Archives pour la catégorie Poésie

Zazie dans le Cosmos (2/4) : Oh jeunesse

Suite du billet précédent : Lucrèce au XXe siècle

On ne peut pas lire la Petite Cosmogonie Portative sans se livrer à une sorte de jeu savant. Au premier abord, le sens semble très hermétique, même si l’on est d’emblée saisi par le plaisir jubilatoire des jeux du langage. Les glissements de sens ne cessent de conduire du domaine scientifique au domaine profane et vice-versa, faisant de l’évolution du monde un phénomène à la fois formidable et trivial. Mais on a du mal à comprendre ces vers qui abondent en métaphores et énigmes quasi impossibles à déchiffrer. Les tables synoptiques qui introduisent les six chants permettent toutefois d’identifier, vers après vers, les sujets traités et, par conséquent, de décoder même les passages les plus ardus. Le texte est donc agrémenté d’une véritable mode d’emploi sous la forme d’un système de lecture contraignant qui fonctionne comme une clef d’accès à ses significations.

En participant à ce jeu, le lecteur finit par découvrir que chaque métaphore contient des informations d’une justesse étonnante, brouillées par un réseau de déformations verbales et fantasmatiques produisant une syntaxe autre, génératrice de significations inattendues.

EPSON scanner ImagePrenons quelques exemples dans le chant I, reproduit intégralement en fin de ce billet (cadeau de Noël). Continuer la lecture

Zazie dans le Cosmos (1/4) : Lucrèce au XXe siècle

 

Queneau2Féru de mathématiques et de sciences naturelles, Raymond Queneau (1903-1976) a adhéré à la Société mathématique de France en 1948 et commencé à appliquer des règles arithmétiques pour la construction d’œuvres littéraires. Il a fondé en décembre 1960, avec François Le Lionnais, un groupe de recherche littéraire qui allait très vite devenir l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Sa soif de mathématiques combinatoires s’est étanchée avec la publication en 1961 de son livre-objet Cent mille milliards de poèmes, sorte d’hypertexte avant la lettre offrant au lecteur la possibilité de combiner quatorze vers de façon à engendrer 1014 combinaisons possibles. Il a aussi publié, en 1972, un article dans une revue pour chercheurs, Journal of Combinatorial Theory. Le succès littéraire lui était déjà venu en 1947 avec Exercices de style, inspirés par L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, et le succès populaire en 1959 avec Zazie dans le métro, adapté au cinéma par Louis Malle.

queneauCent mille milliards de poèmes est un livre composé de dix feuilles, chacune découpée en quatorze bandes horizontales, chacune portant sur son recto un vers. En tournant les bandes horizontales comme des pages, on peut donc choisir pour chaque vers une des dix versions proposées par Queneau, ce qui fait 100 000 000 000 000 poèmes potentiels.queneau1

Mais c’est sa Petite cosmogonie portative (1950), texte relativement peu connu, qui constitue à mon sens le sommet de son art. Cette merveille de la poésie scientifique fait l’objet de cette série de billets. Continuer la lecture

Renaissance de la Poésie Scientifique (5/5) : Le XXIe siècle

Suite du billet précédent : Apocalypses et voyages cosmiques

La Poésie scientifique au XXIe siècle

Jacques-Reda_6702J’en viens à ce qui est pour moi le meilleur exemple récent de la vivacité de la poésie scientifique. Il s’agit de Jacques Réda (né en 1929). Ce poète, éditeur et chroniqueur de jazz, directeur de la Nouvelle Revue française de 1987 à 1996, a publié La Physique amusante (Gallimard, 2009).

La quatrième de couverture annonce clairement le programme :

Pour bien définir l’Énergie
il suffit que l’on multiplie
la masse par la célérité
de la lumière, mise au carré.

On voit que la célèbre formule d’Einstein est si concise qu’elle flotte dans des vers de mirliton, pareils à ceux qui nous permettaient de mémoriser les théorèmes de la géométrie. Pour traduire en langage courant les aphorismes souvent terriblement condensés de la physique, mieux valait donc une prosodie dont les contraintes sont un peu celles de l’équation. Non sans risques de contresens et de barbarismes, ni sans céder aux épatements naïfs ou perplexes qu’inspire au profane l’œuvre des physiciens, vrais et hardis poètes de notre temps.

Reda-physiqueamusanteLa Physique Amusante offre des textes sur le big-bang, les trous noirs, les neutrinos, l’anti-matière, les gravitons, le chat de Schrödinger, la théorie des cordes, tout cela en vers rimés et rythmés (alexandrins, décasyllabes et octosyllabes). Réda renoue ainsi avec la plus pure et ancienne tradition didactique, dans la lignée d’Aratus, Manilius, Buchanan, Daru, Gudin de la Brunellerie ou Ricard, mais avec une bonne dose de perplexité teintée d’humour. Ainsi, il faut oser écrire un poème sur les espaces de Calabi-Yau, sorte de monstruosité mathématique incompréhensible au profane, mais que le poète met joliment en boîte : Continuer la lecture

Renaissance de la Poésie Scientifique (4/5) : Apocalypses et voyages cosmiques

Suite du billet précédent : De Ponge à Queneau

Apocalypses et voyages cosmiques

Autre thème privilégié de la poésie scientifique, symétrique d’ailleurs de celui des naissances: celui des apocalypses cosmiques. Là encore, la science du XXe siècle a bouleversé notre rapport aux fins du monde. Le sujet mériterait à lui seul une conférence et se Tarendoldécline en plusieurs sous-thèmes. Par exemple, l’ère atomique, la découverte de l’antimatière et le E = mc2 d’Einstein ont fait concevoir aux Terriens ce que peut être la disparition pure et simple. Dans une belle page poétique de Tarendol, datant de 1945, René Barjavel décrit l’été de Hiroshima pour exorciser le cauchemar atomique.

Je me concentrerai sur les modèles d’évolution stellaire, qui se sont développés à partir des années 1930 dès lors que la source d’énergie interne des étoiles – l’énergie nucléaire – était identifiée. Les nouvelles apocalypses célestes, imaginées par les théories astrophysiques et confirmées par l’observation télescopique, engendrent morts et renaissances. À la fin de leur vie de lumière, les étoiles massives expulsent violemment leurs couches externes, tandis que leur cœur s’effondre sur lui-même. C’est le phénomène de la supernova. Les débris gazeux de l’explosion ensemencent en « atomes lourds » les espaces interstellaires, engendrant de proche en proche de nouvelles naissances stellaires qui accueillent en leur sein les ferments d’étoiles disparues. C’est le célèbre « Patience ! Patience dans l’azur, chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr ! » de Paul Valéry, titre repris par un ouvrage de vulgarisation connu de tous. Cette belle image du bûcher fécond est retenue par Charles Dobzynski dans son poème « Supernova » (1963). Continuer la lecture

Renaissance de la Poésie Scientifique (3/5) : De Ponge à Queneau

Suite du billet précédent : Poésie et révolutions scientifiques

De Francis Ponge à Raymond Queneau

Venons-en à la seconde partie de mon exposé, traitant plus spécifiquement de la période 1950-2010.

En 1954, Francis Ponge (1899-1988) rédige un Texte sur l’électricité, une commande de la Compagnie d’électricité destinée à ses ingénieurs. Ponge se débarrasse en quelques lignes de son sujet imposé – glorifier la fée Électricité – pour livrer un véritable Manifeste d’une poésie scientifique moderne.

Restons dans la nuit quelques instants encore, mais reprenons ici conscience de nous-mêmes et de l’instant même, cet instant de l’éternité que nous vivons. Rassemblons avec nous, dans cette espèce de songe, les connaissances les plus récentes que nous possédions. Rappelons-nous tout ce que nous avons pu lire hier soir. Et que ce ne soit plus, en ce moment, qui songe, le connaisseur des anciennes civilisations, mais celui aussi bien qui connaît quelque chose d’Einstein et de Poincaré, de Planck et de Broglie, de Bohr et de Heisenberg.[5]

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Renaissance de la Poésie Scientifique (2/5) : Poésie et révolutions scientifiques

Suite du billet précédent : Les didactiques et les visionnaires

Poésie et révolutions scientifiques

Le début du XXe siècle, loin de marquer le déclin de la poésie scientifique au sens le plus large du terme, a au contraire réuni toutes les conditions propices à un formidable renouvellement du genre. La démonstration est simple. Tout le monde s’accordera sur le fait que les représentations scientifiques du cosmos évoluent au cours des siècles par bonds successifs, au gré de ce que l’on appelle des « révolutions scientifiques » entre lesquelles s’établissent des paradigmes provisoires.

L’histoire des sciences de l’univers a connu essentiellement quatre révolutions scientifiques. La première remonte à la Grèce antique, lorsque avec Thalès, Anaximandre, Démocrite, Anaxagore, suivis de Pythagore, Platon et Aristote, le discours logique sur l’univers remplace progressivement le discours mythique.

La seconde révolution est l’avènement de l’héliocentrisme au XVIeet au début du XVIIe siècle, lorsque Copernic, Kepler et Galilée établissent la position centrale du Soleil dans l’Univers connu et, par là même, contribuent à minimiser l’importance des affaires terrestres ou humaines.

La troisième révolution date des Principia de Newton publiés en 1687, dans lesquels le savant anglais affirme l’infinité de l’univers et fournit un cadre physico-mathématique pour décrire le mouvement des corps célestes : c’est la fameuse loi d’attraction universelle. Continuer la lecture

Renaissance de la Poésie Scientifique (1/5) : les didactiques et les visionnaires

Le dossier qui suit, en cinq parties, reprend un texte publié en 2014 dans la revue Epistémocritique et le complète par des illustrations.

Résumé : La poésie scientifique a toujours été florissante et vivace. Elle a certes connu des hauts et des bas, des périodes de gloire et des périodes de relatif étiage. Encore faut-il s’entendre sur le terme même de « poésie scientifique ». S’agit-il uniquement de la poésie à caractère didactique, ou bien s’agit-il d’une poésie philosophique ou cognitive, certes inspirée par la science, mais qui prend des formes littéraires plus inventives ? – auquel cas je prétends que le genre a toujours été bien vivant, et que de par sa nature même, il ne peut guère en être autrement.

Renaissance de la Poésie Scientifique : 1950-2010

Je remercie les organisateurs de m’avoir accordé cette séance plénière, dont le titre semble avaliser le thème général du colloque: “La poésie scientifique, de la gloire au déclin“. En effet, selon Hugues Marchal, la disparition de la poésie scientifique aurait été largement consommée dès la fin du XIXe siècle. Dans la conférence d’ouverture, Muriel Louâpre a été plus magnanime en prolongeant la moribonde d’une quarantaine d’années et en établissant son certificat de décès à l’an 1939. Le titre de mon intervention, lui, annonce une renaissance du genre à partir des années 1950, ce qui suppose bel et bien une mort auparavant. Tout le monde semble donc d’accord.

En fait, je ne partage pas tout à fait ce point de vue ; selon moi, la poésie scientifique a toujours été florissante et vivace. Elle a certes connu des hauts et des bas, des périodes de gloire, comme l’Antiquité grecque et latine, le XVIe siècle ou le siècle des Lumières, et des périodes de relatif étiage, comme le Haut Moyen Âge ou la période 1920-1950. Mais encore faut-il s’entendre sur le terme même de « poésie scientifique ». S’agit-il uniquement de la poésie à caractère didactique, auquel cas je souscrirais volontiers au constat de gloire et de déclin suivis d’une éventuelle renaissance à partir des années 1950, ou bien s’agit-il d’une poésie philosophique ou cognitive, certes inspirée par la science, mais qui prend des formes littéraires plus inventives ? – auquel cas je prétends, à l’instar d’autres contributeurs de ce colloque, que le genre a toujours été bien vivant, et que de par sa nature même, il ne peut guère en être autrement. Continuer la lecture

Expansion perpétuelle

Et, d’heure en heure aussi, vous vous engloutirez / Ô tourbillonnements d’étoiles éperdues / Dans l’incommensurable effroi des étendues, / Dans les gouffres muets et noirs des cieux sacrés !

Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre / Informe, dans son vide et sa stérilité, / L’abîme pacifique où gît la vanité / De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre.

Leconte de Lisle, Dernière vision (1862)