Archives pour la catégorie Littérature

Terre-mère

Giotto._Predella_3« Ce n’est pas seulement aux oiseaux
que je m’adresse comme à des frères ;
le soleil, la lune, le vent, le feu,
tous sont des frères et des soeurs. »
Saint François d’Assise

Nous, les hommes, nous vivons sur notre Terre depuis deux millions d’années. Depuis quatre siècles seulement nous savons que notre berceau est une planète parmi les autres, roulant sur son orbite autour du soleil. Et voici ce que nous ne savons pas encore : Terre, toi qui nous a tenus dans tes flancs, n’es-tu qu’un vaisseau aveugle en marche dans l’espace ? N’es-tu qu’un fragile grain de poussière perdu dans l’immensité, tandis que là-haut, les étoiles sont indifférentes ? Astronome, je sais bien que les astres que nous interrogeons renvoient intacte LA question. Dépouillons-nous alors de l’habit du savant et livrons-nous à la parole du poète, du « rêveur d’univers ».

Je suis à genoux ici, sur cette petite Terre, devant l’immensité, devant le cercle lumineux de l’espace. Je ferme les yeux, élève mon esprit, quitte la Terre, et me lance en pensée par-delà l’abîme, par-delà tout ce qui est visible. Et, lorsque je les rouvre, je contemple et je reçois.

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Dieu et moi

– Qu’est-ce « Dieu » pour vous ?

Je considère que Dieu est une très puissante invention de l’espèce humaine conçue pour briser son angoisse devant la mort et espérer une vie moins difficile dans un hypothétique au-delà. Par la suite, des hommes avides de pouvoir ont instauré les religions et leurs dogmes qui, sous prétexte de définir une morale, n’ont pour véritable but que de contrôler la liberté de pensée des individus.

– Pourquoi « Dieu » (ou pourquoi pas) dans votre vie ?

Après avoir subi dans mon enfance une éducation religieuse, puis être passé par une phase d’agnosticisme, je suis devenu résolument athée. Donc, aucun Dieu, ni dans ma vie de scientifique, ni dans celle d’être sensible. Dieu et la science ne jouent pas sur le même terrain. Il n’y a donc pas à les opposer, ni à les unir. On ne peut pas faire de raisonnement scientifique sur Dieu, encore moins d’expériences ou de recherches de détection. Seules nos convictions nous guident dans notre pensée, nos choix, nos actes. Continuer la lecture

Rêve et Création

La certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même,
si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les
vastes lacunes non encore explorées par la science moderne.
Charles Baudelaire, L’Art Romantique

Existe-t-il un génie onirique ? Question complexe mais ô combien fascinante pour tous ceux qui s’intéressent aux différentes formes de la créativité. Pour ma part je suis convaincu (pour avoir pratiqué les deux) que la création artistique et la création scientifique exigent un même effort de discipline et de concentration, même si pour parvenir au but cherché, les moyens d’expression et les états intellectuels ou émotionnels sont différents.
Parmi ces états mentaux, nul doute que l’état de rêve (éveillé ou pas) est propice à l’intuition scientifique, en particulier l’intuition cosmologique. La cosmologie consiste à parler de l’univers comme une totalité, à se placer en quelque sorte comme extérieur à lui. Les récits cosmologiques historiquement connus comme ceux de Platon, de Cicéron, de Dante ou de Kepler, mettent en jeu des êtres “exceptionnels”, capables de raconter leur expérience de l’inexpérimentable. Ceci n’est d’ailleurs pas sans rappeler certains récits de “near-death expérience”.

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Le rêve du berger, de Johann Heinrich Füssli (1793)

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Fragments sur le temps

Ci-dessous, 25 citations sur le temps – certaines très connues, d’autres forcément moins. Sauriez-vous les attribuer aux 15 auteurs mentionnés à la fin ( certains auteurs ayant donc à leur actif plusieurs citations) ?

1. Rien n’est permanent
sauf le changement

2. Le temps a commencé avec la matière le ciel
et le mouvement du ciel

3. Le temps absolu
vrai et mathématique
qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur en lui-même et de sa nature
coule uniformément
on l’appelle aussi durée

4. Le papillon ne compte pas les mois mais les instants
et il a assez de temps

5. Tu vois mon fils
espace et temps
ici ne font plus qu’un

6. Le temps n’a pas la même allure pour tout le monde

7. Si l’on inverse le sens du temps dans les équations de la physique traditionnelle rien ne change fondamentalement

8. Le temps est un enfant qui joue

9. De même que le monde n’a pas de dehors
n’a pas d’au-delà puisqu’il contient et embrasse toute chose
de même le temps qui a commencé à la création du Monde
n’a pas d’auparavant ni de précédemment
puisqu’il contient en lui tous les temps qui sont ses parties.

10. Le temps
c’est ce qui empêche tous les événements de l’univers
de se produire en une seule fois Continuer la lecture

La vie quotidienne du gadjo

Deux textes qui, à 40 ans d’intervalle, disent la même chose, bien que dans des styles très différents.

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Quand le gadjo met son réveil à sonner le matin, prend sa douche, se toilette, s’habille, se rend à son travail non sans avoir égaré sa montre dix fois puis écouté l’heure donnée par sa radio vingt fois, quand il travaille à des choses inutiles, inessentielles, sans intérêt, sans vraies bonnes raisons, quand il mange rapidement de mauvaises nourritures, quand il reprend le travail l’après-midi pour sacrifier encore de longues heures à des tâches laborieuses, répétitives, productives d’absurdité ou de négativité, quand il voit venu le temps de rentrer chez lui et qu’il s’entasse dans les transports en commun , s’enferme dans sa voiture pour de longs moments perdus dans les bouchons et les embouteillages, quand il rentre chez lui épuisé, fatigué, harassé, quand il mange machinalement d’autres aliments insipides, qu’il s’affale devant sa télévision pour de longues heures de bêtises ingurgitées, quand il se couche abruti par ce qu’il a mangé, vu, entendu, il remet son réveil à sonner pour le lendemain matin et ce pendant des années. Continuer la lecture

Ulugh Beg, l’astronome de Samarcande (2015)

  • CouvertureEditeur : JC Lattès (15 avril 2015)
  • Collection : Romans historiques
  • 315 pages
  • ISBN-13: 978-2709644839
  • Egalement disponible en format Kindle

 Il s’agit de mon septième roman d’histoire des sciences, contant cette fois un épisode peu connu mais fascinant de l’astronomie arabo-persane. Situé dans la première moitié du XVe siècle, il s’insère chronologiquement entre “Le bâton d’Euclide” et “Le secret de Copernic“.

Voici la présentation de l’éditeur :

En 1429, Samarcande, escale majeure de la route de la soie, connaît une animation encore plus vive qu’à l’ordinaire. Le plus grand observatoire jamais conçu vient d’être inauguré. Les ambassadeurs du monde entier vont contempler un immense sextant de 40 mètres de rayon plongeant dans une fosse vertigineuse, un gigantesque cadran solaire dont les parois externes sont couvertes d’une vaste fresque représentant le zodiaque, et une terrasse qui abrite les plus perfectionnés des instruments de mesure du temps et de l’espace : sphères armillaires, clepsydres, astrolabes…
Le promoteur de ce prodige architectural, mais aussi le directeur de l’observatoire n’est autre que le prince et gouverneur de Samarcande, Ulugh Beg, le petit-fils du conquérant redoutable qui mit tout l’Orient à feu, de l’Indus au Jourdain : Tamerlan.
Amoureux des sciences et du ciel, piètre politique et militaire – ce qui lui vaudra sa mort –, Ulugh Beg, entouré des meilleurs astronomes de son temps, va calculer la position de mille étoiles et rédiger un ouvrage majeur : les Tables Sultaniennes qui fascineront les savants, les lettrés et les voyageurs du monde entier.
C’est l’histoire totalement hors du commun de ce savant poétique et rigoureux que Jean-Pierre Luminet nous invite à découvrir dans une fresque romanesque épique, au cœur d’un monde de grandes étendues désertiques, de cités au raffinement incomparable et de guerres permanentes où, cependant, l’homme continue plus que jamais sa conquête de la science et des étoiles. Continuer la lecture

Les éclipses dans la littérature (2) : de Boscovich à aujourd’hui

Inspiré par l’actualité de l’éclipse de soleil du 20 mars 2015, je poursuis la rêverie littéraire sur les éclipses entamée dans mon billet précédent : de Homère à Shakespeare

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En marge de ses traités scientifiques, le jésuite Ruggero Giuseppe Boscovich a rédigé un poème didactique entièrement consacré aux éclipses. Boscovich (1711-1787) fut certainement un très grand savant. Mal connu en son temps, oublié aujourd’hui, il posa pourtant avec deux siècles d’avance les premiers jalons de la mécanique quantique et de la théorie de la relativité, et fut le premier à proposer une théorie atomique cohérente.

Son talent poétique n’est certainement pas au même niveau que son intuition scientifique. Voici comment il décrit la forme elliptique de l’orbite lunaire :

Boscovich-eclipses“Tandis que des révolutions éternelles transportent Phébé autour de nous, assujettie aux lois générales elle observe les règles communes aux astres errants. Ses hauteurs varient, son orbe inégalement fléchi resserre ses cotés, allonge son axe, et ressemble encore à cette courbe engendrée par la section oblique d’une colonne”[5]

Dans le dernier chant, Boscovich explique correctement le phénomène de la Lune rousse: lorsque notre satellite est éclipsé par l’ombre de la Terre, la réflexion et la réfraction des rayons lumineux dans l’atmosphère terrestre lui confèrent une couleur rubescente. Continuer la lecture

Les éclipses dans la littérature (1) : de Homère à Shakespeare

La prochaine éclipse de soleil du 20 mars 2015 (partielle en France, totale au Spitzberg) fait beaucoup parler d’elle. C’est que les éclipses ont toujours titillé l’imagination des peuples. Du Mexique à Babylone, les anciennes cosmogonies s’accordaient à prédire aux peuples consternés une longue période de ténèbres, qui semblait devoir régner à jamais. Cette période se terminait d’ailleurs toujours par le lever d’un Soleil rajeuni, et l’ouverture d’un nouveau cycle. Or, les ténèbres sont intérieures. L’angoisse quotidienne du crépuscule, rapprochée de l’expérience intime, suffit à suggérer l’image d’un Soleil qui ne se lève plus, ou qui s’éteint. Par cette concordance avec les secrets de l’imaginaire, les éclipses passent aisément sur le plan de la littérature et de la poésie. Suivant les tempéraments, la disparition du Soleil ou de la Lune dans les ténèbres est un rêve attirant ou un cauchemar. Ceci explique que ce rêve se retrouve si souvent exprimé de façons diverses dans l’expression poétique, voire dans l’expression graphique de certains malades mentaux: occultations, Soleil ou Lune sanguinolents, astres cadavériques, paysages pétrifiés. C’est le sujet traité dans ce billet (largement inspiré d’un chapitre de mon livre Eclipses, les rendez-vous célestes, publié en 1999).

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Les Éclipses dans la Littérature

La littérature sur les éclipses est surabondante. Elle ne forme d’ailleurs qu’un sous-ensemble d’une littérature bien plus vaste, consacrée au Soleil et à la Lune. C’est que le Soleil et la Lune ont derrière eux une longue carrière littéraire[1]. “Elle est poétique, la garce!“, écrivit Mallarmé à propos de la Lune, que par réaction contre le romantisme il avait juré de ne jamais évoquer dans sa poésie. Loin d’être exhaustifs, je ne mentionnerai  ici que quelques textes d’intérêt particulier sur les éclipses. Continuer la lecture

Recension de livres scientifiques (5)

Cinquième livraison des recensions de livres de culture scientifique que j’avais rédigées entre 2001 et 2007 pour la défunte revue Vient de Paraître. Toujours disponibles et d’actualité.

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VannucciFrançois Vannucci : Le miroir aux neutrinos

Éditions Odile Jacob (octobre 2003), 256 p. – ISBN: 2738113311

François Vannucci, professeur au Laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies de l’université Paris VII, spécialiste reconnu des neutrinos, s’est récemment fait remarquer dans le domaine de la littérature scientifique par un étonnant roman (Les neutrinos vont-ils au paradis ?, 2002) où, dans l’ambiance oppressante d’un laboratoire de physique, il initiait le lecteur au mystère des neutrinos, mais aussi au mystère des découvertes scientifiques et à ceux de la nature humaine.

Dans ce nouvel ouvrage, qui n’a plus rien de romanesque mais conserve la patte de l’écrivain de talent, Vannucci revient sur ces particules fantomatiques entre toutes – l’ouvrage est d’ailleurs sous-titré “ Réflexions autour d’une particule fantôme ”. Doués de propriétés fascinantes, capables de traverser des milliers de kilomètres de roches sans obstacle, les neutrinos, dont on sait depuis peu qu’ils possèdent une masse extrêmement faible, sont si abondants dans l’univers qu’ils “ pèsent ” dans le cosmos autant que l’ensemble des étoiles ! Ils jouent un rôle fondateur aussi bien dans la génération d’énergie nucléaire du Soleil que dans la genèse même de l’univers, expliquant notamment pourquoi la matière l’a finalement emporté sur l’antimatière.

Fidèle à sa double culture scientifique et littéraire, Vannucci agrémente son récit d’un florilège de citations littéraires remarquablement choisies. Empruntées à Paul Morand, James Joyce, Shakespeare, Blaise Cendrars, Garcia Marquez, et même à Michel Houellebecq (chantre bien connu des … particules élémentaires), elles stimulent à la fois la réflexion et la rêverie du lecteur. Graphiques et photographies (dont celle du détecteur Superkamiokande) complètent l’ouvrage, ainsi que le remarquable et très poétique texte de John Updike “ They have no charge and have no mass ” (1973). Vannucci fait preuve une fois de plus de son originalité littéraire. Continuer la lecture

Les deux mages de Venise, par Philippe André

Richard Wagner,  Cosima et Franz Liszt en 1880. Anonyme, Musée Wagner à Bayreuth
Richard Wagner, Cosima et Franz Liszt en 1880. Peinture de W. Beckmann, Musée Wagner à Bayreuth

Le périple imaginaire de Liszt et Wagner dans Venise.

Le Palazzo Vendramin à Venise
Palazzo Vendramin à Venise

Courant 1882, Richard Wagner s’installe avec sa femme Cosima au Palais Vendramin-Calergi de Venise. Le compositeur de Tristan et Isolde a été conquis par la beauté du lieu au cours de voyages antérieurs. Quelques mois plus tard, en novembre 1882, le père de Cosima, Franz Liszt, rejoint le couple.

La lugubre gondole
La lugubre gondole

L’abbé Liszt, toujours vert, passe des heures à composer au piano quelques-unes de ses plus énigmatiques pages, ouvertes sur la « musique de l’avenir. » Son gendre, souffreteux, affaibli par la maladie, ne peut guère goûter aux plaisirs artistiques offerts par la cité des Doges. Liszt quitte Venise en janvier 1883, et un mois plus tard, le 13 février 1883, Richard Wagner meurt dans le Palais Vendramin. Son cercueil est acheminé sur l’une de ces « lugubres gondoles » que le génial Liszt avait mises en musique de façon prémonitoire au cours de son séjour vénitien – ce qui n’avait d’ailleurs pas manqué d’irriter son hypocondriaque gendre. Continuer la lecture

Zazie dans le cosmos (4/4) : le langage réinventé

Suite du billet précédent: l’ordre dans le chaos

Finissons avec l’étude capitale du langage. L’art poétique de Lucrèce présupposait déjà un isomorphisme du réel et du langage. De la même façon chez Queneau, le contenu du poème prend une importance égale à la matière verbale ; il le décrit comme une sorte de mécanique où l’architecture des signes et des sons tend à reproduire la structure même du réel.

Ainsi, dès les premiers vers du poème, on est littéralement plongés dans une matière verbale magmatique et bouillonnante, à l’image de notre planète à l’aube de son histoire géologique :

“La terre apparaît pâle et blette elle mugit
distillant les gruaux qui gloussent dans le tube
où s’aspirent les crus des croûtes de la nuit
gouttes de la microbienne entrée au sourd puits
la terre apparaît pâle et blette elle s’imbibe
de la sueur que vomit la fièvre des orages”
etc.

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La Prise de la Bastille

Retrouvé dans mes archives. J’avais quinze ans, je me prenais pour Victor Hugo ! Et en alexandrins, s’il vous plaît …

Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789.
Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789.
La prise de la Bastille
                                               I

Les vieillards devant pour protéger les valides,
Les femmes au centre qui rechargent les fusils,
Les enfants derrière exhortant les timides,
Les hommes partout, se battant au pont-levis,

Le peuple se rue sur ses murs glacés et nus.
Du haut de ses murailles six canons menaçants
Narguent le peuple hurlant qui partout afflue
Et brandit mille piques maculées de sang.

Tout à coup la porte cède, le bois se rompt.
Les révoltés d’un seul élan se précipitent,
Une averse de boulets jaillit des canons
Et balaye les hommes dont l’union est détruite.

Mais Paris est plus fort que six canons au feu.
Bientôt ils sont renversés, saisis, éventrés,
Crachant la défaite alors qu’ils crachaient le feu.
Six tonnes d’acier contre six mille affamés ! Continuer la lecture

Zazie dans le cosmos (3/4) : l’ordre dans le chaos

Suite du billet précédent : Oh jeunesse

Au-delà des éléments de décodage qui laissent entrevoir la profonde culture scientifique de Queneau agrémentée d’une remarquable intuition, analysons plus en détail la construction globale du poème[4]. Celui-ci présente trois sections fondamentales :

1. Un abrégé de cosmogonie astronomique comprenant le chant I, quelques vers du chant II, le chant III, et quelques vers du chant IV relatifs au système terre-lune.

2. Une partie consacrée à l’apparition de la vie, subdivisée en paléobiologie, botanique et biologie, évolutionnisme, répartie entre le chant I, le chant IV, l’intégralité du chant V et les deux premiers vers du chant VI relatifs à l’histoire de l’espèce humaine.

3. Une partie conclusive consacrée à la mécanique et à l’histoire des machines, au chant VI.

Ce découpage est apparemment chaotique ; les trois sections sont distribuées dans le texte de façon inégale, et l’évocation des événements de l’histoire de l’univers ne respecte pas la chronologie : « l’éclatement burlesque » du big-bang n’est introduit qu’après le passage relatif à la formation de la terre et de son satellite lunaire ; les ères géologiques paraissent aussi distribuées de façon sporadique. Continuer la lecture

Zazie dans le Cosmos (2/4) : Oh jeunesse

Suite du billet précédent : Lucrèce au XXe siècle

On ne peut pas lire la Petite Cosmogonie Portative sans se livrer à une sorte de jeu savant. Au premier abord, le sens semble très hermétique, même si l’on est d’emblée saisi par le plaisir jubilatoire des jeux du langage. Les glissements de sens ne cessent de conduire du domaine scientifique au domaine profane et vice-versa, faisant de l’évolution du monde un phénomène à la fois formidable et trivial. Mais on a du mal à comprendre ces vers qui abondent en métaphores et énigmes quasi impossibles à déchiffrer. Les tables synoptiques qui introduisent les six chants permettent toutefois d’identifier, vers après vers, les sujets traités et, par conséquent, de décoder même les passages les plus ardus. Le texte est donc agrémenté d’une véritable mode d’emploi sous la forme d’un système de lecture contraignant qui fonctionne comme une clef d’accès à ses significations.

En participant à ce jeu, le lecteur finit par découvrir que chaque métaphore contient des informations d’une justesse étonnante, brouillées par un réseau de déformations verbales et fantasmatiques produisant une syntaxe autre, génératrice de significations inattendues.

EPSON scanner ImagePrenons quelques exemples dans le chant I, reproduit intégralement en fin de ce billet (cadeau de Noël). Continuer la lecture

Zazie dans le Cosmos (1/4) : Lucrèce au XXe siècle

 

Queneau2Féru de mathématiques et de sciences naturelles, Raymond Queneau (1903-1976) a adhéré à la Société mathématique de France en 1948 et commencé à appliquer des règles arithmétiques pour la construction d’œuvres littéraires. Il a fondé en décembre 1960, avec François Le Lionnais, un groupe de recherche littéraire qui allait très vite devenir l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Sa soif de mathématiques combinatoires s’est étanchée avec la publication en 1961 de son livre-objet Cent mille milliards de poèmes, sorte d’hypertexte avant la lettre offrant au lecteur la possibilité de combiner quatorze vers de façon à engendrer 1014 combinaisons possibles. Il a aussi publié, en 1972, un article dans une revue pour chercheurs, Journal of Combinatorial Theory. Le succès littéraire lui était déjà venu en 1947 avec Exercices de style, inspirés par L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, et le succès populaire en 1959 avec Zazie dans le métro, adapté au cinéma par Louis Malle.

queneauCent mille milliards de poèmes est un livre composé de dix feuilles, chacune découpée en quatorze bandes horizontales, chacune portant sur son recto un vers. En tournant les bandes horizontales comme des pages, on peut donc choisir pour chaque vers une des dix versions proposées par Queneau, ce qui fait 100 000 000 000 000 poèmes potentiels.queneau1

Mais c’est sa Petite cosmogonie portative (1950), texte relativement peu connu, qui constitue à mon sens le sommet de son art. Cette merveille de la poésie scientifique fait l’objet de cette série de billets. Continuer la lecture

Le Songe de Kepler (3/3) : procès en sorcellerie et postérité

suite du billet précédent :  Récit et Structure
somniumEdition originale du Songe de KeplerSonge001Traduction française 
Le procès en sorcellerie

Une redoutable vague de chasse aux sorcières sévit en Europe au début du XVIIe siècle, en particulier dans les régions protestantes. Les dénonciations sont fréquentes pour assouvir des haines personnelles, et les tribunaux sont prompts à user de la torture pour obtenir des aveux aussi détaillés que fallacieux. Les victimes des procès en sorcellerie sont à 80 % des femmes, appartenant en majorité aux classes populaires – par conséquent illettrées et incapables de se défendre.

Le procès de Katharina Kepler à Leonberg
Le procès de Katharina Kepler à Leonberg

C’est ainsi qu’en 1615, tandis que Kepler travaille à son ouvrage Harmonices mundi, sa mère Katharina, alors âgée de 68 ans, est accusée de pratiques sataniques et de sorcellerie dans sa ville natale de Leonberg, dans le grand-duché de Wurtemberg. Katharina Kepler, née Guldenmann, que son fils qualifie lui-même de « petite, maigre, sinistre et querelleuse », avait été élevée par une tante qui avait déjà fini sur le bûcher pour sorcellerie. L’affaire est sérieuse ; les autorités religieuses commandent d’emprisonner et de juger toute personne soupçonnée d’avoir commerce avec le diable, et le prévôt de justice de Leonberg s’y applique avec zèle : cinq « sorcières » de la petite ville de Leonberg sont brûlées dans l’année. Continuer la lecture

Le pommier de Newton

La légende selon laquelle la théorie de l’attraction universelle aurait été inspirée à Newton par la chute d’une pomme n’en est pas tout à fait une, puisqu’elle est fondée sur le récit qu’en fit son médecin et confident William Stukeley (le même qui, à la mort du savant anglais en 1727, aurait dit à Voltaire que le grand homme n’avait jamais connu de femme…).

Porteait de newton en 1726, par Seeman. Alors âgé de 84 ans, il raconte à sa façon comment, soixante ans auparavant, lui est venue l'idée de l'attraction universelle.
Portrait de Sir Isaac Newton en 1726, par Seeman. Alors âgé de 84 ans, il a raconté à sa façon comment, soixante ans auparavant, lui serait venue l’idée de l’attraction universelle.

Dans ses Mémoires sur la vie de Sir Isaac Newton, que la Royal Society of London n’a rendu publiques qu’en 1752, Stukeley rapporte en effet la conversation qu’il a eue avec Newton le 15 avril 1726 à Kensington, après le dîner  :

Le temps devenant chaud, nous allâmes dans le jardin et nous bûmes du thé sous l’ombre de quelques pommiers, seulement lui et moi. Au cours de la conversation, il me dit qu’il s’était trouvé dans la même situation lorsque, longtemps auparavant, la notion de gravitation lui était subitement venue à l’esprit, tandis qu’il se tenait assis dans une humeur contemplative. Pourquoi cette pomme tombe-t-elle toujours perpendiculairement au sol, pensa-t-il en lui-même. Pourquoi ne tombe-t-elle pas de côté ou bien vers le haut, mais constamment vers le centre de la Terre ? Et si la matière attire ainsi la matière, cela doit être en proportion de sa quantité ; par conséquent, la pomme attire la Terre de la même façon que la Terre attire la pomme.

Portrait de Catherine Barton, nièce de Newton, qui a fait tourner bien des têtes.
Portrait de Catherine Barton, nièce de Newton, qui a fait tourner bien des têtes.

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Le Songe de Kepler (2/3) : Récit et Structure

Suite du billet précédent  : Genèse et Influences
somniumEdition originale du Songe de KeplerSonge001Traduction française 
Le Récit

Le Songe [1] est le récit d’un rêve que fait Kepler une nuit après avoir observé la Lune et les étoiles. Il dit avoir rêvé d’un livre qui parle d’une aventure vécue par un certain Duracotus.

Le célèbre astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) dont Duracotus, alias Kepler, a été l'assistant
Le célèbre astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) dont Duracotus, alias Kepler, a été l’assistant

Duracotus, par les hasards d’une vie baignée de magie et d’un peu de sorcellerie, se retrouve adopté par Tycho Brahé pour y apprendre l’astronomie. Devenu érudit, il retourne dans sa patrie pour y retrouver sa mère, Fiolxhilde qui, avant de mourir, lui révèle certains secrets, et plus particulièrement la possibilité qu’elle a d’invoquer certains esprits, notamment un démon qui permet une sorte de voyage astral particulièrement efficace. Avec lui, elle effectue un dernier voyage pour aller retrouver une île nommée Levania, qui n’est autre que la Lune. Seulement, pour s’y rendre, il faut remplir certaines conditions :
« A une distance que cinquante mille milles allemands dans les hauteurs de l’éther se trouve l’île de Levania. La route qui va d’ici à cette île ou de cette île à notre Terre est très rarement praticable. Quand elle l’est, il est aisé pour ceux de notre race de l’emprunter, mais il est extrêmement difficile de transporter des hommes et ils risquent leur vie.
Sorciere-LuneNous n’admettons personne qui soit sédentaire, ou corpulent, ou délicat; nous choisissons ceux qui passent leur vie à monter les chevaux de chasse ou vont fréquemment aux Indes en bateau, accoutumés à se nourrir de biscuit, d’ail et de poisson fumé. Mais surtout nous conviennent les petites vieilles desséchées, qui depuis l’enfance ont l’habitude de faire d’immenses trajets à califourchon sur des boucs nocturnes, des fourches, de vieux manteaux. Les Allemands ne conviennent pas du tout, mais nous ne refusons pas les corps secs des Espagnols. » Continuer la lecture

Le Songe de Kepler (1/3) : Genèse et influences

Autour du « Songe » de Kepler

Johann Kepler (1571-1630) est parfois considéré comme un précurseur des romans de science-fiction avec l’écriture de Somnium, sive opus posthumum de astronomia lunaris [1]. Dans cet ouvrage publié à titre posthume en 1634 par son fils Ludwig, Kepler essaie de diffuser la doctrine copernicienne en détaillant la perception du monde pour un observateur situé sur la Lune. Il explique : « Le but de mon Songe est de donner un argument en faveur du mouvement de la Terre ou, plutôt, d’utiliser l’exemple de la Lune pour mettre fin aux objections formulées par l’humanité dans son ensemble, qui refuse de l’admettre. Je pensais que cette vieille ignorance était bien morte, et que les hommes intelligents l’avaient arrachée de leurs mémoires, mais elle vit toujours, et cette vieille dame survit dans nos Universités. »

somniumEdition originale du Songe de KeplerSonge001Traduction française 

Kepler n’est certes pas le premier à faire le récit fantastique d’un voyage de la Terre à la Lune pour faire « passer un message ». Mais son Songe se singularise sous de nombreux aspects. En premier lieu, son auteur figure parmi les plus grands génies de l’histoire des sciences. Voir à ce sujet les deux biographies (romanesques mais justes sur le plan historique) que je lui ai consacré.

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En second lieu, il constitue le « chaînon manquant » entre les textes d’imagination pure de Lucien de Samosate, au IIe siècle, et les aventures appuyées sur les découvertes scientifiques d’un Jules Verne, à la fin du XIXe siècle. En troisième lieu, le texte complet présente une extraordinaire structure en récits emboîtés, construite au fil des ans à mesure que l’astronomie nouvelle progressait. Il faut aussi retenir le rôle dramatique que sa diffusion, bien que confidentielle du vivant de Kepler, a eu sur sa propre vie de famille, ainsi que l’influence très profonde qu’il a exercée sur tout un courant de la littérature spéculative axée sur le voyage spatial. Continuer la lecture

Renaissance de la Poésie Scientifique (5/5) : Le XXIe siècle

Suite du billet précédent : Apocalypses et voyages cosmiques

La Poésie scientifique au XXIe siècle

Jacques-Reda_6702J’en viens à ce qui est pour moi le meilleur exemple récent de la vivacité de la poésie scientifique. Il s’agit de Jacques Réda (né en 1929). Ce poète, éditeur et chroniqueur de jazz, directeur de la Nouvelle Revue française de 1987 à 1996, a publié La Physique amusante (Gallimard, 2009).

La quatrième de couverture annonce clairement le programme :

Pour bien définir l’Énergie
il suffit que l’on multiplie
la masse par la célérité
de la lumière, mise au carré.

On voit que la célèbre formule d’Einstein est si concise qu’elle flotte dans des vers de mirliton, pareils à ceux qui nous permettaient de mémoriser les théorèmes de la géométrie. Pour traduire en langage courant les aphorismes souvent terriblement condensés de la physique, mieux valait donc une prosodie dont les contraintes sont un peu celles de l’équation. Non sans risques de contresens et de barbarismes, ni sans céder aux épatements naïfs ou perplexes qu’inspire au profane l’œuvre des physiciens, vrais et hardis poètes de notre temps.

Reda-physiqueamusanteLa Physique Amusante offre des textes sur le big-bang, les trous noirs, les neutrinos, l’anti-matière, les gravitons, le chat de Schrödinger, la théorie des cordes, tout cela en vers rimés et rythmés (alexandrins, décasyllabes et octosyllabes). Réda renoue ainsi avec la plus pure et ancienne tradition didactique, dans la lignée d’Aratus, Manilius, Buchanan, Daru, Gudin de la Brunellerie ou Ricard, mais avec une bonne dose de perplexité teintée d’humour. Ainsi, il faut oser écrire un poème sur les espaces de Calabi-Yau, sorte de monstruosité mathématique incompréhensible au profane, mais que le poète met joliment en boîte : Continuer la lecture