Astronomie et imaginaire collectif

Comment l’homme se forge-t-il des images mentales du cosmos, et quelle place ces représentations occupent-elles dans son imaginaire, qu’il soit scientifique, artistique, philosophique ou tout simplement populaire ?

Il est fascinant d’analyser les diverses façons d’imaginer le cosmos à travers la culture savante ou populaire, individuelle ou collective, et de les mettre en rapport avec le développement des connaissances astronomiques afin d’y déceler ce que Bachelard appelait des « archétypes de la pensée ». Nombre de thèmes astronomiques ont toujours été féconds pour l’imaginaire collectif et imprègnent l’univers quotidien de l’homme sous des formes diverses, comme le vocabulaire, l’usage qui en est fait et les représentations qu’il va créer.

place_d-orion_cropPrenons l’exemple basique de l’étoile – l’objet astronomique à la fois le plus familier et le plus transcendant. Le mot provient du latin stella, qui désignait tout ce qui scintille. Nous devons aux Arabes d’avoir baptisé la plupart des étoiles les plus brillantes. Qui n’a pas entendu parler d’Aldébaran, de Véga ou de Bételgeuse, ne serait-ce qu’à travers des marques de produits ou de slogans publicitaires ? Et on ne compte plus les lieux, places, rues, chemins, enseignes, marques baptisés Sirius, Antarès, Procyon, Rigel, Deneb, Capella ou Algol. Quant aux motifs étoilés à cinq, six, huit, dix branches ou davantage, ils se retrouvent dans un immense éventail de réalisations humaines : sculptures, architecture des espaces publics, guides touristiques, drapeaux, etc. Pensons aussi aux voûtes de tant de monuments – chapelles médiévales, cathédrales, tombeaux de rois et d’empereurs – qui rappellent la présence permanence de la voûte étoilée au-dessus de nos têtes.

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Notons au passage l’utilisation très répandue – car accréditée par le Ministère de la Culture ! – du mot « zénith » pour baptiser salles de spectacles et centres de congrès. Le zénith astronomique est le point de la sphère céleste situé à la verticale au-dessus de la tête d’un observateur, tandis qu’au figuré il désigne le degré le plus élevé. Peu de rapport a priori avec les vastes édifices de rassemblement populaire, si ce n’est que les spectacles qui s’y déroulent mettent en scène des « stars » brillant de façon éphémère au firmament de leur carrière…

La Constellation du Scorpion peut évoquer l'animal avec la tête, les pattes et le dard qui se relève
La Constellation du Scorpion peut évoquer l’animal avec la tête, les pattes et le dard qui se relève

Les étoiles conduisent naturellement aux constellations. Une observation nocturne un tant soit peu soutenue et attentive permet de se rendre compte que les étoiles conservent sur la voûte céleste leurs positions les unes par rapport aux autres. En reliant par des lignes imaginaires les étoiles à leurs voisines, on obtient au gré de la fantaisie des motifs qui aident à retenir l’aspect de telle ou telle région du ciel. Ainsi sont nées les constellations. Le regroupement des étoiles en constellations est évidemment arbitraire : chaque civilisation a construit son propre découpage et a nommé ses propres constellations.

En Occident et dans la nomenclature astronomique officialisée, les noms des principales constellations boréales sont d’origine grecque ou latine et font des références précises à la mythologie antique, que l’on retrouve si bien décrite dans les Métamorphoses d’Ovide rédigées au tout début de l’ère chrétienne. On connaît moins l’œuvre largement antérieure du poète grec Aratus, Les Phénomènes (environ 300 ans av. J.-C.), qui met en vers le traité savant De la sphère écrit soixante ans plus tôt par Eudoxe, célèbre astronome disciple de Platon. Aratus énumère les constellations célestes, donne leur position respective, indique l’éclat plus ou moins grand de leurs étoiles. Le grand astronome Hipparque, au Ier siècle av. J.-C., tenait ce texte en si haute estime qu’il s’en inspira pour bâtir son propre catalogue professionnel. Cicéron et Germanicus César le traduisirent en latin, et d’innombrables éditions virent le jour jusqu’à la Renaissance. C’est donc en grande partie grâce à cette œuvre appartenant au genre très particulier de la « poésie astronomique didactique » que les noms traditionnels des constellations se sont fixés.

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Manuscrit enluminé des Phaenomena d’Aratus daté du XIe siècle.

Or, plus encore que les étoiles, ces noms imprègnent notre quotidien : Orion, Andromède, Persée, Cassiopée, Céphée, etc., sont autant d’enseignes de magasins, instituts de beauté, noms de magazines, journaux, marques commerciales et associations.

AnthoCet exemple me permet d’aborder brièvement un sujet qui m’est cher : le rôle de l’astronomie dans l’imaginaire poétique et son langage. Il est frappant de constater combien, par imprégnation et porosité entre des disciplines qui, chacune à leur façon, cherchent à percevoir intimement le monde, certains thèmes directement issus des progrès astronomiques ont orienté l’imagination poétique : au XVIIIe siècle ce fut l’attraction universelle de Newton, au XIXe siècle la nébuleuse primitive de Laplace. Aujourd’hui le big bang, les trous noirs et la conquête spatiale, la relativité générale et la mécanique quantique ont ouvert de nouveaux champs de l’imaginaire.

Le meilleur exemple contemporain est celui de Jacques Réda, dont les recueils Physique amusante (paru en 2009) et Lettre au Physicien (paru en 2012, et qui m’est dédié) offrent des textes en vers rimés et rythmés sur le big-bang, les trous noirs, les neutrinos, l’anti-matière, les gravitons, le chat de Schrödinger, la théorie des cordes ou l’univers chiffonné.

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Vice-versa, c’est l’une des caractéristiques de l’influence de la culture populaire que de faire sortir le texte hors de son contexte. Au XXe siècle, un processus rapide d’extension du texte hors du livre a commencé pour différentes raisons : publicité, panneaux, graffiti, etc. Le texte hors du livre adapte certaines stratégies poétiques, car le lien spatial de la rue, du mur et de l’écran oblige à la brièveté, une caractéristique indispensable au texte poétique. Par un processus de feedback, la poésie a elle-même été influencée par ces stratégies. Elle a commencé à sortir des livres vers des expositions de rues et vers la publicité. C’est finalement un phénomène appartenant à une totalité de phénomènes qui influencent la conscience des poètes et écrivains contemporains.

Intéressons-nous pour finir à la notion de trou noir. Le terme même a été forgé par le physicien américain John Wheeler pour désigner l’étrange distorsion d’espace-temps causée par l’implosion d’un astre en dessous de son rayon critique. Le concept est complexe, mais le mot et le concept associé résonnent si bien dans l’imaginaire qu’il a rapidement été adopté, tant dans la communauté des chercheurs que dans le grand public.

Sur le plan pédagogique, la visualisation de l’espace-temps relativiste en termes de tissu élastique incite à penser que le tissu peut se tordre suffisamment sous la pression d’un corps extrêmement massif et dense, jusqu’à être perforé. D’un tel puits, nulle lumière ne ressortirait. De fait, un trou est bel et bien une ouverture pratiquée de part en part dans une surface (définition du Petit Robert), tandis que noir exprime ce qui semble être privé de lumière.

Sur le plan psychologique, le terme évoque non seulement les anxiétés contemporaines (comme en témoigne l’expression « sombrer dans un trou noir »), mais il correspond à une « image primordiale » dans l’esprit humain. On ne compte plus les écrivains et poètes qui, à l’instar d’un Gérard de Nerval ou d’un Victor Hugo, se sont faits les chantres du gouffre, de l’abîme sans fond, de la chute dans le vide, de la disparition dans le noir, de la spirale engloutissante (à la manière des escaliers d’un phare vus d’en haut). Peintres, sculpteurs, cinéastes, écrivains et auteurs de bandes dessinées se sont emparés du thème et l’ont adapté à leur imaginaire propre.

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La plupart des scientifiques professionnels se soucient peu de ces étranges relations entre les imaginaires populaires, artistiques et savants. Ils haussent les épaules devant les nombreuses lettres qui leur sont expédiées par des psychanalystes, des plasticiens, des sociologues ou des musiciens qui, tous, cherchent à intégrer cette image primordiale de l’astre noir dans leur activité créatrice ou intellectuelle.

Pourtant, il est difficile de nier que l’existence d’images primordiales gisant au plus profond de notre psychisme – images en général plus aisément repérables en dehors des sphères scientifiques – joue un rôle majeur dans la créativité et, corrélativement, dans la séduction que tel ou tel concept exerce. Un deuxième exemple bien connu est celui du big bang, dont le considérable succès scientifique et médiatique doit beaucoup à l’image primordiale de l’origine indifférenciée que nous portons tous en nous. Rappelons que la formulation imagée du big bang (grosse explosion) vient de l’adversaire même de cette théorie, l’astrophysicien anglais Fred Hoyle qui, pour la tourner en dérision, l’a désignée ainsi au début des années 1950 dans une émission de la radio britannique. En langage devenu courant, le big bang désigne tout événement qui provoque un véritable bouleversement.

Ce que n'est pas le Big Bang...
Ce que n’est pas le Big Bang…

Force est de reconnaître que les astrophysiciens projettent aussi un peu de leurs fantasmes et de leurs désirs sur l’écran du ciel. Le desiderium (qui est l’étymologie du mot désir) signifie « disparition de l’astre » et se déroule en trois étapes ; la première, l’astre est présent (on possède l’objet du désir) ; la deuxième, l’astre disparaît (on a détruit l’objet du désir) ; la troisième, l’astre réapparaît. Certains psychologues qualifient le désir de cette manière, c’est-à-dire que la possession de l’objet du désir entraîne sa destruction. C’est l’exemple du chocolat : on en désire, mais pour le manger on est obligé de le détruire, ce qui provoque un manque, et à la fois la volonté de le combler. Dans Vie secrète, l’écrivain Pascal Quignard soutient que, chez les Anciens, les constellations (sidera), ces groupes d’étoiles qui sidèrent le regard, furent les premières lettres lues par les hommes, qui leur donnèrent les noms totémiques des animaux dont ils faisaient le guet. Au solstice d’hiver, quand les sidera disparaissaient sur l’écliptique, la dé-sidération (desiderium) de la figure zodiacale convoquait le désir du printemps et sa promesse de retour de la chasse. Car désirer, c’est chercher ce qui manque, c’est chercher les astres qui brillent par leur absence.

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11 réflexions sur “ Astronomie et imaginaire collectif ”

  1. Excellente synthèse Jean-Pierre Luminet ! Toutefois, Jacques Réda est le faiseur de poèmes le plus soporifique que je connaisse.

  2. Bonjour et merci encore M. Luminet.
    Je me permets, entre la poire et le fromage manquants, de vous poser une question sans rapport direct :
    Si l’espace lui même se dilate, de quoi se remplit t’il ????
    Ou alors, qu’est ce qui se dilate et par quel mécanisme ???

    Merci d’avance pour votre bienveillance en cas de question mal ou dé placée.

    Bonne vie,

    Stéphane Toraldo

    Stéphane toraldo

    1. Prenez une ligne droite infinie, découpée en un nombre infini d’intervalles d’1 cm chacun. Dilatez-la, c’est-à-dire dilatez chaque intervalle à une taille de 2 cm. De quoi s’est remplie la ligne? De nouveaux points? Pas du tout. Il y en a exactement le même nombre (le cardinal des nombres réels, comme on dit en maths). Maintenant, qu’est-ce qui dilate l’espace? Pas le bon dieu, c’est certain. Plutôt la gravitation, et aussi l’énergie sombre.

      1. L’énergie sombre serait une sorte de force gravitationnelle répulsive. Dans l’équation d’Einstein elle peut être assimilée à une certaine valeur de la constante cosmologique. Ironie de l’histoire, Einstein avait introduit “artificiellement” cette constante pour pouvoir représenter un univers stationnaire. Finalement, son erreur ( c’est lui qui l’avait dit …) avait du bon.

      2. Pas le bon dieu, pas le bon dieu, avez vous de nouvelles infos sur le sujet ?
        Bonjour et merci pour la notion mathématique d’espace entre les nombres réels.
        Ca m’apprendra à poser ce genre de questions de manière aussi légère. Veuillez m’en excuser.
        La représentation physique de cet espace est en tout cas, et en effet, le “point” qui excite mon imaginaire.
        Et pendant ce temps, dieu reste de marbre et d’os.
        Bonne journée !

        1. Pour préciser, il existe d’autres modèles théoriques qui ne font pas appel à la constante cosmologique pour expliquer l’origine de l’énergie sombre. C’est une hypothèse parmi d’autres actuellement.
          S. Le Cras

          1. Bonjour Monsieur Luminet,
            Concernant l’origine de l’énergie sombre, quelle est selon vous l’hypothèse qui tient la corde en l’état actuel de nos connaissances tant du domaine observationnel que théorique ?
            Merci

          2. La constante cosmologique, tout simplement. Evidemment correctement calculée sur le plan théorique, non pas dans les théories supersymétriques de “grande unification” qui prédisent une valeur incommensurablement trop grande, mais dans d’autres approches de la gravité quantique, comme par exemple la théorie de la gravitation asymtotiquement libre.

  3. Merci pour votre réponse.
    J’aime bien le tout simplement :-).
    En fait par des observations (rayonnement fossile) , on peut déduire que l’énergie sombre, valeur représentée par la constante cosmologique apporte une contribution d’environ 0,7 à la densité d’énergie totale. On ne sait pas si cette énergie sombre est une constante, augmente ou décroit au cours du temps. D’autre part, c’est elle ( avec la densité de matière et de rayonnement) qui détermine les differentes possibilités d’évolution de l’Univers (équation de Friedmann). Vous détaillez bien cela dans votre livre “le destin de l’Univers”. Le défi en quelque sorte, c’est de pouvoir mesurer cette constante cosmologique. Est-ce que les mesures de plus en plus précises de vitesse d’éloignement des galaxies peuvent apporter une réponse “expérimentale” à défaut d’avoir pour l’instant un modèle théorique satisfaisant ? J’ai quelques notions sommaires de gravité quantique (C. Rovelli), mais je n’avais pas entendu parler de la théorie de la gravitation asymptotiquement libre.
    Ce qui est troublant, c’est qu’Einstein avait introduit la constante cosmologique un peu artificiellement ( pour pouvoir modéliser un univers statique ) et que cette constante revient au tout premier plan. On peut dire que même dans ces erreurs il y mettait du génie 🙂
    Merci beaucoup pour ce blog. Je suis par ailleurs celui de R. Taillet un autre de vos confrères astrophysicien. C’est réjouissant que de grands scientifiques fassent ainsi partager leurs connaissances.

    1. Après quelques recherches sur Internet, j’ai trouvé en anglais le concept d’ “asymptotic safety in quantum gravity”. Je pense que c’est la traduction en anglais de la gravitation asymptotiquement libre auquel vous faites référence Mr Luminet. Il n’existe pas beaucoup de références en français sur le sujet …
      Je connaissais seulement la gravitation quantique à boucles.

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