Zazie dans le cosmos (3/4) : l’ordre dans le chaos

Suite du billet précédent : Oh jeunesse

Au-delà des éléments de décodage qui laissent entrevoir la profonde culture scientifique de Queneau agrémentée d’une remarquable intuition, analysons plus en détail la construction globale du poème[4]. Celui-ci présente trois sections fondamentales :

1. Un abrégé de cosmogonie astronomique comprenant le chant I, quelques vers du chant II, le chant III, et quelques vers du chant IV relatifs au système terre-lune.

2. Une partie consacrée à l’apparition de la vie, subdivisée en paléobiologie, botanique et biologie, évolutionnisme, répartie entre le chant I, le chant IV, l’intégralité du chant V et les deux premiers vers du chant VI relatifs à l’histoire de l’espèce humaine.

3. Une partie conclusive consacrée à la mécanique et à l’histoire des machines, au chant VI.

Ce découpage est apparemment chaotique ; les trois sections sont distribuées dans le texte de façon inégale, et l’évocation des événements de l’histoire de l’univers ne respecte pas la chronologie : « l’éclatement burlesque » du big-bang n’est introduit qu’après le passage relatif à la formation de la terre et de son satellite lunaire ; les ères géologiques paraissent aussi distribuées de façon sporadique.

EresgeologiquesFaute de proportion ? Pas la moindre. Au contraire, Queneau introduit un véritable principe d’ordre : il distribue un laps de 1 million d’années par alexandrin. On peut ainsi vérifier que l’ère primaire occupe en tout 365 vers (pour une durée réelle estimée entre 350 et 500 millions d’années), le secondaire 161 vers (pour 160 millions d’années), etc. Le quaternaire et ses deux vers « Le singe (ou son cousin) le singe devint l’homme / lequel un peu plus tard désagrégea l’atome » correspond bien aux 2 millions d’années de l’histoire humaine engloutie dans le temps démesuré de l’univers !

queneau_le SingeLe déplacement des tronçons temporels contribue à créer une impression de chaos, l’image d’un déroulement désordonné des événements de l’histoire cosmique. Queneau prend ainsi ses distances avec toute vision anthropomorphe de l’histoire naturelle et se met à l’abri de tout soupçon de didactisme. La distribution chaotique des tronçons empêche de concevoir le dessein de l’œuvre comme une progression linéaire procédant sans interruption des origines du monde à l’avènement de l’homo sapiens.

En outre, Queneau insère dans la trame temporelle des retours en arrière et des anticipations récurrentes, afin de renforcer le plan en fonction d’une critique de toute forme de finalisme. Les exemples fourmillent dans tout le texte. En fait, Queneau se sert de l’anachronisme pour structurer le poème en profondeur et traduire la discontinuité flagrante du processus de l’évolution. Les cycles naturels mettent en effet en évidence des chaînes de rétroactions qui, en remontant en quelque sorte le cours du temps, donnent lieu à des systèmes ouverts d’autorégulation, rendant cryptique l’histoire évolutive.

homosapiensL’homme naturellement est lui aussi intégré aux cycles de la nature ; englobé dans les cycles cosmiques et lui-même organisation complexe de mécanismes d’autorégulation – des boucles de la régulation génétique jusqu’au fonctionnement réflexe du cerveau – il n’occupe pas une place centrale dans l’histoire de l’évolution. Préfiguré dans les organismes qui le précèdent dans la chaîne évolutive, il est lui-même la préfiguration des espèces futures.

[4] Sergio Capello, Les années parisiennes d’Italo Calvino (1964-1980) : Sous le signe de Raymond Queneau, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007.

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Suite et fin :  La question du langage

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