Contes de l’Outre-temps (1) : L’univers en folie

J’inaugure ici une série de brèves nouvelles fantastiques que j’ai écrites au fil du temps, certaines lorsque j’étais encore adolescent, d’autres plus récemment.  Mise à part la première que voici,  publiée en 2010 dans un livre collectif, les autres sont inédites. J’envisage de les réunir un jour en un recueil qui s’intitulerait  “Contes de l’Outre-temps”.

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L’univers en folie de Fredric Brown
(re)lu ?

Lorsque je reçus la proposition de rédiger un court  texte sur un titre de la collection Folio SF, je songeai immédiatement à L’univers en folie de Fredric Brown,  lu dans ma jeunesse. Ce bijou de la science-fiction américaine en son âge d’or (celui des Bradbury, Asimov, Heinlein, Simak, auteurs que j’avais dévorés…) m’avait suffisamment marqué pour que je me souvienne, trente-cinq ans après, comment Brown utilisait l’interprétation d’Everett de la mécanique quantique pour plonger son héros dans une course folle le faisant voyager d’un univers parallèle à l’autre. Le malheureux tentait de réparer dans chaque nouvel univers les bourdes commises dans l’univers précédent, mais aggravait constamment sa situation. Le récit, agrémenté d’une réflexion mi-légère, mi-sérieuse sur la réalité de notre monde, était raconté avec un humour inimitable – l’une des marques de fabrique de Fredric Brown, qui m’avait par ailleurs régalé avec « Martiens Go Home », « Lune de miel en enfer » ou « Fantômes et Farfafouilles ». Et puis, en ce début de XXIe siècle et à mes yeux d’astrophysicien, le livre prenait d’autant plus de valeur rétrospective qu’il anticipait les modèles de « multivers » et les théories cosmologiques les plus modernes qui sont désormais mon pain quotidien.

Il y a bien des façons de concevoir le multivers. La première date de 1957, quand le physicien américain Hugh Everett publia un article qui le rendit célèbre pour son hypothèse des mondes multiples. Selon lui, la « fonction d’onde » de la mécanique quantique (un opérateur mathématique compliqué) décrit toute la réalité d’un système, à savoir une superposition quasiment infinie d’états possibles qui ont chacun une « réalité » dans autant d’univers distincts. Il en découle que tout ce qui est physiquement permis par les équations de la mécanique quantique se réalise de front. Notre monde, comme tous les autres univers, est né du résultat des probabilités. Prenons le jeu de pile ou face. Juste avant qu’on lance la pièce, les deux probabilités qu’elle retombe sur pile ou sur face ont la même chance. Si la pièce retombe sur face, cela veut dire que la possibilité qu’elle tombe sur pile a échoué dans notre univers. Mais dans un autre univers tout aussi réel, la pièce est retombée sur pile, et les deux univers se sont séparés lors du jet de la pièce. Cet exemple est simplifié au maximum car en réalité, les multiplications de probabilités se produisent au niveau des particules élémentaires et engendrent une succession indéfinie d’univers parallèles. A ce propos, l’appellation courante « d’univers parallèles » est impropre, puisque les univers d’Everett ont au moins un point commun dans leur passé. Il est plus correct de parler « d’univers divergents ». Ce n’en est que plus vertigineux.

shattered-glass2-copyCeci posé, avant de rédiger mon commentaire, je juge bon de me rafraîchir la mémoire quant au contenu précis du livre. Mon exemplaire d’origine (publié dans la mythique collection « Présence du Futur » chez Denoël) étant quelque peu défraîchi, je me fais envoyer par la poste la nouvelle édition flambant neuve de la collection Folio SF. Je le reçois courant avril et entame ma lecture.

Premier choc : je constate que Fredric Brown a écrit What Mad Universe en 1949, soit huit ans avant les travaux d’Everett.

Second choc : l’intrigue ne se passe pas du tout comme elle le devrait.

Certes, le héros, journaliste dans une revue de science-fiction, se voit bien expédié dans un univers parallèle à la suite du tir raté de la première fusée vers la Lune, qui lui retombe sur la tête. Égaré, il passe de l’étonnement à la vue des crédits ayant remplacé les dollars, à la stupeur lorsqu’il croise de superbes pin-ups peu vêtues, et à l’hébétude lorsqu’il voit son premier monstre Arcturien se promener dans les rues. En somme, l’univers dans lequel il a été expédié n’est qu’une version enfantine des récits qu’il a publiés dans la revue d’anticipation de son univers d’origine. Mais nul autre voyage, nulle bifurcation dans un quelconque autre univers divergent ne l’attend. Jusqu’à la fin du roman, le héros reste coincé dans le même univers parallèle, sans espoir de retour. Il finit d’ailleurs par s’en accommoder fort bien, arrangeant les choses au mieux tant pour sa situation amoureuse que professionnelle. Happy end.

C’est alors qu’un étrange soupçon se fait jour en moi : est-ce bien une relecture de « L’univers en folie » que je viens de faire dans le même univers trente-cinq après, ou bien une première lecture d’un ouvrage de même titre que j’ai faite dans un autre univers ? Un autre monde  à la Everett, qui a bifurqué à partir de l’ancien dès le moment où j’ai interprété l’intrigue ?

Certains amis auxquels j’ai fait part de mon soupçon se moquent de moi et m’assurent que ce n’est qu’un effet de ma mémoire défaillante. Pourtant… L’interprétation d’Everett post-brownienne affirme que les différents univers résultent de processus quantiques , et la lecture d’un livre est bien un processus quantique : un livre et son intrigue sont décrits par une fonction d’onde contenant tous les récits possibles. La lecture est une mesure du système qui réduit l’ensemble de tous les récits à un seul état dans un univers donné. Mais toutes les autres variantes du récit n’ont-elles pas une réalité dans d’autres univers d’Everett tout aussi réels ? Chaque livre que nous lisons ne nous projette-t-il pas dans un univers divergent, dans lequel le livre a légèrement changé de contenu ? Je pose sérieusement la question, et ce n’est pas Jorge Luis Borgès qui me contredira par-delà la tombe.

Pour l’instant, je n’ai pas noté d’autre anomalie notable dans mon univers du 28 avril 2010. Je n’ai pas vu passer de superbe pin-up dans les couloirs de mon labo (hélas, serais-je tenté de confesser). Mais je ne serais pas surpris si ce soir, après avoir expédié mon texte à l’éditeur par courrier électronique et rentrant à la maison, je croisais dans la rue mon premier Siriusien…

What Mad Universe !

Everett-Livre

4 réflexions sur “ Contes de l’Outre-temps (1) : L’univers en folie ”

  1. C’est exactement le contraire: la découverte fut de constater à quel point le signifiant est contraignant pour le sujet parlant. Jusqu’à son nombrilisme anti-copernicien et néo-moyenâgeux tendance. Comme l’enfant.

  2. A l’intérieur de soi, la divergence comme l’inédit, un univers tout neuf, sans cesse / La non-divergence, comme le mal et le bien, la lassitude et l’espérance, tout cela peut distinct l’un de l’autre / L’univers matériel, cette métamorphose depuis son intérieur, depuis la vie intense qui prend puissance de divergence par l’oubli, le vide / Dans le panier de crabes du mental, l’univers intérieur traîne sa lassitude et son espérance de rebonds en rebonds / Cosmic Connection…. ..

  3. Bonsoir monsieur Luminet.
    J’ai beaucoup de respect pour vous et vos travaux.
    Que pensez vous du multivers d’everett, est t’il possible réellement?

  4. Bonjour m. Luminet,
    Enfin, un astrophysicien en folie. .. Quelle émotion superbement intéressante!!! Sauf, bien entendu, votre espion outre-espace, pourquoi ne pas en faire un clochard???… il passerait plus inaperçu. Un homme d’ailleurs ne veut pas se faire voir, sauf pour ses intimes. Une manière d’apprendre le ciel. J’en suis toute retournée, même éprise. Qu’attendez-vous alors???
    Une bise… Au plaisir de s’instruire en s’amusant!!!

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