Zazie dans le cosmos (4/4) : le langage réinventé

Suite du billet précédent: l’ordre dans le chaos

Finissons avec l’étude capitale du langage. L’art poétique de Lucrèce présupposait déjà un isomorphisme du réel et du langage. De la même façon chez Queneau, le contenu du poème prend une importance égale à la matière verbale ; il le décrit comme une sorte de mécanique où l’architecture des signes et des sons tend à reproduire la structure même du réel.

Ainsi, dès les premiers vers du poème, on est littéralement plongés dans une matière verbale magmatique et bouillonnante, à l’image de notre planète à l’aube de son histoire géologique :

“La terre apparaît pâle et blette elle mugit
distillant les gruaux qui gloussent dans le tube
où s’aspirent les crus des croûtes de la nuit
gouttes de la microbienne entrée au sourd puits
la terre apparaît pâle et blette elle s’imbibe
de la sueur que vomit la fièvre des orages”
etc.

Les inventions sonores et rythmiques racontent la fureur de la création, à la fois chaotique et très organisée. Queneau utilise une langue novatrice faite de mots-valises et de néologismes pour créer une nouvelle forme d’imaginaire se rapportant aux origines. Les procédés de la répétition déterminent le rythme. La rime et l’anaphore (reprise de mots comme « jeunesse ô jeunesse ») en marquent la cadence, tandis qu’à l’intérieur du vers les assonances et les allitérations créent une sonorité très riche qui imite l’effervescence de la matière en ébullition.

h-800-queneau_raymond_petite-cosmogonie-portative_1950_edition-originale_autographe_7_43281Plus généralement, l’utilisation de la composition géométrisante simule l’opposition ordre-désordre. L’univers se défait en un tourbillon d’entropie, mais dans ce processus irréversible peuvent apparaître des zones d’ordre, portions privilégiées qui tendent vers une forme. L’œuvre littéraire est l’une de ces portions en quoi l’existant se cristallise, acquiert un sens qui n’est nullement figé ni définitif, mais est aussi vivant qu’un organisme.

Queneau revendique donc pour la science le droit de devenir une matière littéraire. Il revendique le droit à la création d’un monde logique à travers l’écriture : dans le passage ci-dessous, l’auteur demande à Hermès, le messager des dieux, l’ancêtre de l’herméneutique, d’expliquer au lecteur le sens de son poème:

Hermès expose donc le très simple projet
que tracera ma plume à l’aide de vocables
pour la plupart choisis parmi ceux des Français
(…)
« Malgré son irrespect nous leur expliquerons
à ces lecteurs français son dessein bénévole
Au lieu de renoncule ou bien de liseron
il a pris le calcium et l’abeille alvéole
Compris ? au lieu de banc ou de lune au printemps
il a pris la cellule et la fonction phénol
Compris ? au lieu de mort, d’ancêtres ou d’enfants
il a pris un volcan Régulus ou Algol
au lieu de comparer les filles à des roses
et leurs sautes d’humeur aux pétales qui volent
il voit dans chaque science un registre bouillant
Les mots se gonfleront du suc de toutes choses
de la sève savante et du docte latex
On parle des bleuets et de la marguerite
alors pourquoi pas de la pechblende pourquoi ?
on parle du front des yeux du nez de la bouche
alors pourquoi pas de chromosomes pourquoi ?
on parle de Minos et de Pasiphaé
du pélican lassé qui revient d’un voyage
du vierge du vivace et du bel aujourd’hui
on parle d’albatros aux ailes de géant
de bateaux descendants des fleuves impassibles
d’enfants qui dans le noir volent des étincelles
alors de pourquoi pas l’électromagnétisme (…)

(In Petite cosmogonie portative, 1950, © Poésie/Gallimard, 1985, p. 126-128)

Queneau ouvre ainsi le champ à une nouvelle représentation de la poésie. Son érudition scientifique est servie par sa maîtrise de la langue, et il n’y a pas d’écart entre les deux.

Dans cet ouvrage, Charles Percy Snow développe une conférence donnée en 1959 sur les « deux cultures », c'est-à-dire sur le fossé grandissant entre les sciences et les humanités.
Dans cet ouvrage, Charles Percy Snow développe une conférence donnée en 1959 sur les « deux cultures », c’est-à-dire sur le fossé grandissant entre les sciences et les humanités.

Son choix s’explique aussi par une crise de la représentation scientifique du milieu du XXe siècle et la tendance à ériger la science en mythe. Un fossé s’est en effet creusé entre les domaines scientifiques et littéraires, alors qu’auparavant, la population éduquée connaissait les deux domaines. L’avancée rapide de la science et des découvertes qui échappent à toute visualisation a éloigné le public et la littérature de la science. La cosmologie et la cosmogonie ont évolué surtout à partir d’Einstein ; auparavant, ce sont surtout les mythologies primitives ou classiques qui avaient proposé leurs récits des origines. Or la cosmologie moderne est très abstraite, « l’espace quadridimensionnel, », « l’espace-temps », la « courbure de l’espace » sont des concepts qui échappent à la visualisation et ne peuvent être conçus qu’à travers des constructions mentales et des théories mathématiques. Queneau donne donc dans sa littérature des images à cette science qui conçoit des hypothèses presque fabuleuses dans un temps pré-terrestre ou pré-humain ; il donne aussi une place égale à la littérature, face à une science de plus en plus érigée en mythe.

En chantant de cette manière les merveilles de la science moderne, Queneau décrit le devenir du monde comme un chemin à obstacles et catastrophes. La cosmogonie qu’il évoque se veut petite, humble et portative : à méditer donc, et à porter partout avec soi…

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