Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse. Celle-ci date de mon adolescence, époque où je dévorais la littérature de science-fiction. Elle repose sur un calembour qui vaut ce qu’il vaut (un peu d’indulgence est donc requise). Avec le recul je pense que j’ai été influencé par les brèves nouvelles humoristiques d’un maître du genre, Fredric Brown (voir ma nouvelle “L’univers en folie“).
L’espion
L’Espion marchait dans la Cité indifférente et aveugle. Un rictus de joie barrait d’une empreinte diabolique sa face jaune. Parfois, il se mettait à glousser, si bien que les passants le regardaient d’un air effaré, se demandant qui pouvait être ce type aux cheveux verts qui se permettait de rire en pleine rue et se convulsionnait tous les dix pas.
Rire ? Il faut dire qu’il y avait de quoi !
L’Espion venait de réussir le coup le plus fameux de sa carrière.
Ce coup, il l’avait longuement préparé, avec la minutie d’un horloger atomique.
Élaboré au cours du long voyage intersidéral qui l’avait conduit sur Terre, le plan s’était déroulé sans faille. Une fois débarqué (« car l’espace est une immense mer où se perdent parfois quelques rivages… », comme écrivit le grand poète Arzdaded), l’Espion avait revêtu l’apparence d’un Humain ordinaire.
Malgré ses cheveux virides, il n’avait eu aucun mal à se faire embaucher comme « introducteur » dans les bureaux administratifs d’une grande société scientifique et technologique. Sa tâche n’était pas bien difficile ; elle consistait à ouvrir les portes, et, de temps en temps, à les refermer.
Mais, dans l’ombre, l’Espion œuvrait pour sa planète ! Les administrateurs de la société Terrienne l’avaient vite pris en affection. C’est que l’Espion était bien sympathique, avec sa chevelure couleur de printemps et son visage d’œuf cassé.
À mesure qu’il marchait, les images de sa mission défilaient rétrospectivement dans son cerveau…
Chez lui, là-haut, une hystérie du Savoir s’était emparée des scientifiques. On ne sait trop pourquoi, ces derniers tenaient absolument à découvrir tous les secrets de l’Univers, en décortiquer les plus petites ficelles.
Mais avant de pénétrer les mystères des êtres et des choses, « il faut leur donner un nom, il faut les cataloguer », comme l’avait enseigné le grand philosophe Selestoris.
Par exemple, en astronomie, leur catalogue d’étoiles était incomparable, et faisait la fierté de l’Institut d’Astrophysique. Ils possédaient des appareils d’observation prodigieusement puissants. Sans cesse à l’écoute de la Terre et de ses congrès scientifiques, ils avaient décidé d’y installer sur place une petite colonie d’espions fort discrets, dont le seul rôle consistait à glaner toutes les découvertes scientifiques faites par les Terriens.
Ces derniers temps, ils n’avaient pas eu grand chose à se mettre sous la dent. Il est vrai que les Terriens étaient sacrément en retard. Ainsi, le 25 novembre de l’année Terrienne 1915, un obscur employé d’un bureau de brevets de la petite ville de Berne avait publié l’ébauche d’une nouvelle théorie sur l’espace et le temps, qu’il avait appelée la relativité. Or, là-haut, sur sa planète, cela faisait longtemps que les savants connaissaient tous les mystères de la gravité. Ils maîtrisaient même ces entonnoirs de l’espace qui permettent de voyager entre les étoiles.
Enfin, vint la merveilleuse surprise. La veille du Noël des Terriens, l’Espion avait appris qu’une nouvelle étoile était née au firmament. Ce fut la stupeur au bureau des Espions. Les Terriens avaient donc découvert une étoile avant eux ! De surcroît, ce devait être un astre bien important, puisqu’ils le surnommaient déjà « La Vedette ».
Mais il manquait à l’Espion l’information principale : le véritable nom de l’étoile, le nom officiel !
Au début, sur sa propre planète, les astronomes avaient commencé par classer les étoiles en leur donnant des numéros. Puis, à force d’espionner les Terriens, ils s’étaient aperçus que ces derniers avaient trouvé un système plus commode. Ils avaient découpé le ciel en constellations. Chaque objet céleste appartenait à une constellation, et selon son éclat, ils lui affectaient une lettre tirée d’une langue ancienne et très belle, le Grec. Alpha allait donc à la plus brillante des étoiles, Bêta à la seconde, et ainsi de suite. Ils obtenaient alors des noms très jolis : Epsilon Cassiopea, Lambda Camelopardalis… Alors ils avaient adopté la même nomenclature que les Terriens. Décidément, ces humains étaient des poètes plus que de vrais savants ! Quand un de leurs astronomes faisait une découverte, ils se réjouissaient à peine. À vrai dire, ils n’y prêtaient même pas attention. Les gens préféraient écouter les nouvelles de la guerre, de la mode ou de la météo.
Au contraire, sur la planète de l’Espion, la moindre trouvaille déclenchait une explosion de joie aussi bien chez les savants que dans le peuple. Partout c’était la liesse. On organisait de grands banquets et l’on cassait les assiettes, on lançait du vin à la tête des voisins. Tels étaient les repas traditionnels qui suivaient toute heureuse découverte.
Ce qui faisait sensation dans cette histoire-là, c’est que les Terriens avaient l’air très excités par leur nouvelle étoile. En plus, elle n’avait apparemment pas été découverte dans un observatoire ordinaire, mais dans un grand institut de recherches secrètes d’une certaine ville, nommée Milano. À travers la cloison de la grande salle de réunion de cette entreprise, l’Espion avait saisi des bribes de phrases du genre « c’est la plus puissante de toutes », « elle tourne en moins de quatorze minutes trente-cinq secondes »… Fort de son intelligence supérieure, il avait déduit de ces maigres éléments qu’il devait s’agir d’une supernova à rotation rapide, l’une de ces étoiles qui, avant de s’annihiler en un holocauste atomique, jettent leurs derniers feux avec une force singulière. Les plus rapides pouvaient même former un de ces entonnoirs de l’espace si rares et si recherchés, eux seuls permettant de raccourcir les distances et les durées des trajets intersidéraux.
Le renseignement était capital. Mais il manquait le point crucial. Pendant un mois, muni d’un fol espoir, l’Espion avait attendu l’instant suprême, l’instant où ces idiots de Terriens divulgueraient le nom de l’étoile.
Aujourd’hui, enfin, il savait.
Qu’importe s’il avait joué les rôles obscurs ! Toutes ces brimades étaient largement récompensées. C’était la consécration de sa vie d’Espion. Il tenait le nom, et la révélation dépassait toutes ses espérances. Maintenant, il courait pour rejoindre au plus vite sa base secrète et fêter la victoire.
C’était donc bien normal que l’Espion se trémoussât de joie dans la cité de la Terre, et fût ainsi l’objet de la curiosité des passants…
***
Il arriva enfin dans son repaire secret.
Les autres l’accueillirent dans un brouhaha indescriptible. Il leur avait téléphoné dans la journée, pour leur annoncer la grande nouvelle, laissant entendre que l’étoile était peut-être cataloguée par la lettre grecque Alpha, la première lettre, celle réservée aux plus brillants soleils !
Mais, selon la Loi, il ne pourrait divulguer le nom complet avant la fin du banquet traditionnel.
Dès son entrée, il reçut beaucoup de claques de félicitations dans le dos, et même un clin d’œil entendu du Chef des Services Secrets.
Sans perdre de temps, l’Espion et ses compagnons se mirent à table, cassèrent deux cents assiettes et jetèrent leur vin à la figure du voisin.
À l’issue du festin, les esprits embrumés par l’ivresse baignaient dans une allégresse effrénée. Enfin, le moment était venu !
Le Chef s’adressa à l’Espion d’un ton jovial, presque comme s’il parlait à un égal :
– Alors, tu le dis, le nom de l’étoile ?
Ils rirent tous à gorge déployée, si tant est qu’ils possédaient une gorge.
L’Espion diabolique laissa planer un silence de quelques secondes, pour faire monter le suspense. Soudain, éclatant de rire, il grimpa d’un bond sur la table, échevelé et suant, renversa trois carafes et cria d’une voix triomphale :
– Alpha Roméo !
***
Mes contes précédents :
L’univers en folie
Le pavillon 39
L’assassin originel
J’adore la chute. Je n’aurais pas osé Jean-Pierre :-).
Bien Cordialement,
SLC