Suite du billet précédent : Apocalypses et voyages cosmiques
La Poésie scientifique au XXIe siècle
J’en viens à ce qui est pour moi le meilleur exemple récent de la vivacité de la poésie scientifique. Il s’agit de Jacques Réda (né en 1929). Ce poète, éditeur et chroniqueur de jazz, directeur de la Nouvelle Revue française de 1987 à 1996, a publié La Physique amusante (Gallimard, 2009).
La quatrième de couverture annonce clairement le programme :
Pour bien définir l’Énergie
il suffit que l’on multiplie
la masse par la célérité
de la lumière, mise au carré.
On voit que la célèbre formule d’Einstein est si concise qu’elle flotte dans des vers de mirliton, pareils à ceux qui nous permettaient de mémoriser les théorèmes de la géométrie. Pour traduire en langage courant les aphorismes souvent terriblement condensés de la physique, mieux valait donc une prosodie dont les contraintes sont un peu celles de l’équation. Non sans risques de contresens et de barbarismes, ni sans céder aux épatements naïfs ou perplexes qu’inspire au profane l’œuvre des physiciens, vrais et hardis poètes de notre temps.
La Physique Amusante offre des textes sur le big-bang, les trous noirs, les neutrinos, l’anti-matière, les gravitons, le chat de Schrödinger, la théorie des cordes, tout cela en vers rimés et rythmés (alexandrins, décasyllabes et octosyllabes). Réda renoue ainsi avec la plus pure et ancienne tradition didactique, dans la lignée d’Aratus, Manilius, Buchanan, Daru, Gudin de la Brunellerie ou Ricard, mais avec une bonne dose de perplexité teintée d’humour. Ainsi, il faut oser écrire un poème sur les espaces de Calabi-Yau, sorte de monstruosité mathématique incompréhensible au profane, mais que le poète met joliment en boîte :
Ah qu’il fait froid dans les espaces de Calabi-Yau
Bien plus que dans les mers où l’on pêche le cabillaud.
C’est pourquoi les dimensions s’y sont pelotonnées
Les onze ensemble (avec le Temps), chacune en son boyau.[20]
Une suite est parue[21], une Lettre au Physicien que Jacques Réda m’a fait l’immense plaisir de me dédier, et dans laquelle il a composé un poème en octosyllabes sur mon modèle d’univers chiffonné…
Je me risque à finir sur une note personnelle, encouragé par le fait que dans la récente et volumineuse anthologie Muses et Ptérodactyles : la poésie de la science, publiée en 2013 sous la direction d’Yves Marchal, l’ultime chapitre me fait l’honneur de figurer aux côtés de Jacques Réda.
Dans ma propre écriture poétique, pourtant, j’ai longtemps pris soin de séparer très fermement création scientifique et création littéraire. Ma poésie[22] n’avait rien de « cosmique », même si elle usait çà et là, de façon analogique, de termes tels que « comète » ou « étoile ». Mon Noir Soleil de poète[23] – abandon, solitude, mélancolie, mort – n’avait strictement aucun rapport avec mes Trous Noirs d’astronome[24] – théorie de la relativité, destin des étoiles, matière sombre. Les seconds, je les avais décrits dans des textes de « vulgarisation » au style littéraire soigné. Autres thèmes, autres modes d’expression. Pas de mélange des genres.
Toutefois, j’ai réalisé après coup combien mes interrogations physiques – sur la nature de l’espace et du temps, par exemple – avaient influencé ma démarche de poète. Avec le recul, force est de constater que l’évolution de mon écriture poétique est liée à ce choix. Avant les années 1990, ma poésie était linéaire, c’est-à-dire purement temporelle. Je jouais peu avec la polysémie du texte. En même temps, je refusais de voir des liens entre le poète et le scientifique en moi. Je me méfiais – et me méfie toujours – des confusions hâtives, des glissements conceptuels qui ne servent ni les sciences ni la poésie. La physique et l’astrophysique, mon intérêt spéculatif pour les univers chiffonnés, pour les trous noirs enfantés par la géométrie non-euclidienne et la gravitation relativiste, on en retrouve la présence active, en quelque sorte « codée » presque à mon insu, dans mon écriture. Dans les années 1990, sous l’influence de mon travail de chercheur sur la forme de l’univers, j’ai exploré les virtualités spatiales du poème. C’était là rompre avec toute une conception de la poésie considérée comme un art du temps, et l’on peut penser ici à la fameuse opposition classique établie par Lessing entre poésie et peinture, art du temps et art de l’espace. J’ai compris que l’espace était plus riche que le temps, lequel se réduit à deux modalités expressives, deux topologies : linéaire et circulaire. Quant à l’espace du poème, je le conçois désormais comme un espace topologique. J’ai redécouvert, chez Mallarmé ou Valéry par exemple, des poèmes qui, présentant une riche expression spatiale, peuvent être pénétrés de multiples façons, d’une manière qui relève de la topologie – cette branche de la géométrie qui analyse les espaces en fonction de leurs propriétés globales et les déduit les uns des autres par déformations continues. J’ai le sentiment, quand j’écris un poème, d’un noyau primitif qu’il s’agit de désintégrer, de fissurer ; d’une unité, qui en se désagrégeant, engendre une multiplicité, un foisonnement de sens possibles.
Le recueil de poèmes que j’ai commencé à la fin des années 1990 mais que je n’ai publié qu’en 2004, Itinéraire céleste[25], a traduit la fin de la schizophrénie volontaire et têtue que je m’étais jusqu’alors imposée, et qui me faisait considérer les deux pôles intellectuels de ma créativité – science et poésie – comme parfaitement étrangers l’un à l’autre, voire antagonistes. Mes précédents recueils exprimaient la pure émotion individuelle, perçue dans ma seule sensibilité. Celui-ci a mis l’inépuisable flux et reflux de l’espace intérieur en résonance poétique avec celui de l’espace cosmique. Nul apaisement particulier : harmonie et désordre continuent de régner tour à tour dans ces espaces. Mais l’itinéraire céleste est celui d’un imaginaire poétique s’envolant vers une forme élargie de l’expression littéraire.
La douceur de la danse est passée.
Danse silencieuse
Ivresse du mouvement circulaire, légèrement embarrassée par les irrégularités célestes.
Le moins chaud tourne autour du plus chaud, à juste distance.
L’apanage des êtres vivants est le mouvement volontaire
Et l’irruption est un bris de clôture.
L’espace est plein comme une petite chambre.
Aussi loin qu’il porte, nous trouvons des soleils
et toute sensation excitée, les membres de nos corps animaux se mouvant le long des filaments solides de nos nerfs…
Ces rapprochements sans heurts, ces nœuds dénoués, cette confusion aussitôt démêlée…
d’autres glissements se produisent
et nos nuits rayonnent d’une splendeur inconnue
Ce qui semble noir, muet, se comble de son et de clarté.
La lumière forme avec tes mèches des rets infinis, qui lient toutes les parties de mon univers
et les désirs en sont les nœuds.
Riche en corps noirs invisibles, feutrée de nébuleuses obscures qui absorbent l’excès de mes rayons
ta ténèbre est féconde
Son eau noire, du sépulcre dissous
vagues lourdes et suffocantes
corps plus pâle que tous les ors imaginables
Le vide est un creux psychologique
Unité indéfiniment rompue par une dispersion nouvelle.
Etait-ce un soleil de feu ? Non, un globe obscur, terraqué mais environné d’un éther raffiné
Le corps est donc obscur.
Pour une raison logique les petits corps obscurs tournent autour des étoiles.
Voilà ce qui détermine les courbes et les formes
L’attraction n’est pas une loi d’amour: c’est une chaîne.
Rotation, perpétuel recommencement
La lumière visible elle aussi est un trou
une faille
une diminution de quelque chose d’autre.
Et moi si joyeusement accueilli par ces gemmes de lumière vivante qui forment couronne autour de toi
demeure un étranger dans ton espace.[26]
Dans mon recueil plus récent, La nature des choses, je tente de transcrire dans une écriture poétique la philosophie atomiste de Démocrite, Épicure et Lucrèce, dans laquelle l’être, dans son essence aussi bien que dans ses relations à l’autre, est une combinaison éphémère d’atomes qui se rencontrent par hasard dans le vide. La composition part d’un noyau initial largement développé qui constitue le poème principal, suivi de textes « atomisés », fragments de plus en plus brefs qui se resserrent progressivement, pour s’achever en un vers unique suggérant la vacuité de tout discours…
Il est donc grand temps de terminer mon exposé. J’espère vous avoir convaincus que les poètes modernes du cosmos que j’ai mentionnés, de Ponge à Réda en passant par Queneau, Dobzynski, Caillois, Couquiaud, Verdet et quelques autres que je n’ai pu citer, ont compris la corrélation intime de la Poésie avec l’Univers appelée par Mallarmé, et qu’en chantant dignement « l’espace qui s’étend au-dessus du ciel », ils ont démenti la prédiction de Platon.
POUR NE PAS CONCLURE (selon Jacques Réda) :
La lumière, le Temps, l’Espace, l’Énergie
Furent jadis des dieux de la mythologie :
La Physique a la sienne et nous les a ravis
Sous l’autorité de sa Muse rigoureuse.
Notre vie en est-elle ou moins ou plus heureuse,
À ton avis ?
Références
[20]Jacques Réda, « Des espaces en pelote », La Physique amusante, Paris, Gallimard, 2009, p. 33.
[21] Jacques Réda, Lettre au physicien, Paris, Gallimard, 2012.
[22] Jean-Pierre Luminet, Elle, suivi de Rythmes, Guy Chambelland, Paris, 1980 ; Griphes, suivi de Topiques, Gérard Oberlé, Pron, 1989.
[23] Jean-Pierre Luminet, Noir soleil, Le Cherche midi, Paris, 1993.
[24] Jean-Pierre Luminet, Les Trous noirs, Le Seuil/Points Sciences, Paris, 1992
[25] Jean-Pierre Luminet, Itinéraire céleste, Le Cherche midi, Paris, 2004.
[26] Jean-Pierre Luminet, Itinéraire céleste, Le Cherche midi, Paris, 2004, p. 103.
[27] Jean-Pierre Luminet, La Nature des choses, Le Cherche midi, Paris, 2012.
Les livres sur la philosophie et la poésie au XXIème s. sont à la fois complexes et passionnants à lire, sujets à une réflexion profonde .
je n’ai pas trouvé tout mon content dans la musique, car étant chercheur à l’IRCAM, je suis amené à y composer de la musique contemporaine . Nicolas Obin .