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Tommaso Campanella, de l’Apologie de Galilée à la Cité du Soleil

Tommaso Campanella, philosophe italien né en 1568 en Calabre et mort à Paris en 1639, a passé pratiquement la moitié de sa vie dans diverses geôles de l’Inquisition. Opposé à Aristote et adepte d’une philosophie qualifiée de « naturaliste », il a été accusé d’hérésie à plusieurs reprises, mais sa désobéissance et ses récidives lui ont valu en 1602 une condamnation à trente années de prison. Il en effectuera vingt-sept, au cours desquelles il rédigera plusieurs ouvrages, dont L’Apologie de Galilée (1611) et La Cité du Soleil (1623), tout en correspondant avec de nombreux savants, dont l’humaniste provençal Nicolas Fabri de Peiresc. Ce dernier deviendra son ami lorsque, quittant enfin l’Italie en 1634, Campanella se réfugiera en France.

L’Apologie de Galilée est un traité répondant à la question que lui posa en 1611 le Saint Office au sujet de la thèse copernicienne défendue par Galilée : « Le Soleil est le centre du monde, la Terre n’est pas immobile, mais elle tourne autour d’elle-même et autour du Soleil ». Il peut paraître étrange que, sur un sujet aussi sulfureux, l’Église ait demandé consultation à un philosophe qu’elle avait elle-même emprisonné pour sa pensée hérétique ! Mais c’est un signe que, une année seulement après la publication du Sidereus Nuncius où les observations astronomiques rapportées par le savant italien réfutaient la théorie géocentrique de Ptolémée, l’Eglise cherchait des avis éclairés extérieurs à sa congrégation. En outre, Campanella avait connu Galilée à Padoue.

Ce petit traité représente un tour de force dans la mesure où il fut composé en très peu de temps par un homme qui n’avait d’autres ressources que sa prodigieuse mémoire et les innombrables lectures qu’il avait retenues. Sous une forme polémique très virulente, il est néanmoins très persuasif en raison de sa grande érudition. C’est un document historique qui révèle d’une part une dévotion de Campanella envers le savant Galilée plus qu’envers la vérité astronomique ou philosophique elle-même, d’autre part le courage qu’il y avait à risquer une aggravation des maux déjà supportés par le philosophe incarcéré.

L’Apologie de Galilée se termine par une péroraison demandant qu’on n’interdise pas au savant de poursuivre ses études et qu’on ne supprime pas ses écrits, ce qui, annonce-t-il, ferait tomber le ridicule sur les Saintes Écritures. Nous savons que cela n’a guère plaidé favorablement la cause de Galilée, qui sera lui-même condamné pour hérésie en 1633. Nous savons aussi que ce dernier s’est bien gardé de faire le moindre commentaire sur cet ouvrage apologétique, de même qu’il s’était bien gardé de faire la moindre allusion aux écrits de Giordano Bruno, petites lâchetés qui lui seront plus tard reprochées par Johannes Kepler. L’ouvrage ne sera publié en Italie qu’en 1621. Il faudra attendre 2001 pour disposer d’une remarquable traduction en français de Michel Lerner – spécialiste mondialement renommé de cette période charnière de l’histoire de l’astronomie, déjà auteur d’un Nicolas Copernic d’un Monde des Sphères –, accompagnée de 150 pages d’introduction et de 117 pages de notes de premier ordre. A cette époque je présidais la commission scientifique au Centre National du Livre et j’avais chaudement recommandé l’octroi d’une subvention pour l’édition de l’ouvrage !

Bien plus connue est  La Cité du Soleil, utopie sociale et politique composée en latin, à l’exemple de la République de Platon et de l’Utopie de Thomas More (1516). Continuer la lecture

Les Chroniques de l’espace illustrées (1): Utopies célestes

L’an dernier (2019), à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mission Apollo 11 qui avait déposé pour la première fois des hommes sur la Lune, j’avais entrepris de retracer la fabuleuse épopée de l’exploration spatiale à travers quarante chroniques, diffusées tout l’été sur les ondes de France Inter.

Un livre était paru dans la foulée, se contentant de reprendre le texte de mes chroniques. Mes éditeurs espéraient que le succès attendu de ce petit livre accessible à tous et qui avait fait l’objet d’une forte promotion radiophonique, leur donneraient l’occasion de publier ultérieurement une version « de luxe », c’est-à-dire illustrée par une riche iconographie. Or, contrairement aux attentes et pour des raisons encore obscures, mon livre a été le pire bide commercial de toute ma production littéraire (25 ouvrages) alors qu’il aurait normalement dû en être le sommet ! Une version illustrée n’a donc aucune chance de voir le jour, et c’est bien dommage car l’iconographie, je  le répète, est d’une extrême richesse. Ce blog va me permettre de rattraper un peu cette déception. Voici donc la première de ces « chroniques de l’espace illustrées ». Ceci dit, si vous souhaitez acquérir mon livre dans sa version papier d’origine, ne vous privez pas !

Utopies célestes

Le rêve de quitter la Terre et de voyager dans l’espace a toujours existé. Souvenez-vous du mythe d’Icare, le premier homme à s’élever dans les airs pour s’évader du labyrinthe. Mais son orgueil le fait se rapprocher trop près du Soleil : ses ailes collées à la cire se mettent à fondre, et Icare retombe vertigineusement… Profonde et cruelle métaphore de la condition humaine !

Deux représentations picturales de la Chute d’Icare. A gauche : “Chute d’Icare” de Carlo Saraceni (1580-1620), Musée Capodimonte de Naples. A droite : “Pleurs pour Icare” de Herbert Draper, 1898, Tate Britain.

Dans deux romans rédigés au IIsiècle, le Grec Lucien de Samosate conte de manière fantaisiste des voyages sur la Lune, mais à aucun moment les trajets relatés n’ont recours à une technologie vraisemblable. Ce n’est pas encore de la science-fiction, c’est une utopie, exercice philosophique permettant de prendre du recul pour critiquer la société de son époque.

A gauche : gravure du buste de Lucien de Samosate par William Faithorne. A droite: une édition moderne des œuvres de Lucien comprenant notamment “Histoire véritable”, où le personnage voyage sur la Lune.

Au Moyen-Âge, le voyage céleste devient un exercice mystique. Il s’agit de rejoindre l’empyrée – la demeure des dieux et des bienheureux. Voilà pourquoi dans sa Divine Comédie, le poète Dante traverse le ciel sans même le regarder…

A gauche : une édition illustrée de la Divine Comédie datant du XVe siècle. A droite : une représentation du système cosmographique de Dante, conforme à la conception chrétienne médiévale

   À la Renaissance, l’attitude de l’Homme face au ciel se fait plus hardie. Le philosophe Giordano Bruno exprime pour la première fois l’ivresse du vol, la joie du voyage sans retour : « C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, je fends les cieux et m’érige à l’infini. Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre au-delà par le champ éthéré, je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin », écrit-il avant d’être brûlé vif par l’Inquisition en l’an de grâce 1600.

Ce numéro de la revue Europe auquel j’ai participé compare les conceptions cosmologiques de Giordano Bruno et de son contemporain Galilée, très différentes en ce qui concerne la question de l’infinité de l’univers.

Voir ici le long billet de blog que j’ai récemment consacré à Giordano Bruno.

Peu après, Galilée découvre à la lunette astronomique le relief de la Lune, prouvant qu’elle est de même nature que la Terre. Son contemporain, le génial Johannes Kepler, s’enthousiasme et entrevoit les voyages interplanétaires. Il lui écrit : « Créons des navires et des voiles adaptés à l’éther, et il y aura un grand nombre de gens pour n’avoir pas peur des déserts du vide. En attendant, nous préparerons, pour les hardis navigateurs du ciel, des cartes des corps célestes ; je le ferai pour la Lune et toi, Galilée, pour Jupiter. » Continuer la lecture

Hommage à Giordano Bruno : l’ivresse de l’infini

Le 17 février 1600, Giordano Bruno est brûlé vif à Rome par l’Inquisition : la liberté d’esprit face à la pensée unique. L’article qui suit lui rend hommage. Je le reprends d’une de mes publications parue en mai 2007 dans la Revue Europe n°937.

Bruno et Galilée au regard de l’infini

« Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini »
Louis Aragon, Une vague de rêves (1924)

Une des questions les plus anciennes à propos de l’univers est de savoir quelle est son étendue. Est-il fini ou infini ? Il va de soi que la question n’est pas seulement d’ordre scientifique, mais qu’elle a suscité nombre de débats philosophiques et théologiques. Selon les époques et les cultures, la réponse a oscillé, telle une valse hésitante, entre ces deux visions radicalement opposées du monde. On ne peut analyser les positions respectives de Giordano Bruno et de Galileo Galilei face à cette question sans remonter aux sources mêmes de la pensée cosmologique occidentale.

Détail de la fresque de Raphaël “L’école d’Athènes”, censé représenter Anaximandre de Milet.

Dès le VIe siècle avant notre ère, dans la Grèce antique, les premières écoles de savants et de philosophes, dites «présocratiques », tentent chacune à leur façon d’expliquer rationnellement le «monde », c’est-à-dire l’ensemble formé par la Terre et les astres conçu comme un système organisé. Pour Anaximandre, de l’école de Milet, le monde matériel où se déroulent les phénomènes accessibles à nos investigations est nécessairement fini. Il est toutefois plongé dans un milieu qui l’englobe, l’apeiron, correspondant à ce que nous considérons aujourd’hui comme l’espace. Ce terme signifie à la fois infini (illimité et éternel) et indéfini (indéterminé). Pour son contemporain Thalès, le milieu universel est constitué d’eau et le monde est une bulle hémisphérique flottant au sein de cette masse liquide infinie. On retrouve cette conception intuitive d’un monde matériel fini baignant dans un espace-réceptacle infini chez d’autres penseurs : Héraclite, Empédocle, les stoïciens notamment, qui ajoutent l’idée d’un monde en pulsation, passant par des phases de déflagrations et d’explosions périodiques.

Buste de Démocrite

L’atomisme, fondé au Ve siècle par Leucippe et Démocrite, prône une tout autre version de l’infini cosmique. Il soutient que l’univers est construit à partir de deux éléments primordiaux : les atomes et le vide. Indivisibles et insécables (atomos signifie « qui ne peut être divisé »), les atomes existent de toute éternité, ne différant que par leur taille et leur forme. Ils sont en nombre infini. Tous les corps résultent de la coalescence d’atomes en mouvement; le nombre de combinaisons étant infini, il en découle que les corps célestes sont eux-mêmes en nombre infini : c’est la thèse de la pluralité des mondes. La formation des mondes se produit dans un réceptacle sans bornes : le vide (kenon). Cet « espace » n’a d’autre propriété que d’être infini, de sorte que la matière n’influe pas sur lui : il est absolu, donné a priori.

Schéma du cosmos atomiste
Détail d’une fresque de l’Université Nationale d’Athènes représentant Anaxagore. Artiste : Eduard Lebiedzki, d’après un dessin de Carl Rahl (vers 1888).

La philosophie atomiste est fermement critiquée par Socrate, Platon et Aristote. De plus, en affirmant que l’univers n’est pas gouverné par les dieux, mais par de la matière élémentaire et du vide, elle entre inévitablement en conflit avec les autorités religieuses. Au IVe siècle avant notre ère, Anaxagore de Clazomènes est le premier savant de l’histoire à être accusé d’impiété – en quelque sorte le malheureux précurseur de Bruno et Galilée; toutefois, défendu par des amis puissants (Périclès !), il est acquitté et peut s’enfuir loin de l’hostilité d’Athènes. Grâce à ses deux plus illustres porte-parole, Épicure (341-270 av. J.-C.) – qui fonde la première école admettant des femmes pour étudiantes –, et Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), auteur d’un magnifique poème cosmologique, De la nature des choses, l’atomisme n’en demeure pas moins florissant jusqu’à l’avènement du christianisme.

Une édition anglaise du poème de Lucrèce

Parménide, au Ve siècle avant notre ère, est peut-être le premier représentant du finitisme cosmologique. Selon lui, le Monde, image de l’Etre Parfait, est pareil à une « balle bien ronde » et possède nécessairement des limites. Dans Le Timée, Platon (428-347) introduit un terme spécifique, khora, pour désigner l’étendue ou espace en tant que réceptacle de la matière, et défini par elle. Il le considère comme fini, clos par une sphère ultime contenant les étoiles. De la même façon, Aristote (384-322) prône une Terre fixe au centre d’un monde fini, circonscrit par la sphère qui contient tous les corps de l’univers. Mais cette sphère extérieure n’est « nulle part », puisque au-delà il n’y a rien, ni vide ni étendue.

Platon et Aristote au centre de la fresque de Raphaël, “l’Ecole d’Athènes” (1511)

Il existe ainsi, dans l’Antiquité grecque, trois grandes écoles de pensée cosmologique. L’une, qui rassemble les milésiens, les stoïciens, etc., fait la distinction entre le monde physique (l’univers matériel) et l’espace : l’univers est considéré comme un îlot de matière fini plongé dans un espace extracosmique infini et sans propriété, qui l’englobe et le contient. Les deux autres, atomiste et aristotélicienne, considèrent que l’existence même de l’espace découle de l’existence des corps; le monde physique et l’espace coïncident; ils sont infinis pour les atomistes, finis pour les aristotéliciens.

La conception stoïcienne du cosmos

Les premiers théologiens du christianisme ne s’y trompent pas : ils rejettent violemment la philosophie atomiste, qui est matérialiste, mais aussi la doctrine aristotélicienne, qui implique un temps éternel et un univers non créé. Les modèles cosmologiques du Haut Moyen-Âge reviennent aux conceptions archaïques des milésiens, à savoir un cosmos fini baignant dans le vide, à la distinction près que le cosmos revêt maintenant la forme d’un tabernacle, ou celle d’un cœur !

L’univers en forme de tabernacle, selon le moine byzantin Cosmas Indicopleustes

La cosmologie d’Aristote, perfectionnée par l’astronomie de Claude Ptolémée (vers 150 de l’ère chrétienne), est toutefois réintroduite en Occident au XIe siècle, grâce aux traductions et aux commentaires arabes, et aménagée pour satisfaire aux exigences des théologiens. Notamment, ce qui se situe au-delà de la dernière sphère matérielle du monde acquiert le statut d’espace, sinon physique, du moins éthéré ou spirituel. Baptisé «Empyrée », il est considéré comme le lieu de résidence de Dieu, des anges et des saints. Ce cosmos médiéval aristotélo-chrétien, si bien illustré par La divine comédie de Dante, est non seulement fini et centré sur la Terre fixe, mais il est très petit : la distance de la Terre à la sphère des étoiles fixes est estimée à 20 000 rayons terrestres, de sorte que le paradis, à sa frontière, est raisonnablement accessible aux âmes des défunts. Le chrétien trouve naturellement sa place au centre de cette construction.

Système du monde médiéval dans la Cosmographie d’Apianus)

Si ce modèle d’univers s’impose rapidement, il n’empêche pas la résurgence d’idées atomistes. Après la redécouverte du manuscrit de Lucrèce, le cardinal allemand Nicolas de Cues (1401-1464) plaide en faveur de l’infinité de l’Univers, de la pluralité des mondes habités et du mouvement de la Terre dans son Traité de la Docte Ignorance (vers 1440). Mais son argumentation reste principalement métaphysique : l’univers est infini parce qu’il est l’œuvre de Dieu, lequel ne saurait être limité dans ses œuvres.

La docte ignorance, de Nicolas de Cuse

Un siècle plus tard, le chanoine polonais Nicolas Copernic (1473-1543) réintroduit l’héliocentrisme, vieille hypothèse déjà formulée au IIIe siècle avant notre ère par Aristarque de Samos mais restée en sommeil, malgré la tentative de Nicolas de Cues. Son De Revolutionibus (1543) pose les hypothèses que la Terre n’est pas le centre de l’Univers ; que toutes les sphères tournent autour du Soleil, centre de l’Univers ; que tout mouvement céleste est produit par le mouvement de la Terre et non par celui du firmament ; que la Terre effectue une rotation complète autour de ses pôles en un jour et une révolution complète autour du Soleil dans le plan de l’écliptique en une année.

Copernic conserve toutefois la conception aristotélicienne d’un univers fini, enclos à l’intérieur de la sphère des étoiles fixes. Il le déclare seulement immense, et renvoie la balle aux philosophes. Néanmoins, l’héliocentrisme porte en germe une révolution fondamentale : tant que l’univers était en rotation autour de la Terre fixe, il était difficile d’imaginer qu’il puisse être infini. La difficulté disparaît dès qu’il est reconnu que le mouvement apparent du ciel est dû au mouvement terrestre. En outre, Copernic élargit le Monde médiéval. Son modèle est 2000 fois plus grand que celui de Ptolémée : il constitue un tout petit pas vers l’infini, mais en est encore loin …

Le système de Copernic, dans le De Revolutionibus de 1543

En 1572, une « étoile nouvelle »[1] observée par l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) fournit un premier élément observationnel propre à accélérer la chute de la cosmologie aristotélicienne. C’est en effet dans la sphère des étoiles fixes qu’elle apparaît, c’est-à-dire dans le Monde supra-lunaire jusqu’alors réputé immuable.

Dès 1576, Thomas Digges, l’un des plus habiles observateurs de son temps et leader des coperniciens anglais, démantèle la sphère des fixes et en éparpille les étoiles dans l’espace infini. Son manifeste, A Perfit Description of the Caelestial Orbes (1576), contient un schéma héliocentrique montrant explicitement, pour la première fois dans l’histoire, des étoiles non plus fixées sur une couche mince, à la surface de la dernière sphère du monde, mais disséminées à l’infini. Ce nouveau modèle fait brutalement passer du monde clos des Anciens à un univers, sinon infini, du moins extrêmement vaste, peuplé d’étoiles innombrables qui sont autant de soleils. Toutefois, Digges ne propose pas de conception véritablement physique de l’espace infini. Pour lui, le ciel et ses étoiles constituent toujours l’Empyrée, la demeure de Dieu, et, à ce titre, n’appartiennent pas vraiment à notre monde sensible.

Système du monde de Digges (1576)

Giordano Bruno, ou l’ivresse de l’infini

La vraie rupture épistémologique est déclenchée par deux philosophes italiens. En 1587, Francesco Patrizi (1529-1597) fait paraître De l’espace physique et mathématique[2], où il émet l’idée révolutionnaire que le véritable objet de la géométrie est l’espace en tant que tel, et non les figures, comme on le considérait depuis Euclide. Patrizi inaugure un nouveau concept d’espace physique homogène et infini, obéissant à des lois mathématiques – donc accessible à l’entendement.

Mais c’est surtout à son contemporain Giordano Bruno (1548-1600) que doit être attribuée la paternité de la cosmologie infinitiste. Continuer la lecture

La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (5) : Cassini

Suite du billet précédent La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (4) : Gassendi et fin

De la Provence à Paris : Cassini Ier

Concluons ce récit en évoquant plus brièvement la vie et l’œuvre de Gian-Domenico Cassini (1625-1712), astronome d’origine également provençale. Né à Perinaldo, alors dans le comté de Nice appartenant au Duché de Savoie, il est éduqué au collège jésuite de Gênes. Ses brillantes aptitudes le font remarquer d’un riche amateur de Bologne, le marquis Cornelio Malvasia. En 1644, ce dernier l’engage pour travailler à l’Observatoire de Panzano encore en construction. De nombreux instruments sont mis à sa disposition et il côtoie les pères jésuites Giovanni Riccioli et Francesco Grimaldi, deux astronomes de grande notoriété qui complèteront son éducation.

La qualité de ses observations et ses publications astronomiques de valeur lui valent d’être nommé professeur d’astronomie et de mathématiques à l’Université de Bologne, en 1650. Il a alors vingt-cinq ans.

Explication des mouvements planétaires selon Ptolémée dans un ouvrage de Cassini

Dans les états sous juridiction de l’église catholique romaine, il est obligé d’enseigner l’astronomie de Ptolémée. Cependant, après l’observation suivie de la comète de 1652-53, il est conduit à adopter le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe, déjà favori des jésuites (il n’adhèrera au modèle copernicien que sur le tard).

Expert également en hydraulique et en ingénierie, Cassini acquiert une telle réputation que le sénat de Bologne et le pape le chargent de plusieurs missions scientifiques et politiques. Mais c’est l’astronomie qui l’occupe principalement. Il découvre la grande tache rouge de Jupiter en 1665, et détermine la même année la vitesse de rotation de Jupiter, Mars et Vénus.

La planète Jupiter et sa tache dessinée en Italie par Giovanni Cassini en 1666

Sa notoriété franchit les frontières et, en 1668, Colbert, qui recherche des savants étrangers pour la toute nouvelle Académie des Sciences parisienne, lui offre d’en devenir membre correspondant. Cassini accepte. Colbert l’invite alors à venir en France pour un séjour de durée limitée, afin de l’aider dans la construction du nouvel observatoire. Continuer la lecture

La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (4) : Gassendi

Suite du billet précédent La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (3) : Peiresc

De l’astronomie à l’atomisme

Pierre Gassendi naît le 22 janvier 1592 près de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence. Après avoir commencé ses études au collège de Digne, il suit des cours de philosophie à l’université d’Aix. En 1614, après l’obtention d’un doctorat de théologie à Avignon, il est nommé professeur de rhétorique et chanoine à Digne, puis professeur de philosophie à Aix, dont il semble avoir été chassé par la venue des jésuites. Il terminera sa vie le 24 octobre 1655 à Paris, après avoir été nommé, dix ans auparavant, professeur de mathématiques au Collège Royal (devenu depuis le Collège de France). Gassendi est le type même de l’humaniste polyvalent : il est à la fois astronome, mathématicien, philosophe, théologien et biographe[i]. Mais c’est en astronomie et en philosophie que ses travaux seront les plus durables.

Lieu de naissance de Gassendi à Champtercier, près de Digne. Lithographie de Victor Camoin, Musée Gassendi

Fils de cultivateurs peu aisés, Pierre Gassendi aurait dès son enfance contracté sa passion pour les choses du ciel en gardant les troupeaux de nuit. Toute sa vie il ne cessera d’observer, utilisant à la fois des lunettes et des instruments à pinnules. Pendant ce premier demi-siècle d’existence des lunettes, les deux méthodes se pratiquent en effet en parallèle : avec les lunettes on cherche à faire des découvertes, avec les instruments traditionnels comme le quart de cercle ou le rayon astronomique que l’on utilise à l’œil nu, on prend les mesures, ce que les lunettes ne permettent pas encore de faire[ii].

Dessin des taches solaires par Scheiner

Les taches solaires sont l’une des grandes nouveautés révélées par la lunette, mais dans un premier temps elles ne sont pas comprises. A l’époque de Gassendi, il faut multiplier les observations pour essayer de déterminer leur vraie nature. Les taches sont-elles sur la surface du soleil, ou de petits satellites tournant autour de lui ? Sont-elles des nuages, ou bien une imperfection de la lunette elle-même ? Gassendi commence ses observations en 1620 et en fait une longue série, avec un regain d’activité autour de 1626, l’année des premiers travaux de Christoph Scheiner (1575-1650) sur la question, qui prend les taches pour des satellites. Gassendi suit au contraire Galilée, en les considérant comme des marques sur la surface du soleil, et donc une preuve de la rotation de notre étoile. A partir de ses observations des taches, il détermine la vitesse de rotation du soleil, obtenant une estimation de 25 à 26 jours, résultat assez remarquable pour ces valeurs qui varient selon la latitude. Malheureusement, la plupart des observations solaires de Gassendi, faites avant la période où il a conservé systématiquement ses notes dans des cahiers, sont perdues. Par la suite, Gassendi devient l’un des premiers astronomes à comprendre l’importance que peut avoir un recueil d’observations. Le 27 septembre 1635, il écrit à Peiresc que « pour empêcher que ces papillotes ou plumitifs de mes observations ne s’égarent plus, j’ai commencé depuis quelque temps d’écrire le tout en une main de papier toute entière que j’ai cousue et couverte en parchemin à ce dessein. » Son diaire (journal astronomique) est né, en même temps que la reconnaissance de la nature essentiellement historique de l’astronomie, qui le poussera à organiser et préserver ses propres observations.

portrait de Gassendi, gravure de Claude Mellan – Musée Gassendi

J’ai parlé dans le billet précédent du projet d’atlas lunaire mené conjointement par Gassendi et Peiresc à partir de 1634. De septembre à décembre 1636, on peut suivre les observations de la lune dans le diaire de Gassendi. Hélas, la mort de Peiresc le 24 juin 1637 met un terme à la préparation de l’atlas. Le graveur Claude Mellan reste à Paris et Gassendi, très affecté, abandonne le projet. Comme il l’explique dans sa Vie de Peiresc, leur objectif, outre le pur intérêt astronomique, était d’ordre cosmologique, s’agissant de mettre en évi­dence le fait que le globe de la lune est sem­blable au globe terrestre, et d’avaliser l’intuition de Galilée sur la profonde unité entre la physique terrestre et la physique céleste. Continuer la lecture

La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (3) : Peiresc

Suite du billet précédent (2) : L’apport de Galilée

Peiresc, le prince des curieux

Nicolas-Claude Fabri de Peiresc naît le 1er décembre 1580 à Belgentier, petite commune de Provence située entre Aix et Toulon. Sa vie nous est essentiellement connue par la biographie qu’en fit son grand ami Pierre Gassendi[i].

Le château de Peiresc à Belgentier (Var)

Adolescent, Peiresc est élève des jésuites dans leurs collèges d’Avignon puis de Tournon ; à l’âge de seize ans il y reçoit un enseignement d’astronomie, qui le passionne malgré l’austérité de cette science qui à l’époque se limite à inventorier les étoiles et, par des mesures d’angles à l’arbalestrille ou à l’astrolabe, à suivre leurs mouvements. Peiresc revient ensuite faire sa philosophie à Aix-en-Provence, puis se rend à Padoue pour étudier le droit, tout en suivant nombre d’autres enseignements.

L’humaniste Gian Vincenzo Pinelli, ami de Galilée et de Peiresc.

Il se lie rapidement avec l’humaniste italien Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601), qui devient son maître et modèle. C’est de Pinelli, dont la bibliothèque aurait été la plus vaste du XVIe siècle, que Peiresc tirera son goût immodéré pour les livres et les cabinets de curiosité. C’est chez lui également qu’il rencontre pour la première fois Galilée, à qui Pinelli avait ouvert sa bibliothèque.

Après plus de trois ans passés en Italie et à la mort de Pinelli qui l’affecte profondément, Peiresc revient en France pour continuer ses études de droit. Il séjourne à Montpellier pour passer sa thèse de doctorat puis, après divers voyages à Paris, Londres et les Flandres, il est nommé conseiller au Parlement de Provence. L’astronomie va cependant rester l’une de ses occupations majeures : jamais il ne s’éloignera de cette discipline et, par périodes, lui consacrera toute son activité.

Portrait de Peiresc jeune

Dès l’automne 1604, Peiresc observe la rencontre des trois planètes supérieures Mars, Jupiter et Saturne, événement qui ne se produit que tous les huit cents ans et qu’on appelle la Grande Conjonction. En même temps paraît une étoile de la grandeur de Jupiter, qu’on voit plus d’un an à l’un des pieds de la constellation du Serpentaire. Peiresc n’ayant pas encore de globe céleste pour s’assurer du nombre des étoiles fixes, croit qu’il s’agit d’une étoile déjà répertoriée par les Anciens. Cependant, par les lettres qu’il reçoit quelques mois après, il apprend qu’il s’agit d’une nouvelle étoile, que Galilée observe en même temps que lui et dont l’apparition porte un coup de plus à la doctrine aristotélicienne de l’immuabilité du ciel des fixes. Ces « étoiles nouvelles » sont appelées de nos jours des supernovæ. Celle observée par Peiresc est connue sous le nom de « supernova de Kepler », car ce dernier l’observa pendant près d’un an et en tira d’intéressantes leçons.[ii] Continuer la lecture

La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (2) : L’apport de Galilée

Suite du billet précédent : Montaigne

La révolution galiléenne

Au cours des soixante années qui suivent la publication du De revolutionibus, seule une poignée d’astronomes répartis en Europe mesurent l’importance de la thèse copernicienne et s’attachent à la défendre, voire à l’adopter et à l’améliorer : William Gilbert et Thomas Digges en Angleterre, Galileo Galilei dans la très catholique Italie, Georg Joachim Rheticus, Michael Maestlin, Christophe Rothmann et Johannes Kepler en pays luthériens. Ils doivent cependant faire face aux virulentes critiques adressées à la doctrine du double mouvement de la Terre, jugée absurde. Reprenant l’argumentation d’Osiander, la majorité des savants de l’époque ne retiennent en effet de l’œuvre copernicienne que l’ingénieuse fiction mathématique permettant de faciliter et d’améliorer les calculs d’éphémérides célestes. En témoignent les nouvelles tables astronomiques dites Pruténiques, élaborées en 1551 par Erasmus Reinhold et s’appuyant sur la théorie héliocentrique, qui s’avèrent légèrement supérieures aux séculaires Tables Alphonsines fondées sur le système géocentrique de Ptolémée.

Ce sentiment de défiance est conforté par le Danois Tycho Brahé (1546-1601), le plus célèbre astronome de son temps réputé pour l’extrême qualité de ses observations. S’il admire l’œuvre du chanoine polonais, il ne peut en aucune manière adhérer au géocinétisme, raison pour laquelle il propose en 1583 un modèle dit géo-héliocentrique, système mixte dans lequel la Terre est immobile, la Lune, le Soleil et les étoiles fixes tournent autour d’elle, mais les cinq planètes tournent autour du Soleil. Ce confortable et astucieux compromis, qui lui permet de rester fidèle aux principes de la physique aristotélicienne et à l’interprétation théologique de la Bible, recueille rapidement l’aval de la majorité des astronomes, des philosophes et des théologiens de l’époque, qu’ils soient catholiques ou réformés. Continuer la lecture

Mes romans : Les bâtisseurs du ciel (l’intégrale)

Les Bâtisseurs du ciel (l’intégrale)

EAN : 9782709636377Parution : 10/11/2010
1640 pages

Batisseurs-couvRassemblés en un volume, les quatre grands romans de Jean-Pierre Luminet consacrés à ceux qui ont totalement changé notre vision de l’univers : Copernic, Kepler, Tycho Brahé, Galilée, Newton.
« Au cours du XVIe et du XVIIe siècle, une poignée d’hommes étranges, des savants astronomes, ont été des précurseurs, des inventeurs, des agitateurs de génie. Ce qu’on ignore généralement – peut-être parce que leurs découvertes sont tellement extraordinaires qu’elles éclipsent les péripéties de leur existence – c’est qu’ils ont été aussi des personnages hors du commun, des caractères d’exception, des figures romanesques dont la vie fourmille en intrigues, en suspense, en coups de théâtre… »
La série Les Bâtisseurs du ciel est un hymne à la science, au plaisir et à la hardiesse.

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DOSSIER DE PRESSE

« Vulgarisateur surdoué et passionné, Jean-Pierre Luminet nous ouvre les portes de la nuit. »
Télérama

« Dans ses romans s’expriment toute la précision et la clarté du scientifique. »
Le MondeContinuer la lecture

Mes romans (5) : L’Œil de Galilée

L’Œil de Galilée (Les Bâtisseurs du ciel, tome 3)

 

EDITION ORIGINALE

405 pages, JC Lattès, Paris, 2009 – ISBN 978-2709629027

GalileeOeilLe 21 août 1609, à Venise, Galilée monte les escaliers du campanile de la place Saint-Marc : derrière lui les princes de la ville, de l’église et de la famille Médicis. La première démonstration officielle de sa lunette astronomique va fasciner toute l’Europe. Bientôt il fait appel aux meilleurs verriers de Murano pour ciseler des lentilles et perfectionner l’invention. Les astronomes du monde entier vont découvrir, tantôt émerveillés tantôt consternés, le spectacle des satellites de Jupiter, la surface de la Lune et les profondeurs du cosmos, qui mettent à bas l’enseignement d’Aristote au profit du système de Copernic…
Pendant ce temps, à Prague, le mathématicien impérial de Rodolphe II, Johann Kepler, n’a pas attendu la lunette pour révolutionner l’astronomie. Il a déjà découvert les lois mathématiques des mouvements planétaires et les principes de base de l’optique. Lui seul comprend le fonctionnement de la lunette astronomique et peut attester de la réalité des observations de son confrère italien. L’œil de Galilée, c’est lui, Kepler.
Dans son nouveau roman, Jean-Pierre Luminet conte comment ces deux géants de la science se sont progressivement apprivoisés sans jamais se rencontrer : Kepler, aux prodigieuses capacités mathématiques mais fasciné par les mondes occultes ; Galilée et son génie rationnel de la mécanique, prudent sous le regard menaçant du Saint-Office.
Après Le Secret de Copernic et La discorde céleste, Jean-Pierre Luminet continue à nous faire découvrir l’histoire de ces bâtisseurs du ciel, qui ont définitivement changé notre façon de voir l’univers. Continuer la lecture