Suite du billet Franz Liszt dans les étoiles (2) : 1811-1836
Quand on appartient au public, on n’est plus à personne ! Je souffre tout au plus de ce que Chamfort a si bien dit : “La célébrité est la punition du talent, et le châtiment du mérite”.
Franz Liszt
Duels de stars (1837)
Dans la Gazette Musicale de Paris de l’année 1834, j’ai trouvé un article d’un dénommé A. Guémer livrant une passionnante analyse des jeux pianistiques respectifs de Ferdinand Hiller, Henri Bertini, Frédéric Chopin et Franz Liszt. Il y écrit « si Ferdinand Hiller nous fait connaître la science et la profondeur ornées du goût le plus soutenu ; si Bertini, l’inspiration avec la patience ; si Chopin, la plus exquise sensibilité, rendue par des signes matériels, Liszt, glorieuse pyramide de ce triangle de talents, Liszt sera réellement et particulièrement le génie dans l’exécution. […] Liszt a porté ses regards vers toutes les régions élevées, et voyant les lettres, le théâtre, la philosophie, la science même se régénérer dans la liberté, il s’est élancé dans leur voie, pour détourner au profit de son art toutes les richesses du monde intellectuel. N’en doutez pas, voilà le secret de Liszt : s’il rend aussi merveilleusement Beethoven, c’est qu’il comprend de même Shakespeare, Goethe, Schiller, Hugo ; c’est qu’il comprend l’auteur de Fidelio dans son génie plus encore que dans son œuvre ; Liszt, c’est la main de Beethoven. »
Le 31 mars 1837, la princesse Cristina Belgiojoso organise un « duel » pianistique entre Liszt (26 ans) et Sigismund Thalberg (25 ans) lors d’un concert caritatif au profit des exilés italiens, dont la princesse fait partie. Les places sont vendues 40 francs (soit plus de 100 euros pour notre époque). Les deux virtuoses joutent à grand renfort de fantaisies sur des thèmes d’opéras. Le public, subjugué par les deux artistes, se refuse à trancher. Le duel se conclut avec ce fameux mot d’esprit que l’on attribue à la princesse Belgiojoso, mais qui est en réalité de Marie d’Agoult : « Thalberg est le premier pianiste du monde, Liszt est le seul. »
Thalberg se produit de nouveau à Paris au printemps 1838, puis retourne à Vienne en avril, tandis que Liszt donne dans cette même ville un concert au profit des victimes de la grande inondation qui, en mars, a touché Pesth. Une fois de plus, les deux virtuoses se retrouvent. Thalberg assiste à un concert de son rival et l’invite même à dîner le 28 mars, avec le prince Dietrichstein (père supposé de Thalberg), qui se félicite d’avoir à sa table « Castor et Pollux ». Outre les jumeaux de l’Antiquité, c’est le nom donné aux deux étoiles les plus brillantes de la constellation des Gémeaux. Le jour suivant, les deux pianistes dînent de nouveau à la même table, invités cette fois par le prince Metternich. Les deux pianistes deviennent amis, mais restent rivaux.
En 1839, le journaliste Henri Blanchard reproche à Liszt d’avoir pris à Thalberg la technique du chant médium par les pouces. Dans certaines partitions particulièrement difficiles d’exécution, Liszt et Thalberg usent parfois de trois portées pour bien différencier les plans sonores et donner l’illusion d’une troisième main – celle du chant, dont la mélodie est partagée entre les pouces dextre et senestre dans le registre central du clavier.
Un exemple instructif est la comparaison des transcriptions que Liszt et Thalberg ont respectivement faites du lied de Mendelssohn Auf Flügen des Gesanges (Sur les ailes du chant). La partition de Thalberg est sur deux portées, celle de Liszt sur trois, celle du milieu permettant de parfaitement identifier la mélodie jouée en alternance par les pouces des deux mains. Pour avoir écouté les deux versions, je puis dire en toute objectivité que celle de Liszt est bien plus convaincante.
La version complète Mendelssohn-Thalberg par un pianiste anonyme
La version complète Mendelssohn-Liszt par Julius Katchen
En 1848, les deux rivaux se rencontrent à nouveau, et les tensions s’apaisent : le très généreux Liszt assiste à un concert de Thalberg à Vienne et l’applaudit sans retenue.
Une vie de star (1839-1847)
Entre 1839 et 1847, Franz Liszt mène une vie digne d’une rock-star. Il sillonne l’Europe entière : Madrid, Barcelone, Londres, Dublin, Vienne, Budapest, Berlin et toutes les grandes villes d’Allemagne, jusqu’à St Petersbourg, Kiev, Constantinople, Odessa. Des années de célébrité que les musicologues baptiseront la Glanz-Period, qui signifie « apogée ».
Le succès de Liszt ne tient pas uniquement à ses prouesses techniques. Il dégage une forme de magnétisme. Derrière son piano, le visage dissimulé par de longs cheveux tombants, Liszt entre dans une forme de transe, enchaînant grimaces et effets qui subjuguent son public. Les caricatures s’enchaînent, les maîtresses défilent.
La vraie particularité de cette période est de marquer non seulement le public du XIXe siècle, mais toute l’histoire de la musique. Car Liszt invente la forme moderne du récital, à savoir un seul interprète sur scène, un programme entièrement exécuté de mémoire (sans partition donc), et un mélange d’œuvres des plus grands auteurs : Bach, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Weber, Chopin.
Un exemple parmi d’autres : jusqu’à l’interprétation de Liszt, la Hammerklavier de Beethoven était considérée comme « le travail incohérent d’un compositeur atteint par l’âge ». Berlioz, après avoir entendu Liszt la jouer, a écrit qu’il avait enfin compris l’énigme du sphinx.
Le récital lisztien est une forme de messe profane où le public communie sans baptême nécessaire ni hostie. Le futur abbé, qui n’en est pas à une contradiction près, fait du concert une « hiérophanie », un lieu où se manifeste et se donne à voir le sacré selon le mot forgé par Mircea Eliade[1].
Quand les dernières étoiles pâlissent (1843)
Découvert seulement en 2007 à la Bibliothèque d’État de Bavière, le lied Wenn die letzten Sterne bleichen (Quand les dernières étoiles pâlissent), pour voix de soprano et piano, a été composé par Liszt le 20 octobre 1843 durant un séjour de deux semaines à Munich, où il donnait une tournée de concerts en Allemagne du Sud. Liszt loge à l’hôtel Bayerischer Hof, où il rencontre la romancière allemande Bettina von Arnim et ses filles ainsi que le baron Franz von Pocci, juriste et maître de cérémonies chez le roi Louis I de Bavière mais aussi musicien, poète, caricaturiste ingénieux et pionnier du théâtre de marionnettes !
Liszt semble avoir composé la chanson lors d’une soirée musicale impromptue à l’hôtel, où elle est interprétée par Armgard von Arnim, dont la magnifique voix de soprano suscitait chez le compositeur une grande admiration. Le lied est dédié à Pocci qui en écrivit le poème, évoquant le court instant de transition entre la nuit et le petit matin :
Quand les dernières étoiles pâlissent
Hesperos s’approche de la tombe,
Les brumes s’élèvent et tombent,
Le matin souffle sur l’air et les arbres,
Je sens un élan dans ma poitrine,
J’ai joyeusement conscience de moi-même.
Le manuscrit retrouvé de la composition en 24 mesures illustre la vitesse avec laquelle Liszt écrivit et corrigea la chanson, omettant l’écriture d’éléments tels que les clefs, les nuances, le phrasé et l’articulation.
Une étoile mourante (1844)
Une année avant sa tournée en Europe orientale, Franz Liszt tombe amoureux d’une belle parisienne de 22 ans. Marie Duplessis, de son vrai nom Alphonsine Plessis, est la plus célèbre et la plus chère des courtisanes de la capitale française. Paysanne normande presque illettrée, à l’enfance tourmentée, elle est devenue la demi-mondaine mettant tout Paris à ses pieds. Elle mène en parallèle une liaison avec Alexandre Dumas fils.
On a dit que Liszt et Chopin s’étaient un moment brouillés parce que le premier utilisait l’appartement du second lors de son absence pour y emmener ses maîtresses, particulièrement Marie.
Leur relation ne durera pas longtemps, Liszt reprenant ses tournées. Marie Duplessis se marie en 1846 avec un comte français à Londres, qu’elle abandonne rapidement pour reprendre sa vie de courtisane à Paris. Elle meurt quelques mois plus tard de tuberculose, dans un dénuement complet. Commentaire de Liszt : « Lorsque je pense à la pauvre Marie Duplessis, la corde mystérieuse d’une élégie antique résonne dans mon cœur. »
On aura évidemment reconnu en Marie la Marguerite Gautier de La Dame aux Camélias (1848) et La Traviata de l’opéra de Verdi (1853).
[1] Lionel Esparza, Le génie des Modernes, Premières Loges 2021.
Bonjour!
De l’étoile au piano…
Et nous revoilà devant le clavier, mais pour quoi faire, Messires?
Pour commenter, toujours commenter…Est-ce bien raisonnable?
Que dire en telle compagnie de mélomanes connaisseurs, tous gens bien endentés, habitués des concerts et de la grande et belle musique?
Pas grand-chose, justement, et le béotien de s’en retourner à la maison sans omettre de rouvrir incontinent quelques livres.
Un beau livre, par exemple, que le maître du blogue connaît bien. A la page 177 de “La poétique de l’espace” où l’auteur contrefait quelque peu le nom de Liszt.
Charles Beaudelaire cité à la page susmentionnée tente de préciser cette qualité spirituelle de la musique liée à la perception de la profondeur qu’elle seule est en mesure de faire sentir et qui n’est pas réservée aux seuls connaisseurs, écrit M-P Lassus dans son “Gaston Bachelard musicien”
Espace mystique né de la méditation musicale…”C’est au commencement une large nappe dormante de mélodie, un éther vaporeux qui s’étend” (Franz Liszt)
Dans les lettres permutées de “Charles Baudelaire”, il y a “Le labeur de la chair” et le pianiste et le physicien, nous le savons déjà, voient en telle correspondance un sens caché du monde. Pourquoi pas, mais c’est à prouver!
Comme on ne peut analyser ces éléments complexes qui ne se laissent pas enfermer dans des schémas, il nous reste cette énergie en mouvement qu’il nous faut écouter ou jouer. Trouver dans sa vie la présence de ce quelque chose, quèsaco, bonnes gens?
Dans “la présence”, il y a “l’espérance” comme dans une “noire énergie”, une “reine ignorée”.
Nos subtiles références aux doigts de fée ont touché la dame qui s’en est allée, un temps,…au “Bois de Boulogne”.
L’anagramme de ce lieu est une “église du bonobo”…Plus loin, ailleurs, la corde mystérieuse d’une antique élégie résonne peut-être
en ces bois où les arbres sont fous d’oiseaux.
Gérard
“en ces bois où les arbres sont fous d’oiseaux”
J’adore… cela vient-il d’une élégie antique ?
Vous savez très bien, Monsieur Bardou, que ces mots sont de Paul Eluard dans son poème “Printemps”, chanté par Barbara.
Ce vers est cité en exergue d’un chapitre sur la jubilation dans un livre d’un docteur en astrophysique nucléaire, bien connu.
Les théories sont grises mais les feuilles sont toujours vertes, d’après les mots de Goethe.
Et les feuilles printanières s’expliquent en se développant…
Dans la citadelle intérieure de Marc-Aurèle, il est des pensées qui valent bien une antique élégie (Pensées, VIII, 48)
Bien à vous.
Kalmia
Lu le XLVIII.
Déjà des mots glissant sur cette boule irréductible au fond de nous, pour faire croire qu’on peut la nier avec des mots.
Rêves inflexibles.
Besoin d’évolution organique.
Attention à l’enlisement dans les boues noires de l’ésotérisme!
Combien d’âmes sensibles sont tombées dedans sans pouvoir s’en sortir!
Je retourne à mes copies, le devoir m’appelle.
Bonne fin de semaine à tous et pour ceux que cela intéresse et qui habite Paris ou sa banlieue, il y a ce jour, un séminaire à l’ENS sur Aragon carnavalesque.
Cordialement
Jacques
Quarante-huit ans, jour pour jour, s’en allait l’auteur du livre
“Le nœud gordien”. Il aimait la belle musique, un artiste.
Qui peut, aujourd’hui, nous instruire sur la conclusion prophétique de son livre et nous parler du destin français et celui de l’univers?
Un autre il, maître de ce blogue, sans nulle conteste.
A votre baguette Monsieur Luminet !
Kalmia
Bonjour!
Sous l’arbre de mai, sans vouloir ignorer tous les problèmes climatiques qui font la vie dure à nombre de gens du milieu agricole, il me plaît, ce jour, de venir “agacer un peu” les neurones du maître du blogue, juste pour en savoir un peu plus sur le difficile chemin des connaissances.
Pas seulement savoir mais comprendre et comprendre, c’est mieux aimer!
Il est un roman de Honoré de Balzac intitulé “Gambara”, personnage de la Comédie humaine où il est question de la capacité de l’artiste, du pianiste, “d’une sorte de décharge à la manière de Liszt” (Pl, t.X, p.503)
On trouve en telle littérature, un désir de théorie, cherchant à composer une musique en accord avec les lois physiques des sons.
Théorie esthétique inaboutie en quête d’un “nuage” où les idées deviennent presque visibles. Et là nous touchons au mesmérisme et au magnétisme auxquels se convertira le docteur Minoret.
Parmi les ouvrages des amis diplômés de Régis Debray, on trouve des éléments pour une métaphysique de la musique.
Est-ce une digression, Monsieur Luminet? Pas sûr. Nous ne pouvons nous débarrasser de Swedenborg d’un revers de manche et de son pan de théorie esthétique qui revient sur le tapis.
Tout compte fait, le mesmérisme aura une influence capitale sur le contexte culturel de l’Europe du XIX ème siècle.
Nous le savons et vous, le premier, que la commission des médecins de la Société royale, en 1784, censée examiner la pratique du magnétisme animal, ont conclu leurs travaux par un verdict négatif, tout en reconnaissant “l’influence de l’imagination” sur les corps comme fondement du mesmérisme et du somnambulisme.
Or dans cette commission, il y avait le fils du peintre officiel du roi Louis XVI, . Il était mathématicien et astronome. Il s’agit de Jean-Sylvain Bailly qui fut maire de Paris de 1789 à 1791. Gaston Bachelard dans “L’engagement rationaliste”, pages 129 et 130, le cite :
“Les savants newtoniens se sont déterminés à adopter l’attraction pour enchaîner leur imagination, pour reposer leurs pensées”
Alors comme toujours, il faut repartir sur de nouvelles bases où il y a du “calcul” dans l’air et les songes.
Quand une gente dame, comédienne, dont le feu mari fut présentateur de journaux télévisés, vient nous parler des signes irréfutables de “l’au-delà”, elle touche des millions de gens qui regardent sur leurs canapés, la belle nous raconter ses histoires extraordinaires.
On aimerait connaître le point de vue de notre astrophysicien qui a les titres et l’expérience reconnus dans notre système d’éducation, sur ces choses vues et entendues.
La fille de la vérité n’est-elle pas dans la discussion, celle qui exige des preuves dans la cité des travailleurs et aussi, comme me l’écrivait récemment un expert éthique du CNES, de cultiver son jardin.
Au jardin ordinaire, avec un peu d’eau, ce serait extra!
Rêvons chacun pour l’autre…comme l’écrivait, il y a quarante ans, pour Mélusine, un auteur sous son arbre à songes.
Mme Clément voyait du paradis dans le sens agricole de la culture.
Aujourd’hui, du haut de sa tour d’observation, l’Éden est-il dans la longue-vue de l’homme des sciences?
Bon dimanche
Jacques
Bonsoir!
Il y a peut-être une réponse à votre question, Monsieur…
Je vous propose, si vous êtes au diapason, d’aller de ce pas lire “La musique des sphères” qui a voix au chapitre 7 d’une autobiographie musicale où l’auteur M.Jean-Pierre Luminet met en exergue une citation de Hermès Trismégiste.
Quant à trouver, à l’instar de l’auteur de “Moi, j’y crois”, un billet de 50 euros dans un livre pris au hasard dans votre bibliothèque, c’est une autre affaire et pour ne rien vous celer je n’ai pas le mot de passe.
Il y a une beauté ravélienne dans le bel ouvrage de Monsieur Luminet qui joue du piano et observe les étoiles.
A la page 344 de l’index des noms, un compositeur brille par son absence. Il est là, pourtant, pages 204, 205, 206, 207 et 209.
Chez Henri de Régnier, l’eau est en fête et chez Maurice Ravel, son ami, elle est en jeux.
Est-ce par hasard, si les vingt lettres permutées de “Maurice Ravel, jeux d’eau” forment un “rêve au jade miraculeux”?
Dans “L’eau et les rêves”, Gaston Bachelard nous dit que l’art a besoin de s’instruire sur des reflets et la musique sur des échos.
Alors, l’homme imaginant qui a les pieds sur terre, aux antipodes du doux rêveur, sur son petit nuage à l’intérieur de son salon, est peut-être bien inspiré de vouloir aller à la découverte de jardins qui sortent de l’ordinaire; jardins aux multiples fontaines “dont s’emperle la mousse ou s’avive la rouille”.
Quel portulan déployer sur la table pour trouver ce “paradis”?
Un ange du bizarre ou le hasard tout simplement m’a fait écouter, l’autre jour, une chanson sifflée dans un potager du coin.
Elle se termine par ces mots qui tombent ici à point nommé :
“Il suffit pour ça d’un peu d’imagination”
Kalmia