Zazie dans le Cosmos (2/4) : Oh jeunesse

Suite du billet précédent : Lucrèce au XXe siècle

On ne peut pas lire la Petite Cosmogonie Portative sans se livrer à une sorte de jeu savant. Au premier abord, le sens semble très hermétique, même si l’on est d’emblée saisi par le plaisir jubilatoire des jeux du langage. Les glissements de sens ne cessent de conduire du domaine scientifique au domaine profane et vice-versa, faisant de l’évolution du monde un phénomène à la fois formidable et trivial. Mais on a du mal à comprendre ces vers qui abondent en métaphores et énigmes quasi impossibles à déchiffrer. Les tables synoptiques qui introduisent les six chants permettent toutefois d’identifier, vers après vers, les sujets traités et, par conséquent, de décoder même les passages les plus ardus. Le texte est donc agrémenté d’une véritable mode d’emploi sous la forme d’un système de lecture contraignant qui fonctionne comme une clef d’accès à ses significations.

En participant à ce jeu, le lecteur finit par découvrir que chaque métaphore contient des informations d’une justesse étonnante, brouillées par un réseau de déformations verbales et fantasmatiques produisant une syntaxe autre, génératrice de significations inattendues.

EPSON scanner ImagePrenons quelques exemples dans le chant I, reproduit intégralement en fin de ce billet (cadeau de Noël). La table synoptique indique clairement que l’ouverture du poème est consacrée à l’Archéen, l’ère la plus ancienne de l’histoire astronomique et géologique de notre planète : il y a environ 4,6 milliards d’années, notre planète naissante était un globe incandescent recouvert par une écorce mince et instable constituée de laves et de tufs. Pour évoquer ces tumultes, Queneau puise son imagerie dans le registre physiologique ; nous découvrons alors le sens précis des métaphores telles « le cul de sèche momie » (rétrécissement par refroidissement de la croûte terrestre, plissements conséquents à l’activité tellurique), les « varices éclatées » (activité tellurique) ou l’image des alambics d’une distillerie (évoquant la fusion partielle des roches). À cette époque les corps planétaires vagabondaient dans le système solaire en formation, les comètes se déversaient par vagues (Queneau évoque le passage de la comète périodique de Halley en 1910) et s’engloutissaient dans la matière bouillonnante de la terre, avant d’être liquéfiés par la chaleur intestine qui séparait leurs constituants solides et gazeux :

ô terre qui se promène
entre deux vagues de comètes paraboles
arbres des bustes noirs la comète est ellipse
arbres des lambris noirs elle va rétrograde
la comète inclinée en mil neuf cent et dix

atome-primitif3-028hyper

Plus loin (vers 79-98), Queneau se réfère à la théorie de l’atome primitif exposée par Georges Lemaître en 1931 et développée par George Gamow en 1948, dans laquelle, en se fondant sur les équations de la relativité d’Einstein, la naissance de l’Univers est décrite comme une gigantesque explosion primordiale donnant naissance aux éléments (vers 135-157). On notera qu’à la date de composition du poème, le modèle de Lemaître (rebaptisé plus tard big-bang) était loin d’être accepté par la communauté scientifique. Le poète fait d’ailleurs allusion à l’expansion de l’univers (« Vives les nébuleuses/ se trissaient en formant un espace au nez creux »), l’une des bases de la théorie du big-bang. Bien plus étonnant, on peut voir dans le distique « hyper leur quatre trucs éclatement burlesque / atome insuffisant atome gigantesque » l’extraordinaire intuition d’un modèle que les physiciens théoriciens ne développeront que dans les années 1980, à savoir le brutal découplage d’une « hyperforce » originelle en quatre interactions fondamentales – gravitation, électromagnétisme, interactions nucléaires forte et faible – qui gouvernent l’ensemble des processus physiques connus.

Le découplage de "l'hyperforce" unitaire en quatre interactions fondamentales selon le modèle du big bang
Le découplage de “l’hyperforce” originelle en quatre interactions fondamentales selon le modèle du big bang

 

Queneau donne ensuite (v. 158-188) une description du Système solaire en utilisant les mythes gréco-latins – censés être familiers de tous – comme intercesseurs entre le poète et le public. Il joue par exemple sur l’ambivalence entre Mercure, le dieu romain, et mercure, l’élément chimique ; il joue surtout sur le nom des planètes et les attributs du dieu qu’elles représentent : « le commerçant (Mercure) peut rêver la putain (Vénus) dormir/ le colonel (Mars, dieu de la guerre) fumer du tabac caporal/ le fonctionnaire baille (Jupiter) et le vieillard somnole (Saturne) / ce féroce pédé (Uranus) se calme le zizi/ le marin tout au loin lugubre se désole /de naviguer si près du bout de l’infini (Neptune)/ car il ne connaît pas le mineur endurci (Pluton) »[1].

systsol

Enfin, fasciné par l’évolution biologique, le poète décrit le passage des cristaux aux virus (vers 214-224). Les cristaux montrent le fascinant spectacle d’un processus d’organisation qui apparaît dans le chaos moléculaire et qui revêt une régularité périodique. Queneau les évoque par les métaphores de savants rigoureux et des horlogers. Bien qu’ils appartiennent au règne minéral, les cristaux s’apparentent aux organismes vivants, car ils nécessitent d’une part des conditions de pression et de température favorables pour pouvoir naître et croître, d’autre part ils ont un mode de croissance spécifique. À partir de la propriété des cristaux de reproduire leur ordre géométrique par un processus semblable à celui de la fécondation, les biochimistes et les astronomes ont formulé l’hypothèse d’une évolution chimique de la matière minérale, qui serait à l’origine des molécules organiques dont se composent tous les organismes vivants.

À l’époque où Queneau a écrit son texte, cette hypothèse attirait l’attention des chercheurs. Les biochimistes A. I. Oparine et J. B. S. Haldane avaient envisagé que le mélange d’hydrogène, méthane, ammoniac et vapeur d’eau qui composait l’atmosphère primitive de la terre, soumis à l’action du rayonnement solaire (rayons X et ultraviolets), aurait pu engendrer des molécules organiques ; tombées dans les océans, elles auraient formé la « soupe chaude primitive » où seraient nées, par fermentation et synthèse photochimique, les premières bactéries. Les premiers essais expérimentaux furent l’œuvre du chercheur américain Stanley Miller et datent de 1953. Queneau devait considérer cette théorie comme très prometteuse, étant donnée l’exactitude avec laquelle il évoque le passage du minéral au vivant. Urey-Miller-experiment

[1] Queneau intercale entre Mars et Jupiter le vers « des gamins divaguer en un jeu machinal » pour décrire la ceinture d’astéroïdes gravitant entre ces deux planètes, inconnue dans l’antiquité.

 

PETITE COSMOGONE PORTATIVE (EXTRAIT : CHANT I)

Naissance et jeunesse de la Terre. Elle mugit et enfante (1-45). La lune se détache d’elle (46-64). Volcans et sédiments (arbres et déluges) (64-79). Retour sur les origines : l’atome primitif, l’âge du monde, la nébuleuse primordiale (79-98). Les nombres (98-134). L’éclatement de l’atome primitif donne naissance à la variété des choses représentée par l’arc-en-ciel (135-157). Le soleil (158-169). Le système solaire et la ronde des planètes (169-179), Mercure et Vénus (180), Mars (181), les astéroïdes (182), Jupiter et Saturne (183), Uranus (184), Neptune (185-187), Pluton (187-188). «  Le silence éternel de ces espaces infinis… » (189-193). L’Océan Primaire et la naissance de la vie (194-213). Le passage des cristaux aux virus (214-224). La terre a enfanté (224-226)

(1) La terre apparaît pâle et blette elle mugit
distillant les gruaux qui gloussent dans le tube
où s’aspirent les crus des croûtes de la nuit
gouttes de la microbienne entrée au sourd puits
la terre apparaît pâle et blette elle s’imbibe
de la sueur que vomit la fièvre des orages
Un calme s’établit Les nuages ont fondu
comme le plomb balourd des soldats survécus
Un lierre un gardénia des fleurs enfantillages
accomplissent le joug des temps mûrs sur la terre
C’est encor des vaccins et c’est encor des nuages
la piqûre d’éclair dans la cuisse des sols
et l’odeur de l’éther dans l’opération gée
et le taire du ciel modelant les montagnes
et le traire des monts la lave et l’archipel
la terre terrassant démente se démène
et se plisse comme un cul de sèche momie
étalant ses varices éclatées Jeunesse
jeunesse ô jeunesse ô terre qui se promène
entre deux vagues de comètes paraboles
arbres des bustes noirs la comète est ellipse
arbres des lambris noirs elle va rétrograde
la comète inclinée en mil neuf cent et dix
arbres des cercles noirs arbres des piliers noirs
ô jeunesse ô jeunesse et cette terre qui
se contracte exaltée en sa mûre besogne
arbres qui sur la blette terre qui mugit
les arbres ont pondu des ravins de cigognes
hannetons en rafale et scarabées gigognes
les arbres ont meurtri leurs fentes crevassées
d’accouchements épais et plutôt vivipares
un train qui bêlait mou s’affirme vieux zoaire
et les barques coulant se veulent infusoires
la vie et puis la vie et puis de maints espoirs
le noyau qui se fisse et fendu comme fesse
altère une autre noix où les fils filiformes
gênent de leurs néants les possibles qui dorment
coquillages d’ivoire enveloppes de corne
les roues tournent galas dans le palais des spores
algues et champignons bouillant dans la marmite
c’est le seuil des sulfurs le déclin des bromates
un gramme de silice perverse albumine
les chlorures les chaux dégustent les virus
trop grosses les cuillers ont versé laborantes
des masses de liaisons qui déjà s’adultinent
(46) Un gros moellon s’en va salut lune salut
jeunesse ô jeunesse ô des lundis arrachée
les champs du Pacifique écoutaient ta marée
salut lune salut lunaire est cet abîme
un grand trou dans la terre et voici les eaux noires
salut lune salut commère des histoires
des êtres qui cherchaient la déroute des monstres
se jetaient dans la plaie et vivaient inconnus
et toi caillou volais bourrelé de légendes
face de lampadaire et visage de brie
reine jaune ou blanchâtre et fusion de la nuit
point n’est besoin pour toi Séléné de partir
de ce creux qu’aussi bien peut former la dérive
noir est le jour la nuit noir est l’arbre l’atome
claire saison des jours claire saison des nuits
buée au-dessus des eaux buée au-dessus des lunes
que valve toute lave en la porosité
que la mer se foudroie en la pluie et puis qu’une
pluie amène la mer au-dessus de tout mont
la terre est revenue avec ce profil blet
et ce nez avachi qu’emporta satellite
le lourd support cratère où gèle tout espace
cette érotique acné qui module la face
des mâles ingénus des premières espèces
et la terre plissait le sédiment des mers
bourgeonnait soupirait haletait ahanait
boutonnait pleurnichait ahanait haletait
germinait haletait ahanait grommelait
drageonnait ahanait haletait grognonnait
pustulait boursouflait suppurait purulait
volcans de tout anus laves de ce sphincter
la terre avait conchié l’espace hyménoderme
la terre se voyait jeunesse en ces volumes
(79) hyper leur quatre trucs éclatement burlesque
atome insuffisant atome gigantesque
rien à rien suffisant tout au tout romanesque
le monde était moins vieux que les supputations
et la terre moins grû que quelque pute à Sion
la terre était bien vierge et bien bouillonnaveuse
quelque constellation se penche un peu baveuse
sur des destins humains et des destins d’homards
tandis que le miel coule en la fesse argentée
des coquilles bleuies d’âge en âge hantées
par un diogène ermite à des noms raccordés
bernard de tout succinct crabe de tout refus
tandis que le salpêtre au frontière s’éloigne
des sources de soleil très indistinct témoign-
age que des brouillons plus précis étalés
jeunesse oh jeunesse oh jeunesse nébuleuse
la terre t’a comptée en tes éloignements
et les muscles du sol se striaient savamment
en suivant la part fauve à la course impérieuse
(98) réservée en l’instant par un calcul d’algèbre.
Autrefois les chiffres hameçons de zéros
infiniment variés mijotaient en l’atome
indéfiniment nus indéfiniment sots
mais leur compte était bon et les voici vaillants
chevauchant l’explosion oh jeunesse oh jeunesse
que le graphe était beau sillon d’entre tes fesses
nébuleuse obstinée en ton éclatement
jaillissant d’un point cru du zest de tous les mondes
encore inépluchés encore tout enfants
et les ombres bagarraient en leur solitude
et les voici vainqueurs chevauchant l’amplitude
de l’abcès poinçonné du germe jaillissant
de la croûte disloque et du feu magistral
de la pustule expue et du grain vertical
et les voici connards en leur satisfaction
de se joindre couillards en leurs additions
de se retirer cons en leurs soustractions
et de se reproduire en multiplications
et de bien s’effondrer en toute division
de grandir à fond dtrain en exponentiation
et de se lambiner en simples logarithmes
jeunesse oh jeunesse oh quand un chatouillait deux
sans savoir que son foutre en extrairait le tiers
quand les signes d’algèbre amollissaient leurs jeux
quand les égalités reposaient dans le foie
alors analcoolique en l’atome adipeux
et que l’informe quatt ptit spermatozoïde
attendait de jouxter l’ovule arithmoïde
quand le pus des erreurs ne dégoulinait pas
de la preuve par neuf ou de l’orgueil comptable
oh jeunesse oh jeunesse alors à cette table
où le néant bouffait le déjeuner instable
des possibles conflits en une identité
survint la loi tranchante et indécomposable
qui lança des trous d’être en l’indéfinité.
Petit arbre veineux petit bleu coquillage
(135) on ne sait d’où tu viens Les étoiles galopent
Des mondes l’entre deux s’étale en une plage
dont on compte les voix tout comme en un gallup
petit vert autobus petit rouge meurtri
petit indigo bleu petit vert orangé
petite roue à crans petite jambe à jante
petit spectre d’azur petit mont de granit
petit orage mûr petite ère indulgente
un pinçon hors du temps a largement suffi
pour déclencher votre heure à l’horloge offensante
où l’espace au nez creux insolemment s’inscrit
La terre se formait Vives les nébuleuses
se trissaient en formant un espace au nez creux
pour que la terre y fît son nid où l’arbre bleu
le veineux coquillage et le rouge autobus
et tous les vers meurtris toutes les roues à jantes
et les jambes à cran et les monts de granit
s’y forassent leur trou s’y fondissent eux-mêmes
oh jeunesse oh jeunesse oh ce soleil voilé
du viol de l’indigo des volets du violet
et des pleins de l’azur et des touches de rouge
et des chaleurs du jaune oh lumière oh jeunesse
(158) oh soleil il se hisse imbibé de fardauds
des fardauds chauds d’un astre en loi d’évolution
il se hisse au-dessus de la ligne d’horizon
des jours majestueux des jours dégoulinant
les jours dégoulinaient le long de sa face orbe
dans la nuit ils coulaient La phosphoreuse morve
de leurs jets indistincts adulait le soleil
quand la terre hésitait à sortir du sommeil
du possible oh jeunesse oh jeunesse
soleil couperosé chevelu tacheté
semé de grains de son roux glaiseux jeune et sot
(169) père très modéré d’une tribu docile
ils cyclent consciencieux toupies acrobatiques
champions sélectionnés zigzaguant dans le ciel
leurs boucles pour un autre ont gueule d’astragale
car leur sport déconfit leur mouvement spirale
mais les malins ont vu l’astuce planétaire
et leurs paris sont bons ils reviennent à l’heure
à la minute à la seconde au siècle au jour
les coureurs obstinés dans la froideur des jours
la roulette est vaincue et le banquier fort riche
ne cesse de payer sans deviner qu’on triche
(180) le commerçant peut rêver la putain dormir
le colonel fumer du tabac caporal
des gamins divaguer en un jeu machinal
le fonctionnaire bâille et le vieillard somnole
ce féroce pédé se calme le zizi
le marin tout au loin lugubre se désole
de naviguer si près du bout de l’infini
car il ne connaît pas le mineur endurci
qui fonce aveuglément dans la fosse des nuits
(189) l’ivresse basculante et la vue étourdie
ils fréquentent les ponts dans leurs carrosses blêmes
perdant toujours leurs roues au coin du pont sur Seine
froids navets pâles planètes boules bémolles
cheminant compagnons de la terre agricole
(194) jeunesse ô jeunesse ô terre encore ignicole
dont les plis se chargeaient de volcans ulcérés
et les rides crevant de l’un à l’autre pôle
propageaient les phlegmons des laves mijotées
Quel bouillon de culture un océan primaire
quelle lavasse piante il paraît surchauffée
la tiédasse bouillie en virus concoctée
en vir et contre tus l’océan accouchait
de merveilles de monts et d’algues diatomées
de grains albumineux de spores de pleine eau
boiteuses bactéries rotifères grumeaux
poivres gélatineux glaviots à l’air de morve
milliasses de points vifs larmes à l’air de larve
frétillants bousculés de la neuve piscine
où barbotait la terre énorme et enfantine
un peu blette pourtant déjà pomme praline
pustulant du suc chaud de sa guerre intestine
nougat ébouillanté flottant dans la vermine
et bondissant parfois hors des eaux le dos fin
d’une montagne claire ô jeunesse ô jeunesse
(214) les cristaux assemblés se frottant leur carrure
fulgurent Les cristaux bourgeonnante nature
travailleurs consciencieux savants nets stricts et purs
agitant leurs doigts fins savonnant leurs fissures
fulgurent Les cristaux laborieux horlogers
emprisonnant le temps dans leurs cribles filets
et parfois saisissant l’eau d’une goutte molle
fulgurent Les cristaux fécondants ignicoles
semant dans les matrices avides du sol
jetant leur terme exact sur des ovaires vagues
fulgurent La terre accouche en hurlant et drague
le magma lumineux et la boueuse vie
la terre apparaît pâle et blette Elle mugit

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La suite est ici : L’ordre dans le  chaos

2 réflexions sur “ Zazie dans le Cosmos (2/4) : Oh jeunesse ”

  1. Charlie dans le Cosmos

    Comme dit, le cinéaste, Jean-Luc Godard, “l’amour c’est des transports en commun”. Raymond Queneau utilise une métaphore poétique pour parler d’amour en remplaçant un mot par un autre, amour par métro. Comme tous les poètes dont vous êtes, dont Charlie est, il cherche à dire l’indicible.
    Passionnant votre billet! J’attends la suite avec impatience.

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