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L’os d’Ishango

Au musée des sciences naturelles de Bruxelles, se trouve un os strié de nombreuses entailles, découvert dans les années 1950 à Ishango au Congo belge (devenu RDC) par Jean de Heinzelin de Braucourt (1920 – 1998). Cet os daté de 20000 ans avant notre ère n’est pas le plus ancien artefact de ce type connu, mais le nombre de ses entailles a donné un grand nombre d’hypothèses.

Compter les entailles

L’os d’Ishango est couvert de stries.

Si on sait chercher, on y trouve le nombre 60 qui, depuis les Mésopotamiens, est lié à l’astronomie, des nombres premiers comme 11, 13, 17 et 19, etc. Certains en ont déduit qu’il s’agissait d’un calendrier lunaire car 60 correspond presqu’au nombre de jours de deux lunaisons. La somme des nombres de deux colonnes se retrouvant parfois ailleurs, d’autres y voient l’ancêtre de la calculatrice. Une autre hypothèse proposée est qu’il s’agirait d’un jeu mathématique qu’aurait pratiqué l’homme d’Ishango.

Calcul des probabilités

La multiplicité des hypothèses montre que leur origine commune réside dans le calcul des probabilités : plus vous considérez de nombres, plus vous y trouverez de relations entre eux et avec d’autres. Il est cependant probable que l’os d’Ishango n’ait été destiné qu’à compter, peut-être du gibier. C’est le plus important car cela prouve que l’homme d’Ishango savait compter, même s’il n’était pas le premier.

Le déclin de l’art de chiffrer sous Napoléon Ier

Sous l’impulsion de la dynastie Rossignol, la cryptographie française a connu une première apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles.

La régression de la Révolution et de l’Empire

L’excellence française en matière de cryptographie se perdit à la Révolution. Une des raisons pour cela est sans doute la dissolution du cabinet noir, ce qui était une des doléances importantes de 1789. Une expertise qui se transmettait de génération en génération semble alors s’être perdue. En particulier, la faiblesse de ne chiffrer que les parties qu’on veut garder secrètes devint presque systématique dans l’armée révolutionnaire et dans l’armée impériale qui lui succéda. On y distinguait deux types de chiffres, les petits et les grands, même s’il ne serait pas exagéré de dire qu’ils étaient tous rendus petits par leurs utilisateurs, comme cela ressort des papiers de George Scovell , le décrypteur du général britannique Wellington au Portugal et en Espagne.

George Scovell (1774 – 1861)

Comme ils le feront ensuite au cours des deux guerres mondiales, les Britanniques systématisèrent l’interception et le décryptement des messages en créant, sous les ordres de Scovell, un corps d’éclaireurs chargé, en plus de la mission habituelle de guider l’armée, de porter les messages, d’intercepter ceux de l’ennemis et de les décrypter. Bien entendu, ces éclaireurs étaient choisis pour leur connaissance du français, de l’espagnol et de l’anglais, en plus de leurs qualités proprement militaires. En ce qui concerne l’interception, les éclaireurs de Scovell furent aidés par la guérilla qui rendit les routes peu sûres pour l’armée française, si elle ne se déplaçait pas en nombre. Les petits chiffres pouvaient être de simples substitutions alphabétiques.

Un exemple lors de la campagne d’Allemagne en 1813

Les dépêches de la Grande Armée étaient envoyées en plusieurs exemplaires. L’ennemi récupérait souvent plusieurs exemplaires du même message ce qui aurait pu ne pas être grave s’ils avaient tous étaient chiffrés de façon identique. La reproduction se faisait apparemment à partir de l’original non chiffré ce qui donne, par exemple, ces deux exemplaires chiffrés différemment de la même dépêche du Maréchal Berthier en septembre 1813, un mois avant la bataille de Leipzig.

Dépêche chiffrée

Péterswald, ce 17 septembre 1813,

Monsieur le Maréchal,

L’empereur ordonne que 175. 138. 167. 164. 90. 138. 167. 152. 169. 145. 53. 166. 117. 137. 103. 157. 176. 152. 167. 134. 37. 37. 117. 174. 169. 106. 171. 15. 117. 15. 132. 6. 175. 176. 126. 48. 164. 153. 126. 32. 50. 175. 176. 126. 25. 68. 94. 105. 122. 171. 115. 176. 15. 164. 118.169. 166. 35. 138. 169. 81. 136. 20. 173. 138. 53. 171. 107. 87. 82. 131.. 15. 52. 134. 81. 94. 137. 90. 138. 169. 106. 51. 169. 116. 168. 115. 175. 176. 126. 137. 148. 115. 6. 119. 156. 90. 3. 176. 177. 146. 146.52.169. 82. 131. 169. 107. 92. 126. 52. 167. 23. 53. 35. 138. 6. 61. 167. 52. 106. 171. 39. 53. 50. 52. 6. 72. 167. 177. 169. 117. 167. 137. 22. 145. 171. 115. 167.68.154. 107. 94. 138. 164. 126. 115. 176. 16. 115. 167. 20. 176. 131. 67. 126. 6. 145. 175. 138. 167. 126. 115. 23. 126. 68. 23. 159. 92. 53. 93. 81. 94. 137. 22. 6. 90. 35. 138. 169.81. 174. 169. 119.53. 115.15.

Le Prince Vice-Connétable, Major Général,

Berthier

Dépêche partiellement chiffrée

Péterswald, ce 17 septembre 1813,

Monsieur le Maréchal,

L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible 167. 138. 169. 106. 171. 15. 117 avec son infanterie, sa cavalerie et son artillerie, en ne laissant 15. 164. 138. 169. 176. 166. 35. 138. 169. 81 que ce que Sa Majesté a désigné pour 106. 78. Son principal but sera de rester 107. 87. 176. 169. 53. 52. 167. 52. 35. 138. 6. 85. 82. 52. 106. 171. 171. 15. 117 et de chasser 117. 107. 156. 169. 145. 171. 115. 167. 68 qui manœuvrent dans 20. 176. 131. 75. Vous pouvez vous rendre en droite ligne 156. 169. 40. 35. 138. 169. 81. 167. 138. 169. 87. 53. 91.

Le Prince Vice-Connétable, Major Général,

Berthier

Conséquences

Grâce à cette maladresse, si les deux messages sont interceptés, l’ennemi peut commencer à les décrypter. Par exemple, la première phrase « L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible » appelle en suite « sur une ville ou un lieu. Il est vraisemblable que 167 signifie S, 138, U et 169, R. De même, « en ne laissant » appelle « à » donc 15 signifie probablement A. En reportant ceci dans le texte, on découvre à la fin de la dépêche :

« Vous pouvez vous rendre en droite ligne 169. R. 40. 35. UR. 81. S U R 87. 53. A. » ce qui signifie vraisemblablement : Vous pouvez vous rendre en droite ligne par telle ville (40. 35. UR. 81.) sur telle autre (87. 53. A). Le nom de la première ville, qui est allemande, finit sans doute par « burg » donc 35 signifie B et 81, G.

La partie entièrement chiffrée commence alors à se dévoiler. Par exemple, le « vous vous » a été chiffré en 175. U. S. 164. 90. U. S. donc 175 signifie VO, 164, V et 90, O. Ces équivalences permettent de progresser au point que l’avant dernière ville se dévoile, il s’agit de Coburg. Une carte d’Allemagne nous permet alors de penser que la dernière ville, dont le nom finit par A, est Iéna. En continuant ainsi, on finit par découvrir la dépêche de Berthier :

L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible sur la Saale, avec son infanterie, sa cavalerie et son artillerie, en ne laissant à Wurtzburg que ce que sa Majesté a désigné pour la garnison. Son principal but sera de rester maître des débouchés de la Saale et de chasser les partisans ennemis qui manœuvrent dans cette direction. Vous pouvez vous rendre en droite ligne par Coburg sur Iéna.

Généralité de l’erreur

Cette erreur de chiffrer de deux façons différentes la même dépêche se retrouve à d’autres époques. Ainsi, la machine de Lorenz utilisée par les Allemands pour les dépêches entre le quartier général à Berlin et les armées fut décryptée suite à une erreur de procédure de ce type. Même si les méthodes ont changées, les leçons du passé restent valables.

 

La géométrie des fortifications de Vauban

Les forts du Moyen-Âge peuvent avoir des formes polygonales. Celles-ci restent cependant convexes. La règle pour les forts de l’époque de Vauban est différente. En terrain plat, on part d’un polygone régulier convexe. La longueur des côtés correspond à la portée utile des pièces d’artillerie de l’époque, un peu moins pour que l’effet soit meilleur. La norme est de 330 mètres. Le nombre de côtés dépend alors de la taille de la ville à ceinturer ainsi. Par exemple, un pentagone régulier de côté égal à 330 mètres englobe une surface de 18 hectares, un hexagone, 28 et un octogone, 52.

Partons ici d’un pentagone comme pour la citadelle de Lille. Au milieu de chaque côté, perpendiculairement et vers l’intérieur, nous portons une longueur de 55 mètres. Nous obtenons, un polygone plus compliqué en forme d’étoile.

Schéma de base d’une fortification bastionnée.

 

Ajout des bastions

Le but est d’établir aux sommets du polygone initial de petits fortins appelés « bastions » et destinés à recevoir des pièces d’artillerie pouvant couvrir les côtés du polygone en étoile, appelés « courtines ». Pour éviter d’être de trop bonnes cibles pour l’artillerie adverse, ces remparts ne dépassent pas du paysage. Leur hauteur vient des fossés situés autour. Ces murs sont essentiellement constitués de terre pour mieux résister aux boulets en fer. La maçonnerie qui les entoure est destinée à tenir le tout. Du côté de la place forte, elle se nomme l’escarpe. De l’autre côté, la contrescarpe. Un domaine est laissé vide et sans protection pour l’ennemi tout autour. Il se nomme le glacis. Sa longueur correspond au minimum à la portée des canons. Vu du glacis, l’assaillant n’aperçoit que des murailles modestes puisque le fossé les dissimule.

Nous sommes maintenant en présence de plusieurs polygones, l’un extérieur joignant les extrémités des bastions, l’autre intérieur dans le prolongement des courtines. Un autre limite le glacis.

Les bastions (en bleu) situés aux sommets du pentagone sont destinés à couvrir les courtines (en rouge). Les murs extérieurs des deux forment l’escarpe. La contrescarpe n’est pas indiquée sur cette figure. Elle est située de l’autre côté du fossé entourant le rempart.

Multiplication des défenses externes

Demi-lune vue du fort à Mont-Dauphin. Cette fortification protège la citadelle tout en restant sous le feu en provenant. L’ennemi ne peut que difficilement s’y maintenir après l’avoir prise.

Pour éviter ce défaut, Vauban a l’idée d’ajouter deux défenses externes devant chaque courtine : la tenaille à son pied et la demi-lune devant. Chacune de ces défenses n’offre aucune protection du côté de la place forte elle-même. Si l’ennemi la prend, il s’y trouve à découvert, donc dans une position difficile à tenir.

Les tenailles (près du fort) et les demi-lunes (toutes en vert) sont destinées à retarder l’ennemi dans sa progression. Ces fortifications ne sont pas fortifiées du côté de la place forte.

Vauban généralisa ce principe en détachant les bastions de la place forte elle-même. D’autre part, le tout est entouré d’un dernier petit rempart parallèle et recouvert, appelé « chemin couvert ». Ainsi, il se situe au sommet de la contrescarpe. Il s’agit en même temps de la première ligne de défense et d’un chemin de ronde, destiné à l’observation.

Les bastions sont détachés de la place. Sur cette photo, la direction de la meurtrière montre leur usage. Il s’agit de placer les courtines sous le feu de la place.

 

 

Le petit rapporteur

Rapporteur : outil de mesure d’angles connu pour son côté délateur

Nous dédions notre définition à la mémoire de Pierre Desproges (1939 – 1988), qui aurait pu en être l’auteur, et dont le nom reste attaché au Petit Rapporteur, une émission culte des années 70. Cette émission traitait de l’actualité sous l’angle pervers du petit bout de la lorgnette. Malgré ce point, son rapport avec les angles et les mathématiques peut sembler anecdotique.

La devise du petit rapporteur fait référence à celle du Figaro : sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.

 L’humour mathématicien

Cependant, l’humour du Petit Rapporteur évoque bien celui des mathématiciens qui frôle toujours l’absurde. On s’en convaincra au travers de quelques pièces d’anthologie accessibles sur internet, en particulier de la fameuse interview de Françoise Sagan par Pierre Desproges et de la bataille de boudin blanc entre Pierre Desproges et Daniel Prévost, sans parler de la visite à Montcuq de Daniel Prévost.

L’hypothèse de Riemann au salar d’Uyuni

Le salar d’Uyuni est un gigantesque désert de sel sur les hauts plateaux boliviens. On y trouve un cimetière de locomotives offrant plusieurs nuances de rouilles du meilleur effet photographique.

Locomotive rouillant sur le salar d’Uyuni

Un tag étonnant

Une grande partie de ce matériel ferroviaire à l’abandon est tagué. Une inscription nous a tout de même étonné par sa composante mathématique.

L’hypothèse de Riemann taguée sur une locomotive rouillant dans le salar d’Uyuni

Le tag affirme que les zéros non triviaux (i.e. entiers négatifs pairs) de la fonction dzéta de Riemann sont complexes de partie réelle égale à 1/2. Il s’agit d’une conjecture faite par Bernhard Riemann en 1859 et aujourd’hui dotée d’un prix d’un million de dollars par l’institut Clay. Rencontre étonnante !

 

Quarante et les nombres transgressifs

Dans la Bible, le nombre quarante semble celui des épreuves, de la pénitence, de l’attente et de la préparation. Il nous en reste la quarantaine et le carême chrétien, qui durent 40 jours. Ainsi, le déluge dure également 40 jours, la vie de Moïse est divisée en trois périodes de 40 ans, qui sont autant d’épreuves, les Hébreux errent 40 ans dans le désert et, quand Moïse monte au Sinaï, il y confère 40 jours avec Dieu. En rappel de toutes ces épreuves, Jésus se retire 40 jours au désert avant son ministère.

Le nombre de fauteuils de l’académie française

Est-ce pour la même raison que l’Académie française comprend 40 membres ? Seul Armand du Plessis, cardinal de Richelieu (1585 – 1642), qui fixa ce nombre, pourrait répondre à cette question. Cependant, à lire Arsène Houssaye (1814 – 1896) dans l’histoire du 41e fauteuil, ce fauteuil immortellement vide fut sans doute toujours le mieux occupé puisqu’on a pu y voir des hommes comme Molière, Pascal ou Descartes quand l’immortel abbé Cotin, et d’autres de la même envergure, siégeaient parmi les 40 premiers. Cette expression transgressive, « le 41e fauteuil », peut être rapprochée du « 21e arrondissement de Paris », lieu de tous les miracles et sans doute le mieux famé de tous les arrondissements de la capitale puisque, selon une antique expression populaire, tous les couples illégitimes s’y marient.

L’an 40

Enfin, pour ne pas être en reste sur 40, notons l’expression : s’en moquer comme de l’an 40 qui signifie « s’en désintéresser totalement ». D’où vient ce mystérieux 40 ? Les hypothèses sont tellement nombreuses qu’il est difficile de toutes les citer. Dans tous les cas, il ne s’agit pas de 1940 car l’expression est attestée au XVIIIe siècle. Certains la voient d’origine québécoise où la fin du monde avait été prévue en 1740… et ne s’était apparemment pas produite. D’autres y voient la transformation d’une très ancienne expression : s’en moquer comme de l’alcoran, mot qui désignait le Coran au XIVe siècle. Dans la lignée de 40, on peut encore citer 400 comme nombre de la plénitude, mais péjorative, dans l’expression : faire les 400 coups, qui signifie faire toutes les bêtises possibles. De même, 1000 peut être utilisé pour dire « beaucoup » et 1001 encore plus comme dans les mille et une nuits ou aussi : je te l’ai dit mille et une fois !

La forteresse de Boukhara, l’hyperboloïde et le paraboloïde

A Boukhara, en Ouzbékistan, une étrange construction fait face à l’antique forteresse.  Ce monument, qui n’attire pas les touristes, est pourtant témoin d’un courant artistique  important du début du vingtième siècle : le constructivisme russe.

Un château d’eau

Cette tour a été construite en 1927 par Vladimir Choukhov (1853 – 1939) pour servir de château d’eau. Désaffecté à la fin des années quarante, il est alors devenu un café jusqu’à ce qu’un accident mortel interdise cet usage. Il vient d’être racheté par des Français pour devenir un point d’observation. Un ascenseur est prévu pour y accéder.

Le château d’eau est formé de deux séries de poutrelles d’acier qui en assurent la solidité.

Un hyperboloïde de révolution

La surface utilisée par Choukhov est célèbre en mathématiques et en architecture car elle est construite avec des droites. Pour comprendre sa fabrication, le plus simple est de partir d’un cylindre,   une surface simple à construire. Pour cela, il suffit de prendre un axe, d’y monter deux roues et d’y tendre des élastiques parallèles à l’axe. On obtient l’objet suivant.

Cylindre obtenu en tendant des élastiques entre deux roues fixées sur un axe. Les élastiques ont été choisis équidistants.

Les droites représentées par les élastiques sont les génératrices du cylindre.

On fait alors tourner la roue du haut d’un certain angle dans un sens et celle du bas du même angle dans le sens opposé. On obtient une nouvelle surface également générée par des droites.

Surface obtenue en tordant le cylindre.

Il se trouve qu’en tordant le cylindre du même angle dans un sens ou dans l’autre, on obtient la même surface, qui possède ainsi deux familles de génératrices.

Cette surface a été baptisée hyperboloïde de révolution à une nappe car elle est également obtenue en faisant tourner une hyperbole sur l’un de ses axes.

Pour des raisons physiques, cette surface est utilisée pour les tours de refroidissement des centrales nucléaires ou thermiques.

Les tabourets népalais

Cette surface est utilisée au Népal pour construire des tabourets avec des morceaux de bambous de longueurs égales.

L’hyperboloïde à une nappe vu par Patrice Jeener

Patrice Jeener, surnommé le graveur d’équations, s’est inspiré de cette surface :

Sur ce dessin, on voit particulièrement bien l’hyperbole qui génère l’hyperboloïde par rotation autour de l’un de ses axes. En changeant d’axe, on obtient un

L’hyperboloïde à deux nappes :

Les fleurs  sur ce deuxième dessin sont également des objets mathématiques qu’affectionne Patrice Jeener. Dans son œuvre, on trouve une surface apparentée, également engendrée par deux familles de droites : le paraboloïde hyperbolique :

Paraboloïde hyperbolique avec ses deux familles de génératrices. On aperçoit une parabole en contour au fond et une hyperbole a été tracée sur la surface.

Construction du paraboloïde hyperbolique

La méthode utilisée pour construire l’hyperboloïde peut l’être en remplaçant le cylindre par un plan. Autrement dit, on garde le dispositif initial : axe et roues mais, au lieu de tendre les élastiques entre les deux roues, on les tend entre deux rayons parallèles, avant de tourner les roues. On obtient une nouvelle surface admettant deux familles de droites génératrices comme la précédente, il s’agit du paraboloïde hyperbolique.

Cette surface est utilisée en architecture pour fabriquer des toits. Le Corbusier et Iannis Xenakis (le musicien dont on oublie souvent qu’il fut architecte ont ainsi construit le pavillon Philips pour l’exposition universelle de Bruxelles en 1958.

Pavillon Philips de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958 Une partie du toit est en forme de paraboloïde hyperbolique, celle qui semble plus foncée sur la photo.

Les valeurs de π

En 1897, une résolution établissant que π = 4 fut proposée au vote des représentants de l’état de l’Indiana (États-Unis d’Amérique). Avant de sourire, le mathématicien se posera une question : pour quelle notion de distance ?

Qu’est-ce que π ?

Archimède a répondu à cette question voici fort longtemps. Il s’agit du rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre. Qu’est-ce qu’un cercle ? L’ensemble des points du plan à égale distance d’un point donné. Qu’est-ce que la distance ? Ici, nous ne pouvons que marquer une pause dans nos réponses toutes faites. Plusieurs distances sont envisageables !

Distance à vol d’oiseau

En mathématiques, la distance la plus utilisée est qualifiée d’euclidienne. Dans la vie courante, on parle souvent de distance à vol d’oiseau. La distance d’un point A à un point B est la longueur du vecteur V qui mène de A à B. En tenant compte du théorème de Pythagore, elle s’exprime sous la forme :

| V |2 = x2 + y2.

Les cercles associés à cette distance ont la forme ronde usuelle. Le nombre π a la valeur connue, 3,14 à 0,01 près.

Distance Manhattan

Même pour un oiseau, la distance euclidienne correspond à une certaine vision du monde, où le vol est possible dans toutes les directions. À Manhattan, même pour voler, mieux vaut suivre les avenues, qui forment un maillage rectangulaire. La longueur d’un vecteur s’y exprime sous la forme :

| V | = | x | + | y |.

La distance Manhattan correspond au plus court chemin, si l’on marche le long des rues d’une ville au plan rectangulaire (comme Manhattan)

Le cercle unité a alors la forme d’un losange, sa circonférence est égale à 8 donc, pour cette distance, π = 4.

On retrouve la valeur 4 pour une autre distance (appelée distance infinie), celle donnant comme longueur à V, la plus grande des valeurs absolues de ses coordonnées. Les cercles ont alors une forme de carré.

Les “cercles” de même centre et de même rayon pour les trois distances.

Le décret de l’Indiana : humour ou sottise ?

Nous avons trouvé deux fois 4 et une seule fois 3,14. On pourrait en conclure que π = 4 est la valeur la plus raisonnable à retenir. Quand les rues des villes se coupent à angle droit, la distance Manhattan est la plus pertinente. Est-ce pour cette raison qu’une loi visant à adopter la valeur π = 4 fut proposée au vote de l’assemblée générale de l’état de l’Indiana ? Vous pouvez en juger vous-même en allant lire le texte plein d’humour de ce projet de loi sur l’Internet (utilisez un moteur de recherche pour en trouver une copie). Nous laisserons de toutes façons la question aux amateurs d’histoire (s).

Autres distances

Les trois distances utilisées se généralisent en utilisant un nombre p ³ 1 quelconque. Plus précisément, on pose :

| V |p = | x | p + | y | p.

La distance euclidienne correspond au cas : p = 2, la distance Manhattan au cas : p = 1. On démontre, par un passage à la limite, que la distance infinie correspond bien au cas : p = ∞.

Pour chacune de ces distances, nous obtenons une valeur de π, que nous notons πp. Comment en calculer une valeur approchée ? Tout simplement en procédant comme dans le cas de la distance euclidienne, c’est-à-dire en remplaçant le cercle par des polygones réguliers ayant un grand nombre de côtés. Si nous effectuons ces calculs pour p variant de 1 à 2 avec une précision de 0,001, nous obtenons le tableau :

 

p 1,0 1,1 1,2 1,3 1,4 1,5 1,6 1,7 1,8 1,9 2,0
πp 4,000 3,757 3,573 3,434 3,333 3,260 3,209 3,176 3,155 3,145 3,142

 

Ainsi, πp semble décroissant de 1 à 2. Le phénomène inverse se produit de 2 à l’infini. On est amené à plusieurs conjectures :

1) π est la valeur minimale des πp,

2) πp prend toutes les valeurs entre π et 4,

3) πp = πq si 1/p + 1/q = 1.

On démontre que les trois sont exactes, en utilisant des raisonnements de calcul intégral dépassant le cadre de cet article.

Pour ces calculs, voir sur mon site.

 

 

L’énigme du tunnel de Samos

Dans l’île grecque de Samos, on peut visiter un tunnel qui, selon Hérodote, fut creusé au VIe siècle avant notre ère, simultanément par ses deux extrémités … et l’erreur au point de rencontre ne fut que de 60 centimètres, comme le tracé du tunnel l’atteste toujours. On ne sait pas comment son architecte, Eupalinos, en fit les plans, mais on sait qu’ils ne doivent rien au hasard. La plupart des historiens qui se sont penchés sur la question en on déduit qu’Eupalinos avait anticipé les instruments et les mathématiques inventés plusieurs siècles après sa mort. Est-ce vraisemblable ? Pourquoi les aurait-on oubliés ensuite ? De plus, pourquoi faire des hypothèses inutiles ? Il est plus raisonnable d’essayer d’imaginer des méthodes compatibles avec les mathématiques et les instruments connus de l’époque.

Un aqueduc extérieur imaginaire …

De la source captée jusqu’à l’entrée du tunnel, l’eau suit des conduites extérieures, quoique enterrées. On peut imaginer que, dans un premier temps, l’aqueduc allait ainsi jusqu’à la sortie du tunnel en suivant grossièrement les lignes de niveaux du terrain. La topographie le permet comme le montre la carte du lieu.

Les lignes de niveaux aux alentours du tunnel de Samos (entrée en A, sortie en B) montrent qu’il est possible de contourner la montagne par l’ouest (voir l’orientation sur le dessin) en restant à niveau (ligne ACB). Le trajet fait alors environ 2200 mètres (le double du trajet direct AB).

…qui aide à trouver la sortie

Cette hypothèse est difficile à soutenir car aucun vestige d’un tel ouvrage ne nous est parvenu. De plus, le tunnel est quasiment horizontal, seul le canal qui le longe a une déclivité de six mètres sur un peu plus d’un kilomètre. Cette hypothèse d’un aqueduc extérieur donne cependant une première approche du problème, naturelle pour un constructeur d’aqueduc. Pour déterminer l’entrée et la sortie, il s’agit de se déplacer à l’horizontale au flanc de la montagne, pour rejoindre un point duquel l’aqueduc peut continuer. Des preuves archéologiques montrent que les Samiens disposaient d’instruments pour déterminer l’horizontale. Le principe en est simple. Il s’agissait de longues gouttières en terre cuite dans lesquelles on versait de l’eau. L’horizontale était obtenue quand l’eau ne s’écoulait pas. De même, ils utilisaient des fils à plomb, ce qui permettait de déterminer la verticale. On peut imaginer suivre l’horizontale ainsi en plantant des pieux dont les sommets restent au même niveau. Si le niveau mesure 2 mètres de long, et que l’incertitude est inférieure à 1 millimètre pour chaque pieu, nous obtenons une incertitude totale de 1,10 mètres. L’erreur effective à la jonction des deux branches du tunnel étant de 60 centimètres, l’utilisation de cette méthode est vraisemblable. Cependant, elle exige de planter 1100 pieux. On peut la simplifier de ce point de vue en utilisant des visées oculaires permettant d’espacer les pieux.

Pour cela, on plante deux pieux à 10 mètres l’un de l’autre, dont les sommets sont à l’horizontale et on les aligne avec un pieu à cent mètres environ, tenu par un assistant. Ceci permet de passer à un total d’une cinquantaine de pieux (deux tous les 100 mètres environ).

Visée pour maintenir l’horizontale. Les pieux A et B sont alignés grâce à un niveau à eau. Si l’erreur entre les deux est limitée à 2 millimètres, celle entre A et C sera limitée à 2 centimètres. La capacité de l’œil humain rend insensible l’erreur due à l’acuité visuelle.

L’œil humain a une capacité de résolution de 0,5 minute environ (1 / 120 degré). Avec un viseur, sur cent mètres, nous pouvons espérer une incertitude inférieure à 2 centimètres. Sur une distance de 2 200 mètres, cela donne une incertitude totale de 44 centimètres, ce qui est compatible avec l’erreur effective de 60 centimètres.

La direction de la sortie

La deuxième extrémité trouvée, comment déterminer la direction dans laquelle le tunnel doit être percé ? Une idée simple tient à la topographie du terrain. Il s’en faut de peu que l’on ne puisse voir les deux extrémités du tunnel du haut de l’Acropole. Dans ce cas, il aurait suffi d’y disposer trois pieux alignés et, par approximations successives de les aligner à des pieux plantés aux extrémités du tunnel à construire. L’opération est semblable à la précédente, sans mise à niveau.

Si le sommet S est visible des extrémités A et B, il suffit d’aligner cinq pieux, trois en S, un en A et un en B pour déterminer la direction AB. Cette opération peut être faite par essais successifs.

En fait, la topographie du terrain ne permet pas cette solution. On peut malgré tout l’appliquer, soit en surélevant le sommet au moyen d’une tour de dix mètres environ, soit en plantant des pieux intermédiaires. Une station supplémentaire, éventuellement légèrement surélevée, suffit pour réaliser un alignement visible de proche en proche.

En disposant des relais (comme I) entre les extrémités A et B et le sommet, il est possible de réaliser un alignement de pieux entre A et B. On vérifie cet alignement comme précédemment, de proche en proche.

Ceci fait, les deux pieux à chaque extrémité donnent la direction à suivre. Il est facile de la conserver ensuite. Cependant, pour être sûr de se rencontrer, le mieux est d’obliquer légèrement un peu avant le milieu des travaux car, dans un plan, deux droites non parallèles se rencontrent toujours. L’une des branches du tunnel effectivement construit par Eupalinos présente des portions en zigzag montrant qu’il n’était pas certain de ses mesures et voulait éviter de manquer le deuxième tronçon qui, lui, reste rectiligne.

Le problème de la longueur du tunnel est accessoire. Même s’il est utile de la connaître pour savoir quand obliquer pour être sûr de la rencontre, il suffit d’en avoir une approximation grossière. Une fois le tunnel construit, on peut la calculer de façon plus précise et en déduire la pente à donner au canal. Finalement, sa profondeur varie de 3 à 9 mètres pour assurer un flux constant.

Les dangers de philosopher sur les nombres

Pourquoi les Grecs n’ont-ils découvert ni les réels, ni le zéro et n’admettaient même pas le « un » dans la confrérie des nombres ? La raison tient à la philosophie, voire la mystique, dont ils encombraient ces notions. Le même schéma se retrouve à l’œuvre dans les temps modernes.

Idée pythagoricienne des nombres

Les nombres sont nés englués de mystique. Pour Pythagore, le « un » représente le divin. Plus précisément, voici comment il parle du nombre triangulaire : 1 + 2 + 3 + 4 = 10.

Le triangle sacré selon Pythagore.

Pour lui, le « un » est le divin, le principe de toute chose … Le « deux » est le couple masculin, féminin, la dualité … Le « trois », les trois niveaux du monde, l’enfer, la terre et le ciel … Le « quatre », les quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu … Enfin, le tout fait « dix », la totalité de l’univers, le divin compris ! On peut trouver ces idées poétiques mais, avec de telles prémisses, on peut aussi craindre le pire ! C’est pour de telles raisons mystiques que Pythagore proclama : « tout est nombre » ce qui, dans son esprit, signifie « nombre entier naturel ». L’idée venait de la « raison ». Elle était rationnelle.

Les grandeurs commensurables

Pourtant, pour être égaux aux rapports entre nombres entiers, il est nécessaire que les longueurs (ou les quantités de façon générale) aient une commune mesure, soient commensurables en d’autres termes. Cela signifie que si AB et BC sont deux segments contigus, on peut placer un point U tel que AB et AC soient multiples de AU (AU est la commune mesure).

AB et AC sont commensurables s’il existe un point U tel que AB et AC soient multiples de AU.

L’échec des fractions

Malheureusement pour sa doctrine, Pythagore prouva lui-même qu’il existe des grandeurs incommensurables, le côté et la diagonale d’un carré par exemple. Son raisonnement est fondé sur la figure suivante.

En découpant un carré (de côté AB), on peut en former deux (de côté CD). En les mesurant à la même aune, nous obtenons deux entiers et l’égalité : AB . AB = 2 CD . CD. Dans la factorisation de ce nombre, 2 intervient un nombre pair de fois à gauche et un nombre impair à droite, ce qui est absurde.

En factorisant l’égalité : AB . AB = 2 CD . CD, Pythagore obtint une absurdité. Son idée s’écroule : il existe des longueurs incommensurables. Son dogme « tout est nombre » ne retrouvera vie que dans les temps modernes, quand d’autres « objets » seront admis dans le champ des nombres, en particulier, le rapport de la diagonale au côté du carré, racine de 2 que nous disons toujours irrationnelle.

Le “un” est-il un nombre ?

Que les idées mystiques aboutissent à des erreurs semble normal. Plus étrangement, le « bon sens » peut faire de même. Les anciens Grecs ne considéraient pas l’unité comme un nombre, car elle ne représente pas une multiplicité. On ne dénombre qu’à partir de deux ! Selon Euclide, un nombre est un assemblage composé d’unités. Autrement dit, l’unité est la source et l’origine de tout nombre. Avant de compter, il est nécessaire de distinguer l’unité qui, de ce fait, a un statut à part. Qu’est-ce qu’un sommet en montagne ? Cette question peut sembler simpliste, elle demande pourtant de savoir distinguer une antécime d’un sommet. Il en est de même si on veut compter des plantes. Dans chaque cas, il est nécessaire de distinguer l’unité.

Une fois cette étape accomplie, nous pouvons dénombrer, ce qui correspond à une suite d’opérations : 2 = 1 + 1, 3 = 1 + 1 + 1, etc. L’idée qu’une seule unité serait un nombre est rejetée car « 1 » est singulier et les nombres, pluriels. L’assemblage commence à deux. La question peut sembler factice, mais elle est plus embarrassante qu’il n’y paraît. Quand faut-il utiliser un pluriel ? Du fait de ce type de questions, il fallut plusieurs millénaires pour voir dans le « un » rien d’autre qu’un nombre ordinaire. Le problème s’est alors reporté sur le zéro.

“Zéro” est-il un nombre ?

Pendant longtemps, zéro a été exclu de l’univers des nombres car il ne représente ni un dénombrement, ni une mesure. Nous devons son apparition en tant que nombre au mathématicien indien Brahmagupta (VIIe siècle après Jésus-Christ). Pour lui, il ne s’agit pas seulement de la notation d’une absence d’unité, de dizaine ou de centaine, etc. comme dans la numération de position mais aussi d’un vrai nombre, sur lequel on peut calculer. Il le définit d’ailleurs comme le résultat de la soustraction d’un nombre par lui-même. Il donne les bons résultats l’impliquant dans les opérations licites (addition, soustraction et multiplication) mais se trompe en estimant que 0 divisé par 0 est égal à lui-même. On peut le comprendre, la question n’est pas simple.

Règle d’extension à zéro

La règle d’extension des résultats à zéro n’est pas d’origine philosophique, mais calculatoire. Par exemple, que vaut un nombre à la puissance zéro ? Pour répondre à cette question, se demander ce que signifie de porter un nombre à la puissance zéro est inutile, voire nuisible. A priori, 2 à la puissance 4 (par exemple) est égal à 2 multiplié 4 fois par lui-même, soit 24 = 2 . 2 . 2 . 2. De même, en remplaçant 4 par n’importe quel nombre entier supérieur à 1, donc 21 = 2. Mais que peut bien vouloir dire un nombre multiplié 0 fois par lui-même ? Se poser la question ainsi, c’est se condamner à ne pas pouvoir y répondre. En fait, il faut trouver un principe d’extension. La propriété essentielle est la formule 24+1 = 24 . 2, valable en remplaçant 4 par n’importe quel nombre. En le remplaçant par 0, nous obtenons 20+1 = 20 . 21, ce qui donne 2 = 20 . 2. En simplifiant par 2, nous obtenons 20 = 1. Ce résultat est encore vrai si nous remplaçons 2 par tout nombre non nul. Ainsi, un nombre non nul porté à la puissance 0 est égal à 1.

Cette égalité correspond à une idée subtile : celle de la généralité des calculs. On définit la puissance 0 pour que les règles de calcul connues sur les puissances restent vraies dans ce cas particulier. Il reste l’ambiguïté de 0 à la puissance 0. Suivant les cas, on peut retenir la valeur 1 par souci de généralité ou considérer cette quantité comme non définie.

Pour la même raison, il est possible d’étendre la définition de la factorielle. A priori, 4 ! (lire factorielle 4) est le produit des entiers naturels de 1 à 4, de même 5 ! La factorielle de 0 n’a donc aucun sens. Cependant, comme précédemment, 5 ! = 5 . 4 ! et ceci en remplaçant 4 par n’importe quel nombre. Si nous voulons définir 0 !, il est donc nécessaire que 1 ! = 1 . 0 ! ce qui fournit 0 ! = 1. Pour les mêmes raisons, le produit et la somme d’une liste de zéro nombre entier sont égaux à 1 et 0.

Les nombres négatifs

Les mêmes phénomènes de méfiance se sont produits pour les nombres négatifs même si, de nos jours, ils ont pris un sens concret avec les températures, qui peuvent être négatives, et les étages en sous-sol des immeubles. À l’époque de Brahmagupta, cette notion était très abstraite. Les nombres négatifs n’ont d’ailleurs été admis en Occident que bien plus tard. Descartes les évitait encore ! Dans ses Pensées, Pascal, pourtant grand mathématicien, écrit d’ailleurs cette phrase surprenante : « Trop de vérité nous étonne ; j’en sais qui ne peuvent comprendre que, qui de zéro ôte 4, reste zéro ». Sans le vouloir, Pascal pointe ici l’une des difficultés à considérer zéro comme nombre véritable : l’idée du zéro absolu, celui en dessous duquel on ne peut descendre. Il n’aurait sans doute pas admis nos températures négatives, et aurait donc préféré les degrés Fahrenheit aux Celsius. Fahrenheit fixa l’origine des températures (0° Fahrenheit) à la plus basse qu’il ait observée. C’était durant l’hiver 1709 dans la ville de Dantzig, où il habitait. Pour 100° Fahrenheit, il choisit la température corporelle d’un cheval sain ! Dans son système, l’eau gèle à 32° (Celsius) et elle bout à 212° environ.

Ces choix étranges de Fahrenheit s’expliquent par la réticence de l’époque devant les nombres négatifs. On préférait d’ailleurs parler de quantités plutôt que de nombres. Il s’agissait d’artifices de calcul pour résoudre des équations, dont on écartait ensuite les solutions négatives. Tout en étant une origine, zéro véhicule une idée d’absolu, en dessous duquel on ne peut aller, comme on le voit chez Pascal. Cette idée a perduré jusqu’au XIXe siècle, Lazare Carnot disait encore : « Pour obtenir réellement une quantité négative isolée, il faudrait retrancher une quantité effective de zéro, ôter quelque chose de rien : opération impossible. Comment donc concevoir une quantité négative isolée ? »

L’erreur de sens

La question ne doit pas être examinée d’un point de vue philosophique en se demandant, par exemple, ce que signifie de multiplier les dettes entre elles, ou de plaisanter sur les possibilités de faire un bénéfice en les multipliant comme le fait Stendhal dans La vie de Henry Brulard, son roman autobiographique : « Supposons que les quantités négatives sont des dettes d’un homme, comment en multipliant 10 000 francs de dette par 500 francs, cet homme aurait-il ou parviendra-t-il à avoir une fortune de 5 000 000, cinq millions ? »

L’usage des termes mathématiques hors contexte peut donner des résultats amusants, mais la question n’est pas là. L’important est que les règles de calcul habituelles sur les nombres soient respectées. Ces idées ont débouché sur la notion de corps de nombres au XIXe siècle.

La réalité des réels

L’expérience du calcul suggère que l’écriture décimale permet d’atteindre les mesures avec toute précision désirée, quelle qu’elle soit. Celle-ci n’a pas de limite et on peut, par exemple, parler du milliardième chiffre après la virgule du nombre pi. Jusqu’à la fin du XXe siècle, ce genre d’affirmation avait un côté gratuit car personne ne pouvait le connaître. Aujourd’hui, nous savons qu’il s’agit du chiffre 2. Bien sûr, il existera toujours une limite indépassable, tout simplement parce que notre temps est fini, et notre énergie comptée. Aussi infime que soit le coût de l’impression d’un chiffre sur du papier, un écran d’ordinateur ou un emplacement mémoire d’un DVD, on se ruinerait à vouloir en écrire trop. Cependant, il est facile d’imaginer que tout nombre possède un nième chiffre après la virgule, et cela pour tout entier n, aussi grand soit-il.

De façon générale, nous appelons développement décimal une suite de chiffres telle que 65, 692 873 451 etc. à l’infini avec la condition suivante : les chiffres ne sont pas tous égaux à 9 à partir d’un certain rang. Le résultat est ce que l’on appelle un nombre réel. Ces nombres permettent de représenter la notion intuitive de mesure (longueur, aire, volume, temps, etc.). Pourquoi ? Pour l’expliquer, imaginez vouloir mesurer un segment OA. Comment faites-vous ? Sans doute prenez-vous une règle graduée.

Pour mesurer une longueur, on la porte le long d’une règle graduée. Ici, OA vaut entre 2,6 et 2,7.

Vous faites correspondre le point O et la graduation 0 de la règle puis placez celle-ci le long du segment OA. Le point A se situe alors entre deux graduations, disons entre 2 et 3. La longueur vaut donc 2, augmenté de quelque chose. Comment l’évaluer plus précisément ? Tout simplement en utilisant les graduations directement inférieures (les dixièmes). La longueur se situe entre deux de ces graduations, disons entre 6 et 7. On peut imaginer continuer ainsi à l’infini même si, en réalité, nous ne pouvons dépasser une certaine précision. La longueur OA est donc représentée par un développement décimal, éventuellement illimité. De plus, une suite infinie de 9, comme 2, 999 … par exemple, est impossible car correspond au nombre directement supérieur (ici 3). La notion de nombre réel est donc un bon modèle mathématique pour étudier celle de longueur et, de façon plus générale, de toute mesure de même nature.

Les nombres aujourd’hui

Le mot « réel » ne doit pas leurrer. Ces nombres n’existent pas plus dans la réalité que les autres. Ce sont des abstractions utiles pour modéliser le monde réel. Leur efficacité se mesure à l’aune des résultats qu’ils permettent d’obtenir. Autrement dit, le contrôle philosophique sur les nombres ne se fait pas a priori pour satisfaire à quelques conceptions plus ou moins dogmatiques. Ce contrôle se fait a posteriori sur les résultats qu’ils permettent d’obtenir. Cette idée peut troubler certains car elles impliquent que la vérité se mesure à son efficacité. Il en est de même des axiomes des mathématiciens. Il n’existe pas d’axiomes « vrais », il existe des axiomes utiles.