Le rôle culturel et social des sciences

De grands défis semblent menacer la planète entière : la faim dans le monde, le manque d’eau potable, le pillage des matières premières, le réchauffement climatique, l’organisation chaotique des finances mondiales, le retour de l’irrationnel et des fondamentalismes, les bouffées de violence qui éclatent un peu partout. La recherche scientifique est-elle le moyen de répondre à ces défis, ou bien un simple outil parmi d’autres ?

Devant l’ampleur des problèmes posés, nous ne sommes pas assurés du succès, mais nous pouvons être certains de l’échec si la recherche scientifique n’était pas mise au premier plan et considérée comme une priorité absolue. Car la recherche est une activité stratégique qui concerne la société tout entière. Certes, pour une partie du public informé et les dirigeants avisés, l’investissement dans la recherche est une évidence, mais devant le nombre de fois où la question « À quoi ça sert? » est posée dans les médias ou dans les parlements, il est utile de rappeler avec force quelques vertus cardinales de la recherche, et d’illustrer ces vertus par des exemples puisés dans ma propre discipline, les sciences de l’univers – lesquelles semblent pourtant, à première vue, les plus éloignées des préoccupations de ce « bas monde ».

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Culture et recherche

Le clivage désastreux entre science et culture ne date pas d’hier. Les philosophes de l’Antiquité avaient un profond respect pour ce que l’on connaissait de la science. La Renaissance s’est autant préoccupée de rénover la science que l’art et la littérature : c’est aux architectes de l’époque que l’on doit la théorie géométrique de la perspective. Pendant tout le XVIIIe siècle, de grands efforts ont été entrepris pour faire connaître au public les travaux de Newton et de ses contemporains. Mais, à partir du début du XIXe siècle, les concepts et les méthodes scientifiques sont devenus de plus en plus abstrus, et les tentatives pour les rendre intelligibles au plus grand nombre sont apparues de plus en plus illusoires. La situation s’est aggravée dans la première moitié du XXe siècle, lorsque la théorie et la pratique de la physique nucléaire ont brutalement révélé qu’une ignorance totale du monde de la science n’était plus compatible avec la survie de l’humanité, engendrant une profonde crise à propos de l’idée même de progrès. Dès lors le fossé s’est creusé entre deux groupes de penseurs qui se sont ignorés, voire méprisés : d’un côté, des scientifiques de plus en plus spécialisés et distants du grand public, considérant avec dédain ceux qui tentaient de rendre leurs travaux accessibles à un large public ; de l’autre, des littéraires, historiens, artistes, etc. (groupe incluant ceux que l’on appelle les « intellectuels »), qui surent prendre, dans le monde du haut savoir, le monopole de la communication avec le grand public et purent ainsi répandre l’idée que la science ne pouvait pas contribuer positivement à la culture. Selon eux, la science devait être reléguée, aux côtés de la technologie, au rang de simple outil – bénéfique ou maléfique selon ses usages pratiques –, susceptible au mieux d’engendrer un supplément de confort matériel, mais en aucun cas propice à un enrichissement culturel ou spirituel.

Un bel ouvrage qui va bien au-delà du clivage entre science et culture
Un bel ouvrage qui va bien au-delà du clivage entre science et culture (collectif, dir. N. Witkowski, 2003). Toujours disponible sur amazon.

Les effets de ce profond divorce entre science et culture se font toujours sentir, même si le clivage n’est plus aussi caricatural. Nombre de nos dirigeants, qu’ils soient politiques, économiques ou intellectuels, ne connaissent pratiquement rien à la science ; ils ignorent son contenu le plus élémentaire et n’en connaissent ni le but ni l’objet. Ils la confondent généralement avec la valorisation technologique. Il est pourtant impossible de nier que les sciences sont un fait culturel majeur de nos sociétés, non seulement contemporaines et occidentales, mais aussi de celles situées dans des contextes temporels et géographiques différents.

La culture est souvent associée aux humanités, la recherche aux sciences, au point que, dans notre pays, elles sont représentées par deux ministères distincts. À l’un les arts plastiques, la musique, l’architecture, le cinéma, l’édition, la protection des monuments, les coutumes et même les distractions… À l’autre l’astronomie, les mathématiques, la physique, la biologie, la chimie, la géologie, l’archéologie, l’anthropologie… Comme si la curiosité de l’homme s’exerçait à l’intérieur d’enclos. Or il n’y a pas de barrières à la curiosité humaine : s’ouvre à elle un champ immense – art, philosophie, science, littérature, sociologie, histoire, technologie… –, champ continu où tout invite à la recherche, c’est-à-dire au désir de savoir et de trouver, sans conclusion prévisible. La science donne l’exemple le plus accompli d’une recherche qui vogue vers un horizon jamais atteignable, qui se démultiplie et renaît sans cesse de ses propres échecs et succès.

Un centre de recherche de qualité est un foyer de culture scientifique. Les chercheurs contribuent à l’enseignement, à des conférences, à l’écriture de livres et d’articles. Ils communiquent leur passion à de nombreux jeunes, alimentant le développement de la culture scientifique. Un citoyen européen du XXIe siècle doit voter et prendre position sur des sujets aussi divers que la pollution, le réchauffement climatique, l’énergie nucléaire ou les moyens de transport. Il faudrait pour le moins que ses connaissances scientifiques dépassent celles du XVIe siècle !

Culture et recherche sont deux manifestations de l’ouverture de l’homme au monde lorsqu’il porte son regard sur celui-ci, s’interroge à son sujet, va à sa rencontre et découvre les ignorances que ses découvertes mêmes lui dévoilent. Par exemple, et contrairement à une idée préconçue, la violence n’est pas fille de la pauvreté : en étudiant de multiples sociétés, les ethnologues ont remarqué que la violence provenait pour l’essentiel du manque de culture. Les conférences que nous pouvons faire dans certaines banlieues réputées « difficiles » nous convainquent que l’arme de la culture n’est pas assez utilisée dans la lutte contre la violence. La culture scientifique permet de mieux comprendre, et donc de mieux accepter, l’altérité.

Pensons à la découverte, en 1995, d’une première planète extrasolaire, c’est-à-dire une planète gravitant autour d’autres étoiles que le soleil, suivie de plusieurs centaines d’autres, qui donne une nouvelle jeunesse à une question vieille comme l’humanité, celle de l’existence possible de vies en dehors de “chez nous”, et en toute vraisemblance radicalement autres. Des méthodes de détection de plus en plus sensibles nous permettent désormais de découvrir et d’observer les planètes extrasolaires de type terrestre. Les acquis récents en exobiologie nous ont appris combien notre connaissance des systèmes planétaires était rudimentaire ; c’était, jusque là, celle que nous avions du nôtre, dans notre petit canton, et elle s’est révélée tout à coup bien maigre en regard de tous les possibles. C’est en ce sens que la question de la vie ailleurs dans l’Univers est pleinement un sujet de culture, s’ouvrant aux champs de la théologie, de la métaphysique, de l’art, de la littérature et de la sociologie.

Exoplanets

Connaissance et recherche

Si notre connaissance du monde, des hommes et de leurs œuvres avait un caractère définitif, c’en serait fait de notre capacité à questionner, à chercher, à connaître et à créer. Le « définitivement constitué » est étranger à la science. Celle-ci suit des linéaments voisins de ceux de l’art, et accentue encore le caractère toujours provisoire qu’ont les acquis de la recherche. En s’accumulant, ceux-ci augmentent notre connaissance du monde, mais le plus souvent ils entrouvrent des lucarnes sur les champs nouveaux à explorer, champs tellement vastes qu’il est permis de se demander si, finalement, notre activité de recherche nous rapproche d’une éventuelle connaissance ultime du “Grand Tout”, ou au contraire si elle nous en éloigne.

Prenons pour exemple la découverte, datant d’une dizaine d’années, du fait que le constituant principal de la partie sombre de notre univers est une forme étrange d’énergie, appelée énergie noire. Alors que des calculs théoriques simplifiés prédisaient un ralentissement de l’expansion de l’univers sous l’effet de la matière gravitante, les observations indiquent que c’est l’inverse qui se produit : on constate une accélération. Passé l’effet de surprise, il a fallu trouver une explication : une énergie noire « répulsive », qui n’est ni astre invisible ni particule élémentaire, mais énergie « pure » diffuse dans tout l’espace, remplirait actuellement l’univers aux trois-quarts et gouvernerait son évolution. Reste à savoir quelle est la vraie nature de cette énergie. Energie du vide quantique, champs encore inconnus ? Le mystère reste entier et mobilise l’imagination fertile de quelques centaines de théoriciens. Il pourrait déboucher sur une nouvelle vision des mécanismes fondamentaux de l’univers, ou au contraire nous conduire à accepter que tous nos modèles sont faux et qu’il faut repartir sur d’autres pistes.

La quête de la connaissance « pure » justifie à elle seule la recherche scientifique, même si aucune « application pratique » ne se profile à l’horizon de quelques générations humaines (au-delà, on ne peut jamais préjuger). Cela dit, la majorité des applications pratiques a pour origine des réponses à des questions qui n’avaient a priori rien à voir avec le but atteint. La découverte des rayons X n’a pas résulté d’un programme de détection des fractures osseuses, l’invention des ordinateurs n’est pas issue d’un projet d’amélioration des règles à calculer, et l’invention de la radio et du téléphone n’est pas venue d’une tentative de perfectionnement des techniques des pigeons voyageurs. Qui sait si la compréhension, puis la maîtrise de l’énergie noire, ne changeront pas le sort futur de l’humanité?

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L’une des explications sur la nature de l’énergie noire invoque les fluctuations quantiques de l’énergie du vide (représentées ici dans une “vue d’artiste”)

Retour sur Terre…

Depuis deux générations, nous observons nettement des transformations de notre vie quotidienne, exercées par les activités de recherche scientifiques et techniques. Tous les secteurs sont concernés : la santé, l’alimentation, la mobilité et l’habitat, la communication ont connu de fortes mutations qui caractérisent nos sociétés développées. La raison est simple : l’industrie et l’économie ne peuvent pas se développer sans une recherche active. Une bonne articulation entre recherche fondamentale et recherche appliquée, puis entre recherche appliquée et réalisation industrielle, est évidemment nécessaire. Si une seule de ces étapes est négligée, la chaîne s’interrompt.

La responsabilité scientifique relève précisément de la capacité du chercheur à répondre aux besoins de la société. En retour de l’investissement dans la recherche publique et privée, les avancées scientifiques livrent des clés pour comprendre et transformer le monde. Il est vrai que certaines applications scientifiques et les technologies nouvelles suscitent chez beaucoup la peur, la contestation ou le refus, notamment lorsqu’elles touchent au vivant et menacent potentiellement l’identité et l’intégrité de l’homme.

Peu d’élus et de responsables politiques et économiques ont cependant conscience que la recherche est le meilleur moyen d’améliorer la condition humaine tout en faisant progresser la connaissance. Prenons par exemple le développement de l’astronautique dans les années 1960, qui a définitivement changé notre vision du monde. L’horizon s’est transformé : en s’éloignant, il est devenu courbe, puis la planète dans sa globalité s’est offerte aux caméras des satellites. Les vues de la Terre dans l’espace constituent l’une des principales retombées du programme Apollo. Dès lors, notre planète a cessé d’être assimilée à un monde infini, mais plutôt à un immense vaisseau spatial qu’il convient de protéger tant il semble fragile dans l’immensité du cosmos.Earth-from-Apollo

4 réflexions sur “ Le rôle culturel et social des sciences ”

  1. C’est une révolution culturelle et sociale par les sciences que vous nous promettez là, pour sortir de la panade, j’en veux pour preuve l’étymologie du mot « rôle » qui vient du latin « rota », roue !
    Ça peut fonctionner, je crois, à la condition de ne pas perdre de vue que la question de la transmission des savoirs recèle en son sein un paradoxe. Le transfert, à l’œuvre dans la transmission, est l’autre nom de l’amour. Et si l’on en croit la formule de Lacan, « l’amour, c’est donner que ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », alors, nous nous trouvons face à un impossible. Cette dimension qui s’inscrit dans le rapport, « A = non A », est, « refoulée », « déniée » ou « forclose », selon les mécanismes de défense respectifs des trois structures psychiques que sont les névrose, perversion et psychose-, face à l’angoisse de castration. Tous les maux que nous observons et qui nous font dire que ça ne tourne plus très rond sur la terre sont les manifestations symptomatiques du retour, dans le réel, de ce refoulement, de cette dénégation ou de cette forclusion du vide (ou inconscient) qui, pourtant, est à l’origine du plaisir et de l’usage de toutes choses.
    « Les trente rayons d’une roue se rassemblent au moyeu, et son vide central fait avancer le char.
    On façonne l’argile pour en faire des vases, et c’est leur vide qu’on utilise.
    Pour faire des maisons, on perce des portes et des fenêtres,
    C’est leurs trous et leurs vides qui les rendent habitables.
    Ainsi, le plaisir des choses n’est dû qu’au vide qui les constitue. »
    11ème poème du Tao Te King de Lao-Tseu (Nouvelle traduction de Guy Massat et Arthur Rivas. Ed. Anfortas)

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