Archives pour l'étiquette Du Bartas

L’image de l’origine à travers science et littérature (1/2): de Homère à Milton

On trouve chez tous les peuples, dans le fonds le plus ancien de leurs traditions, des récits relatifs à l’origine de la terre et du ciel, c’est-à-dire des récits de cosmogonie. La plupart de ces traditions recherchent un Principe créateur à la source de toute chose : Dieu(x), Idée ou Élément. Comment la perfection première a-t-elle produit le continuum spatio-temporel, comment le parfait, l’éternel et l’incorruptible ont-t-il engendré l’imparfait, le changeant, le corruptible ? Aucun sujet n’a plus agité l’imagination humaine. L’origine de toutes choses est le mystère des mystères, et toute civilisation a tenté de trouver une explication.

En Europe, plus exactement dans le bassin méditerranéen, les premières sources littéraires grecques placent l’origine dans l’Eau. Ainsi Homère, dans l’Iliade, affirme que l’Océan est le père de tout. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle) est déjà plus complexe, car elle fait une première synthèse de traditions plus anciennes. Son récit de procréation sexuelle entre les forces cosmiques et des batailles entre géants fut extrêmement populaire. Hésiode use de son intuition poétique et de son expérience intérieure pour « inventer » l’Origine du Monde à partir du Vide:

« Donc, avant tout, fut le Vide ; puis Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. Du Vide naquirent Erèbe et la noire Nuit. Et de Nuit, à son tour, sortirent Éther et Lumière du Jour. Terre, elle, d’abord enfanta un être égal à elle-même; capable de la couvrir tout entière, Ciel Étoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais. »

La Théogonie d’Hésiode (poème en 1 022 hexamètres grecs, VIIIe-VIIe s. av. J.-C.) est une généalogie des dieux qui débute avec Gaïa, la Terre, élément primordial d’où naquirent les races divines. Elle enfanta seule le Ciel et l’Océan, Ouranos et Pontos, puis, unie à ces fils, donna naissance à d’innombrables divinités parmi lesquelles les Titans, les Titanides, les Cyclopes, les Géants, Cronos et Zeus. Le récit s’attache ensuite à la conquête de l’univers par Zeus, après les batailles décisives contre les Titans et le monstre Typhée.
Ce récit de la Création du monde à travers la bataille entre les forces de l’ordre (cosmos) et les puissances du désordre (chaos), a fortement influencé la pensée cosmogonique grecque.
Dans cette édition d’art illustrée par Georges Braque, l’artiste a représenté le poète grec recevant de Moïse le flambeau de la tradition hébraïque.
Hésiode, Théogonie, Paris, Maeght, 1955.

Il est intéressant de noter que trois mille ans plus tard, la cosmologie quantique, qui est la forme actuellement la plus élaborée de la cosmogonie scientifique, fondée sur les théories de la relativité générale et de la physique quantique, met en équations le surgissement spontané de l’univers à partir des fluctuations du Vide.

L’inflation chaotique.
En 1988, le physicien russe Andrey Linde a émis l’hypothèse que les conditions initiales de l’Univers sont chaotiques, c’est-à-dire que le vide quantique est très inhomogène. Dans un tel scénario, des fluctuations différentes engendrent une multitude d’univers distincts, parallèles ou enchâssés les uns dans les autres, sans communication possible entre eux, possédant chacun leurs lois physiques propres. Dans des simulations sur ordinateur, les univers dont le développement initial a connu une phase d’expansion très rapide (inflation) sont les plus probables, et occupent donc les pics de ce diagramme. Ceux en expansion modérée – tel le nôtre – sont beaucoup moins probables, et gisent au fond des vallées.
Simulation d’ordinateur, A. Linde, Stanford University

Dans le Timée, Platon présente une déité – « Grand Architecte de toutes choses » – donnant une extension physique à une Idée :

« Lorsque Dieu entreprit d’ordonner le tout, au début, le feu, l’eau, la terre et l’air portaient des traces de leur propre nature, mais ils étaient tout à fait dans l’état où tout se trouve naturellement en l’absence de Dieu. C’est dans cet état qu’il les prit, et il commença par leur donner une configuration distincte au moyen des idées et des nombres. Qu’il les ait tirés de leur désordre pour les assembler de la manière la plus belle et la meilleure possible, c’est là le principe qui doit nous guider constamment dans toute notre exposition. »

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La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (1) : Montaigne

Début d’une série de billets adaptés d’un article paru en anglais dans la revue Inference

Le Soleil fixe au milieu des planètes

Dans le premier livre, je décris toutes les positions des orbes, ainsi que les mouvements que j’attribue à la Terre, afin que ce livre contienne pour ainsi dire la constitution générale de l’univers.
Nicolas Copernic, lettre-préface au pape Paul III, Des révolutions des orbes célestes, 1543 (trad. A. Koyré, Paris, Alcan, 1934)

Manuscrit du Commentariolus

L’œuvre princeps du chanoine polonais Nicolas Copernic (1473-1543), De Revolutionibus orbium cœlestium[i], publiée l’année même de sa mort, a été le fruit d’un long travail préparatoire présenté pour la première fois en 1515 sous forme réduite et manuscrite dans le Commentariolus[ii], diffusé uniquement auprès d’un cercle restreint d’intellectuels. Le traité astronomique complet de 1543 est considéré par les historiens modernes comme étant à l’origine de la vision moderne de l’univers. Il a pour objet d’attaquer, en vue de la remplacer, la thèse géocentrique consacrée par Aristote quelque deux mille ans plus tôt, et confortée par l’astronome alexandrin Claude Ptolémée dans son célèbre Almageste, prestigieux monument de science observationnelle et mathématique écrit dans les années 140 de notre ère, et qui depuis lors régnait sur l’astronomie occidentale et arabe.

Conscient des imperfections du système géocentrique de Ptolémée et soucieux de trouver une harmonie géométrique dans l’organisation du cosmos, Copernic réintroduit le système héliocentrique, modèle astronomique déjà évoqué dans l’Antiquité mais resté en sommeil, selon lequel le Soleil est au centre géométrique du monde tandis que la Terre tourne autour de lui en un an et sur elle-même en un jour. Ravalée au rang de simple planète, c’est-à-dire d’astre errant au même titre que Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, notre planète cesse ainsi d’occuper une position cosmologique privilégiée.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le premier à mentionner le nom de Copernic en France est Omer Talon (1510-1562), un disciple de Petrus Ramus, dans les Academicae questiones de 1550 : la réception est plutôt favorable, car les ramistes sont hostiles à Aristote[iii]. En revanche, peu de ses contemporains prennent Copernic au sérieux, et les jugements sur l’héliocentrisme sont majoritairement négatifs. On lit notamment des railleries à l’égard de la thèse copernicienne chez les poètes de La Pléiade, comme le célèbre Du Bartas[iv] ou le moins connu Jean Bodin[v]. De fait, la doctrine de Copernic, jugée absurde car contraire à l’évidence sensorielle de l’immobilité terrestre, se répand très lentement ; le terme même de « révolution scientifique » qui lui est attaché n’a fait son apparition qu’au XXe siècle sous la plume de l’épistémologue Thomas Kuhn[vi].

Guillaume de Salluste seigneur du Bartas (1544-1590)

Il se trouve entre nous des esprits frénétiques
Qui se perdent toujours par des sentiers obliques
Et, de monstres forgeurs, ne peuvent point ramer
Sur les paisibles flots d’une commune mer.
Tels sont comme je crois ces écrivains qui pensent
Que ce ne sont pas les cieux ou les astres qui dansent
A l’entour de la terre, mais que la terre fait
Chaque jour naturel un tour vraiment parfait.
Guillaume de Salluste du Bartas, La Sepmaine ou création du monde, 1578.

Cependant, Michel de Montaigne (1533-1592) fait figure d’exception en soutenant, dans ses Essais, non seulement la thèse héliocentrique, mais en percevant aussi l’œuvre de Copernic comme une révolution scientifique en train de s’accomplir. Pour en comprendre les raisons profondes, il faut rappeler la position fondamentalement sceptique de Montaigne concernant la philosophie de la connaissance.

Le système héliocentrique de Copernic, déjà proposé dans l’Antiquité par Philolaos et Aristarque de Samos

Exercice de jugement sceptique sur l’astronomie

Montaigne reçoit une éducation humaniste dès son plus jeune âge ; il fait une carrière de magistrat, exerce la fonction de maire de Bordeaux et prend sa retraite à l’âge de trente-sept ans pour écrire et réviser, de 1571 à sa mort, les fameux Essais, qui sont des exercices de jugement. Continuer la lecture

Les éclipses dans la littérature (1) : de Homère à Shakespeare

La prochaine éclipse de soleil du 20 mars 2015 (partielle en France, totale au Spitzberg) fait beaucoup parler d’elle. C’est que les éclipses ont toujours titillé l’imagination des peuples. Du Mexique à Babylone, les anciennes cosmogonies s’accordaient à prédire aux peuples consternés une longue période de ténèbres, qui semblait devoir régner à jamais. Cette période se terminait d’ailleurs toujours par le lever d’un Soleil rajeuni, et l’ouverture d’un nouveau cycle. Or, les ténèbres sont intérieures. L’angoisse quotidienne du crépuscule, rapprochée de l’expérience intime, suffit à suggérer l’image d’un Soleil qui ne se lève plus, ou qui s’éteint. Par cette concordance avec les secrets de l’imaginaire, les éclipses passent aisément sur le plan de la littérature et de la poésie. Suivant les tempéraments, la disparition du Soleil ou de la Lune dans les ténèbres est un rêve attirant ou un cauchemar. Ceci explique que ce rêve se retrouve si souvent exprimé de façons diverses dans l’expression poétique, voire dans l’expression graphique de certains malades mentaux: occultations, Soleil ou Lune sanguinolents, astres cadavériques, paysages pétrifiés. C’est le sujet traité dans ce billet (largement inspiré d’un chapitre de mon livre Eclipses, les rendez-vous célestes, publié en 1999).

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Les Éclipses dans la Littérature

La littérature sur les éclipses est surabondante. Elle ne forme d’ailleurs qu’un sous-ensemble d’une littérature bien plus vaste, consacrée au Soleil et à la Lune. C’est que le Soleil et la Lune ont derrière eux une longue carrière littéraire[1]. “Elle est poétique, la garce!“, écrivit Mallarmé à propos de la Lune, que par réaction contre le romantisme il avait juré de ne jamais évoquer dans sa poésie. Loin d’être exhaustifs, je ne mentionnerai  ici que quelques textes d’intérêt particulier sur les éclipses. Continuer la lecture