Contes de l’Outre-temps (3) : L’assassin originel

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  Celle-ci, inspirée d’une bande dessinée dont j’ai oublié titre et auteur, est la première que j’ai écrite. J’avais 19 ans (cela se sent dans le style un peu grandiloquent) et je l’ai rédigée d’un trait en plein cours de Maths Sup, au grand dam de mes camarades qui n’avaient d’yeux que pour les équations du tableau noir ! En effet je commençais déjà à trouver navrant le clivage entre mathématiques et littérature, que pour ma part je respirais à délices égales.    

L’assassin originel

L’Homme brandit son javelot vers le ciel rougeoyant. Il poussa un rugissement terrible, mêlé de colère et de désespoir. Puis, ses bras torturés de muscles et de poils retombèrent le long de son corps, et sa tête hirsute se tourna vers le paysage désert : il n’y avait partout que blocs rocailleux et arides, que cascades de pierres fendues par la foudre, que sable et poussière. Nulle trace de vie, nul gibier.

L’Homme était vêtu d’une peau d’aurochs. Son faciès simiesque reflétait une expression hagarde et vorace. Il cherchait de la nourriture dans cette étendue désolée. Un bouc des montagnes lui aurait suffi, ou même un gros lièvre sauvage. Il devait à tout prix rapporter de la viande à ses parents, en rapporter plus que l’Autre.

L’Autre, c’était son frère. Et ils vivaient tous les quatre ensemble : les deux vieillards blanchis par le temps, et les deux mâles chasseurs. Tandis que les Anciens restaient dans la grotte, les Fils, bouillant d’un sang jeune, partaient pour de longues journées de chasse.

Il s’était établi une sorte de rivalité entre eux. Leur esprit était encore confus, mais ils savaient pourtant discerner entre les degrés d’une affection, d’un amour.

L’Homme, tout en ayant repris sa marche, pensait à tout cela, et des larmes de rage lui vinrent au bord des yeux. Car il savait que l’Autre était le Préféré. Pourtant, il ne rapportait pas plus de gibier que lui. Bien au contraire. C’est pour cela que l’Homme ne comprenait pas la raison de cette préférence. Mais il pensait qu’en faisant une chasse miraculeuse – quelque bouquetin, c’est tout ce que l’on pouvait espérer tuer sur ce territoire –, il deviendrait bientôt l’égal de son frère dans le cœur des Anciens.

Il poursuivait donc son exploration, malgré une journée vaine d’attentes et de marches interminables.

**

L’Autre chassait à quelque distance de là.

Il n’avait rien trouvé non plus, durant cette journée si dure et accablante. Soudain, sur un escarpement rocheux, il aperçut un superbe animal. C’était un bouc des montagnes d’une taille peu ordinaire.

L’Autre s’accroupit dans les rochers et rampa, tel un félin, vers sa proie. Alors son cri de guerre perça le silence des pierres, en même temps que le sifflement de sa sagaie déchirait l’espace. L’animal s’abattit, frappé à la tête. L’Autre leva les bras au ciel en signe de triomphe. Un sourire illumina ses lèvres dures et crevassées, et il bondit sur le cadavre de sa victime. Une joie confuse envahit son esprit. Son frère ne pourrait jamais faire mieux, et la vie continuerait comme avant : il serait toujours le Préféré, celui sur qui se poseraient le plus souvent les regards attendris des Anciens.

Il chargea la bête sur ses rudes épaules. Il s’apprêtait à descendre des rochers lorsqu’un bruit étrange lui fit lever la tête. Il aperçut la Chose dans le ciel, qui lui sembla être un Oiseau Géant.

Il se cacha vite derrière une saillie du rocher et examina l’Oiseau. Il était immense et brillait au Soleil. On distinguait à peine ses ailes, et   semblait avoir des yeux énormes, globuleux et transparents.

L’Oiseau, ayant hésité au-dessus de la vallée, se stabilisa dans les airs.

**

Vers l’Est, l’Homme chassait et n’avait toujours rien tué.

Lorsque, à son tour, il vit l’Oiseau Géant, il fut pris d’une grande frayeur, mais il la surmonta vite. L’Oiseau Géant était assez éloigné, il semblait même immobile au-dessus de la vallée rocheuse, en contrebas sur la gauche.

L’Homme réalisa soudain que c’était une chance unique pour lui, car s’il tuait l’Oiseau, il deviendrait par cet exploit l’Élu de ses parents.

Plein d’espoir, il prit la direction de la Chose, ne la quittant pas des yeux, comme fasciné par son éclat.

**

À l’intérieur des parois métalliques de la Chose, deux Êtres étaient installés devant un immense tableau criblé de cadrans, de boutons et de manettes. Ils avaient une apparence humaine, avec cependant une curieuse couleur verte, des yeux rouges et des oreilles anormalement développées. Ils venaient de stabiliser leur engin à quelques mètres du sol rocailleux de cette contrée qui ne les enthousiasmait guère. Dans leur langue à eux, l’un des Êtres dit à l’autre :

– Le Chef nous avait pourtant dit que sur cette fichue planète, on avait des chances de trouver des traces de vie… Et je ne vois qu’un désert de sable et de rochers.

Son comparse hocha la tête :

– Il est vrai que cette « Terra » ne me dit rien qui vaille. Pour une fois, notre mission n’aura guère apporté de surprises. Allez, partons d’ici.

– Tu as raison, on file.

Ils s’apprêtaient à actionner les manettes de départ lorsqu’ils aperçurent une forme qui se glissait parmi les rochers.

– Tu as vu cette espèce de singe ? s’écria la pilote.

– C’est peut-être un début d’humanoïde, répliqua ironiquement l’autre.

– Non, je ne crois pas … Tiens ! Regarde-le : il est plein de poils ; ça ne peut pas être un humain comme toi et moi !

– Tu sais bien qu’il peut y avoir des primitifs ! Écoute, moi aussi j’ai envie de filer d’ici, mais si jamais nous partions sans étudier ça de plus près et que le Chef l’apprenne par les enregistrements automatiques, on serait bons pour les « Transports Urbains » ! Tu te vois, toi, en train de piloter des centaines de gens d’une rue à l’autre dans un tortillard qui empeste le carburant ?

– Bon, ça va, descendons voir.

Ils rapprochèrent leur appareil à un mètre du sol, revêtirent leurs combinaisons et sautèrent sur le sol de Terra.

**

Quand l’Autre vit l’Oiseau Géant se poser, sa surprise fut immense lorsque deux Êtres, d’apparence analogue à la sienne, sortirent du ventre de l’Animal. Une colère sourde l’envahit. Une colère contre ce qu’il ne comprenait pas. Il se dit que ces deux intrus étaient des animaux comme les autres. Après tout, ils n’étaient certainement pas plus forts que le Machairodus, le tigre aux dents de sabre, et il pourrait les abattre à coups de pierre.

Il empoigna un silex tranchant et se rua hors de sa cachette.

Les deux Êtres virent surgir la forme hirsute qui poussait des cris épouvantables et courait vers eux, une pierre à la main. L’un d’eux dit :

– Tu avais raison. Il n’y a qu’un singe pour hurler comme ça et bondir sur nous !

Alors il saisit prestement une arme étrange à sa ceinture, et la pointa vers l’énergumène.

Le silex s’échappa de la main de l’Autre, et fut projeté à la verticale, à dix mètres de hauteur.

Puis, tandis que les deux Êtres ricanaient, la pierre retomba à la verticale et brisa le crâne du chasseur farouche. Il s’effondra sans vie, la pierre tachée de sang roula à ses côtés.

Les deux Etres remontèrent tranquillement dans leur engin et, dans un sifflement suraigu, l’Oiseau Géant s’évanouit définitivement dans l’Espace.

**

L’Homme n’était plus très loin, et il eut le juste le temps d’apercevoir l’Oiseau Géant qui disparaissait derrière les nuages.

Peu après, il découvrit le cadavre de l’Autre, son frère.

Ému, il se pencha vers lui, examina le corps disloqué, et vit la pierre tachée de sang. Il la saisit dans sa main légèrement tremblante, et, agenouillé devant le cadavre, courbé au-dessus de lui, il pensa confusément :

– Il a dû combattre l’Oiseau Géant et le blesser avec cette pierre. Mais l’Oiseau était plus fort et l’a tué.

Il réfléchit encore quelques secondes, puis il se mit à sourire :

– Maintenant, je serai seul avec les vieux, et ils m’aimeront comme l’Autre, peut-être même plus…

Des pas retentirent derrière lui. L’Homme vit deux vieillards tremblants et frêles dont les silhouettes se découpaient dans le froid du soir. Le Père tendit vers lui un doigt décharné, et un cri terrible jaillit de sa gorge :

– Qu’as-tu fait, Caïn ?

flying saucer***

Mes contes précédents :
L’univers en folie
Le pavillon 39

5 réflexions sur “ Contes de l’Outre-temps (3) : L’assassin originel ”

  1. Vois-tu, je laisse un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappe point.
    Beau texte; mais celui-ci n’a pas fait de place au Narrateur.

    Sinon, SF et Préhistoire; il y a de la place pour tout un roman…

  2. M. Luminet,
    Vous captivez l’attention jusqu’à la fin…. mais puisque vous permettez la critique, vous m’avez perdue. Pourquoi prêtez-vous à des êtres venus d’ailleurs le plaisir d’avoir tué le primitif et surtout cette réflexion du vieil homme: Caïn? hors contexte… La relation… Je ne suis pas. Expliques-moi, s.v.p.
    Au revoir!

  3. Ils ne l’ont pas tué, il s’est tué tout seul (accident). Cette histoire est un remake de Caïn et Abel.
    Vous ne manquez pas d’imagination! Mr Luminet. D’ailleurs, je fini votre livre “Ulugh Beg l’astronome de Samarcande” et pour un astrophysicien, je m’attendais à plus compliqué, tant mieux pour moi !
    Questions : Faites vous un lien entre religion et science ? La religion vous oriente-t-elle dans vos recherches ?
    Bonne continuation

    1. Merci pour votre commentaire favorable. Le seul lien qui m’intéresse entre science et religion est d’ordre historique et épistémologique. Pour le reste je suis athée, de sorte que la religion ne risque pas d’orienter mes recherches.

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