Anaximandre de Milet
Pourquoi la science moderne est-elle née en Occident, plus précisément dans le bassin méditerranéen, et non pas en Chine, alors que dans l’Antiquité, l’Empire du Milieu et l’Occident avaient des niveaux scientifiques comparables ? Selon Joseph Needham, la science de l’ancienne Chine se développait de façon continue et stable, tandis qu’en Occident, son développement s’effectuait selon un processus discontinu, n’avançant que par bonds au gré des turbulences politiques et religieuses. C’est seulement à partir de la Renaissance que l’Occident aurait pris son essor, la Chine ne faisant que stagner en raison de sa propension à privilégier l’étude de l’esprit ou du cœur humain (Xin) et de la nature innée (Xing). Depuis lors, l’écart n’a cessé de se creuser, les derniers siècles constituant une période de phase ascendante qui a permis à l’Occident de dépasser l’Empire du Milieu.
Cette hypothèse reflète la conception selon laquelle la suprématie scientifique de l’Occident ne résulterait pas de sa spécificité sociale et culturelle, mais serait un phénomène accidentel ou transitoire. Une telle analyse est certes séduisante, mais elle ne correspond qu’à un aspect très partiel de la réalité.
Comme le fait remarquer le physicien Carlo Rovelli dans un remarquable ouvrage sur la naissance de la pensée scientifique[1], le monde antique était plein de « Maîtres » de la pensée et de leurs disciples : Confucius en Chine, Moïse au Moyen-Orient, Zoroastre en Perse, Bouddha en Inde, Pythagore dans la Grande Grèce, etc. Mais les disciples, s’ils enrichissaient et approfondissaient la pensée de leurs maîtres, se gardaient bien de mettre en doute leurs affirmations. Par exemple, au sein de l’école pythagoricienne fleurissait une révérence totale pour la pensée du maître : « Ipse dixit » était leur formule indiquant que si Pythagore avait affirmé quelque chose, alors ce devait être la vérité !
L’âpre critique existait tout autant dans le monde antique : dans la Bible par exemple, le savoir religieux des Babyloniens était voué aux gémonies.
L’attitude d’un philosophe comme Anaximandre de Milet (Ve siècle avant J.-C.) a marqué une rupture fondamentale dans l’histoire de la pensée scientifique : s’il s’appropria les intuitions majeures de son maître à penser, Thalès, il en critiqua fondamentalement les affirmations. Le monde est fait d’eau et la Terre flotte dessus ? Faux, dit Anaximandre, le monde est fait de vide et la Terre y est en équilibre. Et ainsi de suite.
A mi-chemin entre la révérence absolue et le rejet brutal de celui qui pense différemment, Anaximandre a ouvert une troisième voie : le chemin de la connaissance, qui s’appuie sur les conquêtes intellectuelles des prédécesseurs pour en relever certaines erreurs et tenter de faire mieux.
Toute la science moderne découle de l’efficacité de cette troisième voie. Celle-ci fait le pari que la « vérité » est peut-être accessible, mais graduellement, et par raffinements successifs. Il faut étudier à fond les maîtres, comprendre leurs acquis intellectuels, mettre à jour leurs erreurs, les rectifier, et ainsi comprendre le monde un peu mieux… tel est le processus dynamique de la recherche scientifique.
A suivre : La naissance de la science (2/3) : Sur les épaules des géants
[1] Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, Paris, Dunod, 2009