunter un trou de ver, encore faut-il d’abord pouvoir naviguer dans les parages d’un trou noir géant (comme celui qui réside au centre de notre Voie lactée, dont la masse est estimée à 4 millions de fois celle du Soleil) et y plonger. A quoi donc ressemblerait visuellement un tel panorama cosmique, vu par le hublot d’un vaisseau spatial ? Continuer la lecture

Un premier pas raté vers l’exploitation minière des astéroïdes

Le démonstrateur Arkyd-3, embarqué sur le vol du Cargo Cygnus le 28 octobre.
Le démonstrateur Arkyd-3, embarqué sur le vol du Cargo Cygnus le 28 octobre.

Hier 28 octobre à 22h20 TU, la start-up Planetary Resources, basée à Seattle, espérait lancer  avec succès son premier engin spatial en orbite terrestre – une étape préliminaire dans l’ambitieux projet de la compagnie privée visant à l’exploitation des ressources minières des astéroïdes (métaux, hydrogène, oxygène, glace d’eau). Baptisé Arkyd-3, le nano-vaisseau spatial (33 centimètres de longueur sur 10 cm de large)  était embarqué sur une fusée Antarès aux côtés du cargo spatial Cygnus, chargé d’assurer le ravitaillement de la Station Spatiale Internationale en pièces de rechange et consommables.

Lanceur et cargo spatial ont tous deux été développés par la société privée Orbital Sciences Corporation, sélectionnée par la NASA pour assurer une partie des taches jadis prises en charge par la Navette spatiale américaine jusqu’à son retrait en 2012. Quant au nano-satellite Arkyd-3 développé par Planetary Resources, son objectif est de tester la technologie que la compagnie projette d’utiliser pour sa future flotte de télescopes spatiaux consacrés à la détection des géocroiseurs, c’est-à-dire les astéroïdes circulant sur des orbites proches de la Terre, donc aussi facilement accessibles que la Lune. Continuer la lecture