Suite du billet précédent La révolution copernicienne chez les humanistes provençaux (3) : Peiresc
De l’astronomie à l’atomisme
Pierre Gassendi naît le 22 janvier 1592 près de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence. Après avoir commencé ses études au collège de Digne, il suit des cours de philosophie à l’université d’Aix. En 1614, après l’obtention d’un doctorat de théologie à Avignon, il est nommé professeur de rhétorique et chanoine à Digne, puis professeur de philosophie à Aix, dont il semble avoir été chassé par la venue des jésuites. Il terminera sa vie le 24 octobre 1655 à Paris, après avoir été nommé, dix ans auparavant, professeur de mathématiques au Collège Royal (devenu depuis le Collège de France). Gassendi est le type même de l’humaniste polyvalent : il est à la fois astronome, mathématicien, philosophe, théologien et biographe[i]. Mais c’est en astronomie et en philosophie que ses travaux seront les plus durables.
Fils de cultivateurs peu aisés, Pierre Gassendi aurait dès son enfance contracté sa passion pour les choses du ciel en gardant les troupeaux de nuit. Toute sa vie il ne cessera d’observer, utilisant à la fois des lunettes et des instruments à pinnules. Pendant ce premier demi-siècle d’existence des lunettes, les deux méthodes se pratiquent en effet en parallèle : avec les lunettes on cherche à faire des découvertes, avec les instruments traditionnels comme le quart de cercle ou le rayon astronomique que l’on utilise à l’œil nu, on prend les mesures, ce que les lunettes ne permettent pas encore de faire[ii].
Les taches solaires sont l’une des grandes nouveautés révélées par la lunette, mais dans un premier temps elles ne sont pas comprises. A l’époque de Gassendi, il faut multiplier les observations pour essayer de déterminer leur vraie nature. Les taches sont-elles sur la surface du soleil, ou de petits satellites tournant autour de lui ? Sont-elles des nuages, ou bien une imperfection de la lunette elle-même ? Gassendi commence ses observations en 1620 et en fait une longue série, avec un regain d’activité autour de 1626, l’année des premiers travaux de Christoph Scheiner (1575-1650) sur la question, qui prend les taches pour des satellites. Gassendi suit au contraire Galilée, en les considérant comme des marques sur la surface du soleil, et donc une preuve de la rotation de notre étoile. A partir de ses observations des taches, il détermine la vitesse de rotation du soleil, obtenant une estimation de 25 à 26 jours, résultat assez remarquable pour ces valeurs qui varient selon la latitude. Malheureusement, la plupart des observations solaires de Gassendi, faites avant la période où il a conservé systématiquement ses notes dans des cahiers, sont perdues. Par la suite, Gassendi devient l’un des premiers astronomes à comprendre l’importance que peut avoir un recueil d’observations. Le 27 septembre 1635, il écrit à Peiresc que « pour empêcher que ces papillotes ou plumitifs de mes observations ne s’égarent plus, j’ai commencé depuis quelque temps d’écrire le tout en une main de papier toute entière que j’ai cousue et couverte en parchemin à ce dessein. » Son diaire (journal astronomique) est né, en même temps que la reconnaissance de la nature essentiellement historique de l’astronomie, qui le poussera à organiser et préserver ses propres observations.
J’ai parlé dans le billet précédent du projet d’atlas lunaire mené conjointement par Gassendi et Peiresc à partir de 1634. De septembre à décembre 1636, on peut suivre les observations de la lune dans le diaire de Gassendi. Hélas, la mort de Peiresc le 24 juin 1637 met un terme à la préparation de l’atlas. Le graveur Claude Mellan reste à Paris et Gassendi, très affecté, abandonne le projet. Comme il l’explique dans sa Vie de Peiresc, leur objectif, outre le pur intérêt astronomique, était d’ordre cosmologique, s’agissant de mettre en évidence le fait que le globe de la lune est semblable au globe terrestre, et d’avaliser l’intuition de Galilée sur la profonde unité entre la physique terrestre et la physique céleste.
Peiresc et Gassendi ne sont pas les premiers astronomes à avoir dessiné la lune. Dans ce travail comme pour beaucoup d’autres, ils ont suivi le chemin indiqué par Galilée, auquel on peut ajouter d’autres noms comme Thomas Harriot (qui fit le tout premier croquis de la lune connu le 5 avril 1609), Scheiner ou Biancani. Mais ils ont été les premiers à concevoir la composition d’un atlas lunaire complet, s’inscrivant ainsi dans la lignée des émules de Galilée soucieux de dresser un inventaire précis du ciel à l’aide de la lunette astronomique, et de l’appliquer aux besoins de la vie pratique.
Dans le diaire de Gassendi on constate qu’il a observé les planètes autant qu’il le pouvait. De Mars il s’occupe de déterminer la distance angulaire aux étoiles, et de Jupiter il poursuit le programme d’observations des satellites entrepris par Peiresc. Il s’intéresse également à l’étrange forme changeante de Saturne, sans soupçonner toutefois l’existence des anneaux.[iii]
Mais de toutes les observations planétaires de Gassendi, la plus importante est incontestablement celle du passage de Mercure devant le Soleil du 7 novembre 1631. Pour qu’une planète transite sur le disque solaire, elle doit passer entre la Terre et le Soleil. Seules Mercure et Vénus peuvent être observées de la Terre lors de leur transit. De tels passages arrivent toujours aux mois de mai et novembre aux alentours respectivement du 7 et du 9 du mois. Concernant Mercure, on peut s’attendre à ce que le phénomène se répète tous les sept, treize ou quarante-six ans. C’est donc une observation rare, ce qui explique son intérêt pour les astronomes.
Le passage de Mercure devant le Soleil du 7 novembre 1631 est le premier transit à avoir été prédit et consciencieusement observé. Une des raisons était la difficulté de savoir exactement quand cela allait se passer. Les tables dont disposent les astronomes au début du XVIIe siècle sont encore peu fiables. Néanmoins, dans les éphémérides que Kepler a calculées pour 1629-31 sur la base de ses célèbres Tables Rudolphines de 1627, le génial astronome allemand a ajouté une note, Admonitio, indiquant que le 7 novembre 1631 Mercure ferait un passage sur le Soleil, visible en Europe. En 1630, après la mort de Kepler, son gendre Jacob Bartsch fait réimprimer en tiré-à-part l’Avertissement aux astronomes. Gassendi, comme d’autres astronomes d’Europe, lit la plaquette de Kepler et fait ses préparatifs. Avec Peiresc, ils avertissent tout leur réseau d’astronomes en Provence. Puisque Peiresc n’a pas lu l’Admonitio de Kepler, le 9 juillet 1631 il lui écrit une longue lettre d’informations et d’instructions. Gassendi est à Paris et ne s’attend pas à voir grand chose, sous une latitude si au nord en plein mois de novembre. Il compte plutôt sur Peiresc et ses associés sous les beaux cieux de Provence.
Novembre arrive et la période où Mercure doit traverser le disque solaire. Ni Peiresc, ni Gaultier, ni aucun autre membre du groupe provençal ne voient quoi que ce soit. De fait, c’est Gassendi à Paris qui, seul en France, peut faire l’observation ! Il est vrai qu’il s’est donné beaucoup de mal. Alors qu’on ne peut observer la planète à l’œil nu, il a l’idée de faire projeter son image sur une feuille de papier. Il commence sa veille le 5 novembre, sous une pluie incessante ; le 6 il ne voit le Soleil que brièvement à travers le brouillard. Mais le 7, le Soleil apparaît clairement par périodes, et Mercure est bien sur sa surface, même si Gassendi a des difficultés à le reconnaître en raison de la petitesse de la tache noire. Il publie le détail de ses observations dans un opuscule intitulé Mercurius in sole visus.[iv]
Si Gassendi est très étonné par la petitesse de Mercure, ses observations confirment les prédictions de Galilée que les astres sont beaucoup plus petits qu’ils ne semblent et que ce que les astronomes avaient pensé jusque là. Surtout, l’observation de Gassendi permet de renforcer l’autorité des Tables Rudolphines de Kepler, et plus généralement confirme l’efficacité des méthodes de la nouvelle astronomie. Elle obligera également les astronomes à réexaminer la question des diamètres stellaires et planétaires, et donc leur distance par rapport à la Terre et au Soleil.
Pendant toute sa carrière d’astronome expérimenté, Gassendi a rarement manqué d’observer une éclipse soit de la lune, soit du soleil, poursuivant ses observations « comme le chat après la souris », comme il l’écrit lui-même. La liste de ses observations échelonnées sur une période de trente années est longue. Ce qu’il faut en retenir est que le soin extrême qu’il y a toujours apporté marque une étape essentielle dans le développement de l’astronomie d’observation. Que la seconde moitié du XVIIe siècle voie apparaître une astronomie de précision devançant celle qui existait auparavant est en partie une conséquence des techniques utilisées et améliorées par Gassendi, et transmises par lui à la génération suivante.
Le cours que Gassendi a professé au Collège Royal, édité sous le titre de Institutio astronomica […] (1647), est devenu un manuel estimé en France, en Angleterre, en Italie et en Amérique. Gassendi est identifié à l’astronomie nouvelle, grâce à ses travaux pratiques, ses biographies de Copernic, Tycho Brahe et Kepler et à son observation du passage de Mercure devant le soleil. Plusieurs fois réédité, son manuel est placé dans les bibliothèques publiques et privées, en relation avec d’autres textes de l’astronomie moderne et révolutionnaire de Copernic, Galilée et Kepler.
Philosophiquement, Gassendi peut être classé parmi les atomistes et, surtout, parmi les épicuriens qu’il contribue à réhabiliter, ce qui peut surprendre de la part d’un ecclésiastique. Très tôt il s’oppose aux thèses officielles de l’aristotélisme et soutient Galilée dans sa dénonciation du géocentrisme.
Il s’oppose également à toute forme d’obscurantisme, notamment l’astrologie. Pour les savants italiens, les travaux de Gassendi ont une importance particulière. Surveillés par une église autoritaire et réactionnaire, intimidés par la condamnation de Galilée mais, comme lui, expérimentateurs et empiristes, ils sont à la recherche d’un cadre philosophique pour expliquer et ordonner les faits mis en évidence par les expériences fragmentaires de l’époque. Le système de Gassendi, à savoir l’ancien système atomiste d’Epicure purgé de ses tendances athées, offre à l’intelligentsia italienne une alternative au néo-aristotélisme, sans aller vers le mécanisme déterministe de Descartes (avec lequel Gassendi a eu une longue dispute épistolaire). Pour eux, Gassendi est devenu le complément naturel de Galilée.
Sans aller, comme Giordano Bruno, jusqu’à défendre l’idée d’une pluralité des mondes – théorie qu’il ne peut admettre au regard de ses conséquences théologiques -, Gassendi, qui possédait un exemplaire du De Immenso, laisse affleurer dans ses ouvrages son accord avec l’aspect cosmologique des thèses de Bruno, notamment l’idée que les étoiles sont d’autres soleils, éventuellement entourés de planètes. A l’exemple de l’héliocentriste anglais Thomas Digges[v], il imagine que les étoiles ne sont pas fixées à la surface de la dernière sphère du monde, mais dispersées sans ordre dans l’univers, sans être organisées en couches concentriques comme avait pu le suggérer Kepler. Gassendi envisage enfin que les planètes du système solaire sont habitées, tout en prenant soin de mettre en garde contre les concepts anthropomorphiques appliqués aux conceptions du vivant.
L’influence la plus importante des écrits de Gassendi en Angleterre s’est exercée sur John Locke et Isaac Newton. L’importance générale de l’humaniste français sur l’Essay on Human Understanding (1690) a été ainsi notée par Leibniz : «This author [Locke] is pretty much in agreement with M. Gassendi’s System, which is fundamentally that of Democritus : he supports vacuum and atoms, he believes that matter could think, that there are no innate ideas, that our mind is a tabula rasa, and that we do not think all the time ; and he seems inclined to agree with most of M. Gassendi’s objections against M. Descartes».[vi]
Références
[i] Outre sa Vie de Peiresc déjà citée, on lui doit de précieuses biographies sur les astronomes Regiomontanus, Copernic, Tycho Brahe et Kepler. See e.g. Pierre Gassendi : The Life of Copernicus (1654), with notes by Olivier Thill, Xulon Press, 2002.
[ii] Le micromètre développé par l’Anglais William Gascoigne en 1639 restait inconnu en dehors de son territoire.
[iii] La découverte sera faite par Christiaan Huygens en 1655, année de la mort de Gassendi.
[iv] Mercurius in sole visus et Venus invisa, Paris (1632). Le texte en latin est disponible en ligne sur http://www.bvh.univ-tours.fr/B410186201_I962/B410186201_I962_rvb.pdf.
[v] A Perfit Description of the Caelestial Orbes (1576).
[vi] G. W. Leibniz, New Essays on Human Understanding, trans. and ed. P. Remnant and J. Bennett, Cambridge University Pres, 1982.
Suite à venir : Jean-Dominique Cassini
Bonjour !
Aujourd’hui, jour du patrimoine, sous mon arbre où tombent dru les glands en cette fin d’été, autant rester dessous, pour parler vieilles pierres à peine épaufrées par le temps, sans risquer de se casser le nez, palsambleu !
Ce pierres, sous l’écorce desquelles, s’accroît l’esprit, on les admire dans les billets du chercheur luminescient. Le dernier en date est consacré au penseur champtercien, Pierre Gassendi, (Je pense que l’on dit Champtercier, Monsieur Luminet écrit Champmercier, mais c’est à vérifier!)
Comment dire mieux ? Comment dire plus?Une fois encore tout a été dit et bien dit et rajouter une couche d’érudition ne va pas donner des couleurs supplémentaires au tableau.
La question serait plutôt de savoir comment le rendre plus vivant par un zeste d’originalité ?
Je serai tenté d’aller quérir derechef la référence encyclopédique de mon commentaire dans le billet précédent et d’apprendre au lecteur, qui le sait peut-être déjà, deux ou trois petites choses qui sortent de l’ordinaire sur le savant.
Par exemple qu’il aimait particulièrement les fruits mais pas la viande…par principe.
Quoiqu’il fut très malade, il ne voulut point rompre l’abstinence du carême. D’aucuns on dit qu’en voulant généraliser les décisions, on ne peut les assortir à la nature.
Monsieur Luminet écrit :
Philosophiquement, Gassendi peut être classé parmi les atomistes et, surtout, parmi les épicuriens qu’il contribue à réhabiliter, ce qui peut surprendre de la part d’un ecclésiastique. Très tôt il s’oppose aux thèses officielles de l’aristotélisme et soutient Galilée dans sa dénonciation du géocentrisme.Il s’oppose également à toute forme d’obscurantisme, notamment l’astrologie. (Fin de citation)
Dans mon dictionnaire historique de mil huit cent quarante-huit, on aime à préciser qu’il avait appris l’astronomie en vue de l’astrologie ; mais il y fut trompé tant de fois qu’il l’abandonna pour se donner entièrement à la première. P.Gassendi qui s’était beaucoup occupé de l’astrologie judiciaire, disait que c’était un jeu, mais le jeu du monde le mieux inventé. On sait qu’il mettait en exergue de
ses livres, cette locution latine empruntée à Horace : Sapere aude.
Et les rédacteurs de cette biographie universelle de jeter leur petite pierre dans le jardin Épicure en
écrivant : « Ce n’était pas le moyen d’y réussir, que de prendre Épicure pour maître ».
De la nature des choses de l’abdéritain à celle du moderne atomiste poétique, peut être pourrait-on faire un petit saut dans les « Intuitions atomistiques » de notre cher Gaston Bachelard…
Qu’en pensez-vous, Monsieur Luminet ? Peut-être pour y découvrir quelques pierreries tombées des cieux de la littérature…On ne sait jamais, alors essayons !
G. Bachelard, dans ce bel ouvrage écrit en 1933, ose aller plus loin que le refus d’associer à l’atomisme moderne les philosophies de Démocrite et de Lucrèce. Pour lui, les doctrines de l’atomisme antique ne paraissent pas avoir propagé une influence réelle dans les temps modernes. Elles n’ont pas inspiré, selon lui, les théories de Gassendi, Huyghens, Boyle ni les recherches de Dalton (page 10)
Au sujet de la propriété sensible comme une sorte de relation à l’organe des sens, il cite P.Gassendi :
Syntagma philosophicum, I,V,C,IX et XI (page 50)
Et plus loin, page 60, il mentionne encore P. Gassendi, pour lequel les atomes ne forment naturellement pas la totalité de l’Être, ainsi que c’était le cas pour les doctrines antiques.
Dans « La terre et les rêveries de la volonté », un beau livre paru en 1948, il parle de l’atome de froid chez Gassendi. Un atome qui a des pointes et c’est pourquoi l’hiver on éprouve le froid piquant.Plus substantiellement au XVII ème siècle, on dit que le froid est un nitre, aime-t-il préciser.
(pages 22)
Et dans « L’air et les songes » publié en 1943, page 87, on peut lire :
Dans la solitude, loin des billevesées de salon scientifique, des âmes raisonnables rêvent de la même façon. Gassendi, rappelle Jules Duhem, affirme l’effet prééminent d’un fluide subtil dans le vol des oiseaux. Si l’oiseau vole, c’est parce qu’il participe à un air léger. On imaginera un oiseau, nommé Stellino, qui « est attiré par la planète Mercure et monte à la plus haute région de l’air pour l’adorer » (cité par Jules Duhem, chap. « Électricité »). À cette attraction, pour bien comprendre ce texte, il faut donner l’ambivalence du matériel et du spirituel.
Le « Stellino » est un véritable sublimé d’oiseau. (Fin de citation)
Dans un autre ouvrage de 1936, « L’engagement rationaliste », nous apprenons qu’un certain Decartes citait l’horoscope de Gassendi dressé par J-B Morin qui annonçait la mort du philosophe pour 1650, et qui vécut encore six ans. (M.Etienne Klein cite ce livre, page 126 de son essai « Le pays qu’habitait Albert Einstein »)
Décidément du sel de la pierre à l’esprit de sel, il y a du vol dans l’air !
Bien évidemment, sous son arbre, le villageois n’a à rien à apprendre à un savant tel Monsieur Luminet qui connaît par cœur le catalogue du fonds d’étude Gassendi où il peut, à loisir, je pense, lire sans problème, en entier, la lettre de Descartes à Clerselier du 12 janvier 1646 où il est question de « l’erreur de Gassendi qui suppose que la connaissance des propositions particulières doit toujours être déduite des universelles, suivant l’ordre des syllogismes de la Dialectique » ou le témoignage, peut-être partial, de Leibniz qui « ne croit pas que le P. Mersenne puisse être compté entre les sectateurs de M.des Cartes. On voit assez qu’il n’entrait pas fort avant dans ses opinions, bien qu’il était fort de ses amis, mais avec cette adresse qu’il ne laissa pas de se conserver, celle de MM. Fermat, Hobbes, Gassendi et Roberval » (Remarques sur l’abrégé de la vie de Monsieur des Cartes)
Tout un travail universitaire de grande qualité sans nulle conteste a été fait. Il porte sur les vérités éternelles dans la querelle entre Descartes et Gassendi, sur les recherches métaphysiques de Gassendi, sur la théologie blanche de Descartes…On pense, bien sûr, à Bernard Rochot, Sophie Roux et Jean-Luc Marion parmi tant d’autres.
Le villageois sous son arbre peut bien s’informer et prendre plaisir à lire telle ou telle publication du monde des universités…Pourquoi pas ? Mais franchement où réside alors l’originalité de sa connaissance, de son histoire naturelle de l’esprit, s’il ne fait que répéter ce qu’il a lu ?
Que peut-il même apprendre aux gens des écoles qui savent compter et qui ne s’en laissent pas conter ? Ce sont là de vraies questions, il me semble.
Imaginons un professionnel de l’astrophysique, grand connaisseur de Gassendi, venant jusque-là tirer la chevillette de ma porte ou plutôt me tirer de mon petit somme.
Bonnes gens des universités ou d’ailleurs, je vous pose la question : mais de qui, de quoi lui parlerai-je ? Autour de mon brouet, quel livre aller quérir et mettre sur la table pour lui parler de Gassendi et plus encore peut-être ?
Puisqu’il faut bien répondre, j’ai une petite idée. J’irai de ce pas fouiller dans un coin de grenier pour y ressortir un livre qui n’a rien de mauvais et qui s’intitule « La clef de la magie noire » dont l’auteur s’appelle Stanislas de Guaita. Nenni, de grâce ne vous signez point ! Le bon homme est respectable et respecté puisque Gaston Bachelard le mentionne pages 164 et 166 du « Droit de rêver ».
Je l’ouvrirai volontiers à la page 170, au chapitre des mystères de la solitude, pour lire à mon hôte de passage, le souvenir d’une aventure que Pierre Gassendi a conservé et qu’il relate dans son livre « Physique », livre VIII, chapitre VIII.
Les paysans vénéraient Gassendi, connu pour ses bienfaits dans tout le pays d’alentour.
Un jour, il se promenait dans la campagne, comme le fait aujourd’hui, plus d’un intellectuel, quand il aperçut un groupe de manants furieux qui traînaient brutalement un malheureux berger.
Gassendi s’en émut et s’informa.
_ C’est un sorcier, lui dit-on, redouté de tous pour les maléfices qu’il exerce sur les hommes et sur les troupeaux. Nous l’avons surpris en flagrant délit de sortilège, de ce pas nous l’allons livrer au magistrat.
L’homme descience les en dissuada vivement :
_ Conduisez le gaillard chez moi ; je veux voir…je veux l’interroger seul à seul.
Les paysans n’eurent garde de rien objecter à cet ordre, et quand ils se furent retirés :
_Fais ton choix, dit Gassendi : tu vas tout avouer et je te baille la clef des champs. Si tu refuses, la justice aura son cours…
L’homme tout tremblant ne témoigna nul goût à lier connaissance avec Nosseigneurs du parlement : on brûlait encore, à cette époque-là, pour crime de sorcellerie. Il commença donc sans hésiter, la plus étrange confession :
_ Je suis sorcier depuis trois ans, Monsieur, et deux fois la semaine, je me rends au Sabbat.
J’avale un extrait balsamique et vers minuit paraît le Malin, sous l’apparence d’un bouc monstrueux ou d’un chat géant.
_Tu me donneras de ce baume, répliqua Gassendi sans s’émouvoir. J’en veux courir la chance…
bref, je compte te suivre au Sabbat.
_ Qu’à cela ne tienne, mon maître ! J’y dois aller ce soir-même : nous cheminerons de compagnie.
Plus à son aise, le berger fit au savant la description circonstanciée des lieux incultes où Satanas convoquait ses féaux : il avoua les plus innommables débauches, peignit d’ignobles accouplements et de sauvages agapes.
A l’heure dite, le sagace philosophe reçut sans broncher sa part de balsamique électuaire, qu’il fit mine de prendre, au même instant qu’il l’escamotait.Son compagnon absorba la sienne en toute conscience, et tous deux s’étendirent à terre, auprès de la cheminée. Le berger ne tarda point à s’endormir d’un sommeil rauque et fort agité ? Sa face se congestionna vivement, d’incompréhensibles paroles s’exhalèrent de ses lèvres, entrecoupant par saccades sa respiration sifflante et pénible. Entre-temps, des soubresauts convulsifs marquaient l’intention de s’élancer par les airs…Gassendi observait et notait à mesure.
Au réveil, le pauvre hère félicita celui que désormais il saluait son complice, et l’interpellant avec une volubilité comique : _ N’êtes-vous point ravi de l’accueil du bouc ? Il faut qu’il vous ait de suite reconnu grand clerc, pour vous avoir, dès la première fois, concédé l’insigne honneur de lui baiser le derrière…
Il est probable que le philosophe, fort de cette expérience tout improvisée, fut curieux de tenter une autre épreuve. En effet, s’il en faut croire Eusèbe Salverte qui relate le fait dans son livre « Des sciences occultes »(tome II, chapitre XVIII, page 11), Gassendi ayant préparé une pommade à base d’opium « en oignit des paysans à qui il persuada que cette cérémonie les ferait assister au Sabbat. Après un long sommeil, ils se réveillèrent, bien convaincus que le procédé magique avait produit son effet : ils firent un récit détaillé de ce qu’ils avaient vu au Sabbat, et des plaisirs qu’ils y avaient goûtés, récit où l’action de l’opium était signalée par des sensations voluptueuses. »
Récits de magie superstitieuse et le libellé n’en varie guère.
Et passent le temps, les modes et les générations !
Aujourd’hui, des gens qui savent, collectent conservent, numérisent, enseignent une mémoire paysanne par l’entremise d’une Culture d’État qui finance cette administration bureaucratique.
En même temps, les pouvoirs en place, depuis des décennies, exterminent la vie agricole et rurale.
Imaginez un Joseph Goebbels revendiquant un fonds d’archive pour la mémoire juive !
Pauvre France…Tristes tropiques.
Deux universitaires ont dénoncé avec lucidité cette catastrophe sans nom dans un livre « Le sacrifice des paysans ». Cependant, eux aussi sont dans le système et vivent de ce système.
Ils déplorent et dénoncent le geste citoyen des milliers d’agriculteurs actifs et retraités lors d’élections républicaines mais ne demandent pas au paysan, si tant est qu’il existât encore, de changer dans sa nature. On l’a vu, Pierre Gassendi ne faisait pas plus auprès de ses étudiés.
Nos gens qui savent, journalistes, professeurs et tutti quanti continuent leur petit bonhomme de chemin, fût-il en mousse, en s’envolant au diable vauvert avec les subsides des contribuables.
Et perdurent les débilités abominables de la téléréalité, dans le pré et ailleurs…Paysage défiguré de la république des âmes mortes.
Faut-il pour autant passer son temps à broyer du noir ?
Ou plutôt travailler un petit coin de ciel bleu qui rassemble au lieu de diviser, qui unit vers Cythère les bonnes volontés sans aucune distinction ? Une véritable et joyeuse révolution culturelle.
« Quelle pierrerie, le ciel fluide ! « (Mallarmé)
Pierre Gassendi, lui, aurait fait son choix.
GARO
Cher GARO, merci pour ce commentaire très érudit. J’ai corrigé la coquille “Champmercier” en Champtercier. Mon billet sur Gassendi n’est en effet guère vivant et manque d’originalité, c’est un roman entier qu’il faudrait écrire sur cet homme étonnant. A ma décharge je rappelle qu’il s’agit de la version française d’un bout d’article sur les humanistes français du XVIIe siècle que j’ai initialement publié dans une revue anglo-saxonne, dont les lecteurs n’ont quasiment jamais entendu parler ni de Peiresc ni de Gassendi, d’où la simplification extrême de mon billet (palsambleu!). La discussion sur l’atomisme de Gassendi par rapport à l’atomisme antique mériterait un article à lui seul. Outre les nombreux écrits de Gassendi – dont on peut trouver quelques-uns sur le net, encore mieux dans les bibliothèques de France et de Navarre, des livres entiers et très érudits ont quand même été écrits sur le personnage. A part cela je suis évidemment un grand admirateur de Bachelard – et j’ai dévoré plusieurs fois le livre assez oublié d’une de ses disciples, Hélène Tuzet, intitulé “Cosmos et Imagination”. Mais je ne puis pas écrire sur tous les sujets qui m’intéressent. Tant de choses à faire et à vivre!