suite du billet précédent : Récit et Structure
Edition originale du Songe de Kepler | Traduction française |
Le procès en sorcellerie
Une redoutable vague de chasse aux sorcières sévit en Europe au début du XVIIe siècle, en particulier dans les régions protestantes. Les dénonciations sont fréquentes pour assouvir des haines personnelles, et les tribunaux sont prompts à user de la torture pour obtenir des aveux aussi détaillés que fallacieux. Les victimes des procès en sorcellerie sont à 80 % des femmes, appartenant en majorité aux classes populaires – par conséquent illettrées et incapables de se défendre.
C’est ainsi qu’en 1615, tandis que Kepler travaille à son ouvrage Harmonices mundi, sa mère Katharina, alors âgée de 68 ans, est accusée de pratiques sataniques et de sorcellerie dans sa ville natale de Leonberg, dans le grand-duché de Wurtemberg. Katharina Kepler, née Guldenmann, que son fils qualifie lui-même de « petite, maigre, sinistre et querelleuse », avait été élevée par une tante qui avait déjà fini sur le bûcher pour sorcellerie. L’affaire est sérieuse ; les autorités religieuses commandent d’emprisonner et de juger toute personne soupçonnée d’avoir commerce avec le diable, et le prévôt de justice de Leonberg s’y applique avec zèle : cinq « sorcières » de la petite ville de Leonberg sont brûlées dans l’année.
Kepler, mathématicien impérial auprès de Rodolphe II à Prague, se rend à plusieurs reprises dans le Wurtemberg pour assurer la défense de sa mère, et fait appel à l’aide juridique de la faculté de Tübingen. Katharina passe 14 mois enfermée et subit la question, d’autant que le prévôt accuse le fils de pratiquer lui-même la sorcellerie : Le Songe, qui a circulé sous forme de copies manuscrites, ne fait-il pas état de pratiques sataniques ? Les descriptions de Duracotus et Fiolxhilde sont aisément assimilables à celles de Kepler lui-même et de sa mère. De fait, Kepler se sentira en partie responsable du procès intenté à sa mère, comme il l’explique dans la note 8 du Songe : « mon livre n’en a pas moins présagé un désastre familial quand il commença à être connu. […] Je veux dire que ces propos ont été recueillis par des esprits qui ne sont que noirceur et voient partout de la noirceur. » L’astronome va en conséquence passer six années à étudier le droit canon et rédiger plaidoirie sur plaidoirie devant les tribunaux.
Chose incroyable pour cette époque où l’issue de tels procès était systématiquement la mort et où la famille devait s’estimer heureuse de n’être pas elle-même compromise, les efforts de Kepler seront récompensés : Katharina Kepler est finalement libérée de toute charge de sorcellerie le 4 octobre 1621, au moins en partie pour des raisons techniques, son fils ayant pu faire valoir le « non-respect des procédures juridiques correctes dans l’utilisation de la torture. » [1]
Postérité
Le Songe de Kepler est un texte spéculatif appartenant à la fois au domaine du littéraire (puisqu’il donne lieu à un récit) et de la controverse philosophique et scientifique. Au XVIe siècle, les « fables » anticipent la possibilité d’existence de ce qui deviendra la Science, et tentent de lui constituer un corps mythique par ces fictions, alors qu’elle n’est encore perçue que comme une simple possibilité. Le paradigme scientifique étant en train de se constituer en tant que tel, les fictions à la fois s’y réfèrent, l’illustrent et aident à le constituer.
Le Songe de Kepler a influencé un grand nombre d’œuvres littéraires. Dès 1611, le poète métaphysique anglais John Donne rédige un Conclave Ignatii, satire de l’ordre des Jésuites dans laquelle Ignace de Loyola est rejeté de l’Enfer par Lucifer et chargé de coloniser la Lune. Donne se réfère explicitement à Copernic, Tycho Brahé, Galilée et « Keppler ».
Peu après la publication posthume du texte complet du Songe et de ses notes en 1634 paraissent coup sur coup The Man in the Moone de Francis Godwin (1638) [3] et The Discovery of a World in the Moone de John Wilkins (1638). Suivront Insomnium Philosophicum de Henry More (1647) (qui influencera Isaac Newton dans ses conceptions mystico-philosophiques sur l’infini), L’autre monde de Cyrano de Bergerac (vers 1650), The elephant in the moon de Samuel Butler (vers 1650), Paradise Lost de John Milton (1667), Iter Exstaticum du Père Athaniasius Kircher (1671) – qui a pour originalité de décrire un voyage dans le système du monde de Tycho Brahé –, et les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686).
Le monde de la Lune, de Wilkins, privilégie un système héliocentrique | Voyage dans le monde de Tycho Brahé par Kircher |
Au XVIIIe siècle, le vol cosmique, devenu thème littéraire à part entière, s’enrichit de mille parures. Dans l’intervalle il y a eu Newton, et l’espace newtonien, ouvert sur l’infini, est propice au voyage. Les Nuits d’Edward Young (1742) mettent au point les procédés classiques de l’itinéraire céleste ; il s’agit d’un voyage éducatif, à fin essentiellement religieuse. Au siècle suivant, le romantisme fait naturellement sien la notion d’infini. C’est à Jean Paul Richter que l’on doit les chefs-d’œuvre poétiques du voyage cosmique (Hesperus, 1792, et La Comète, 1820).
La fin du XIXe siècle est une nouvelle période de confiance ingénue en la science, qui voit le voyage cosmique remis à l’honneur, mais dans un univers assez différent où poudroient les brouillards mystérieux de lointaines nébuleuses. L’influence du Songe de Kepler se fait à nouveau sentir dans Mondes imaginaires et mondes réels de Camille Flammarion (1864), Autour de la Lune de Jules Verne (1869) ou Les premiers hommes dans la Lune de Herbert George Wells (1901), ces deux derniers ouvrages marquant les véritables débuts de la littérature d’anticipation, plus tard baptisée science-fiction.
[1] Cet épisode étonnant est raconté dans mon livre L’œil de Galilée (JC Lattès, 2009; Livre de Poche, 2010)