La naissance de la science (3/3) : la Chine ou l’Occident ?

Conditions supplémentaires pour le développement de la science

Discuter les maîtres ne suffit pas pour asseoir la dynamique de la pensée scientifique : il y faut aussi un environnement social et politique favorables. Dans la Grèce antique, la base culturelle de la naissance de la science est aussi la base de la naissance de la démocratie. Concevoir une structure politique démocratique suppose en effet accepter que les meilleures discussions puissent émerger de la discussion entre tous plutôt que de l’autorité d’un seul. Anaximandre n’a fait que transporter sur le terrain du savoir une pratique déjà courante dans l’agora grecque : critiquer la position du magistrat, non pour lui manquer de respect, mais dans la conscience partagée qu’une meilleure proposition existe toujours.

Comme on l’a vu plus haut, cela n’a pas duré en Occident. Quelques siècles plus tard, l’empire romain a replacé le pouvoir entre les mains d’un seul, puis le christianisme a replacé le savoir dans les mains du divin et de ses intermédiaires, les prêtres. D’où une longue période de stagnation, voire de régression, du savoir scientifique en Occident.

Un autre facteur capital entre en jeu : le mélange des cultures. La Milet de Thalès et d’Anaximandre était le dernier avant-poste grec avant les royaumes moyen-orientaux ; elle commerçait avec le monde mésopotamien, possédait des comptoirs en Egypte, des colonies allant de la Mer Noire à Marseille. Exemple encore plus frappant : la période la plus florissante de la science antique s’est déroulée à Alexandrie, autour du fameux Musée et de sa Bibliothèque, fondés par les souverains de la dynastie des Ptolémée (le premier du nom, Ptolémée Sôter, était un ancien général d’Alexandre le Grand ; le savant éponyme auteur de l’Almageste, qui vécut cinq siècles plus tard, n’a aucun lien de filiation avec la dynastie). Le conseiller de Sôter, Démétrius, formé à l’école d’Aristote, recommanda au souverain de rassembler les livres de tous les peuples du monde qui permettraient de mieux les comprendre et d’entretenir avec eux des relations commerciales. Démétrius inspira également la fondation d’un temple dédié aux Muses du savoir. Ce ne fut pas le premier temple de cette sorte dédié aux patrons des arts et des sciences ; cependant, établi dans le demi-siècle ayant suivi l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, l’école du Portique de Zénon et le Jardin d’Epicure, situé de plus au sein d’un riche centre de commerce et d’échanges culturels internationaux, le lieu et l’époque étaient parfaits pour qu’une telle institution devienne florissante. Les savants de tous horizons (à l’époque, le bassin méditerranéen) furent invités à y transférer leurs activités d’observation et de déduction dans les domaines des mathématiques, de la médecine, de l’astronomie et de la géométrie; la plupart des découvertes du monde occidental allaient y être faites et débattues au cours des 500 années qui suivirent [1]

Ensuite, la science s’est développée dans différentes villes et différentes cultures qui faisaient partie de cette vaste zone que constituait la « civilisation occidentale ». Les côtes occidentales de l’Asie mineure, Alexandrie, Bagdad, Tolède ont été tour à tour le centre de recherches scientifiques. Au contraire, pendant très longtemps, l’Égypte antique et la dynastie babylonienne, puissantes et stables, n’avaient pas vu leur science progresser, même si, au début, étaient apparus des écrits mathématiques de haut niveau. Leur véritable rayonnement n’a débuté qu’après l’importation de cultures presque totalement différentes. Il apparaît ainsi que la science ait besoin d’un terrain riche et fertile où l’on puisse sans cesse explorer et confronter.

Par ailleurs, chaque progrès de la science semble lié à un personnage scientifique qui sort du rang et écrit un ouvrage remarquable. [2] Toutefois, les scientifiques ont toujours eu besoin d’être formés dans des institutions académiques. Ainsi y a-t-il eu l’Académie de Platon et celle d’Alexandrie, l’école fondée par Pythagore ou la Maison de la Sagesse du calife al-Mamun. Chacune de ces institutions, animée par des hommes exceptionnels et soumise à des règles strictes de fonctionnement, a perduré des siècles, voire un millénaire. Les universités, quant à elles, créées à partir du XIIe siècle, ont joué un rôle encore plus important, tout en contribuant au progrès de la science à l’époque de la Renaissance et au XVIIe siècle.

Rassemblés en un volume, quatre de mes romans consacrés à ceux qui, au cours des XVIe et XVIIe siècles, ont totalement changé notre vision de l’univers : Copernic, Kepler, Tycho Brahe, Galilée, Newton

Revenons pour conclure au problème de l’origine de la science moderne : pourquoi l’Occident plutôt que la Chine ?

Reconnaissons tout d’abord que, si la science est tenue pour une activité académique définie par son caractère démonstratif et systématique, la tradition scientifique est plus longue et plus marquée en Occident qu’en Chine. À l’époque des Han orientaux (25-220), seules deux œuvres scientifiques chinoises, Traité de la médecine interne et Essais sur la typhoïde, étaient comparables à l’Almageste sur le plan tant quantitatif que qualitatif. Ces deux livres sont, effectivement, à l’origine de la médecine et de la pharmacologie chinoises. Dans le domaine des sciences exactes, comme les mathématiques et la physique, on ne peut citer que Neuf Chapitres sur l’art mathématique et Canon des calculs sur le cadran solaire, dont la valeur scientifique est insignifiante par rapport à l’Almageste grec.

De plus, l’Almageste est le fruit de cinq siècles de recherches effectuées à l’Académie d’Alexandrie, foyer de la civilisation hellénistique. On a vu aussi que la tradition scientifique hellénistique remontait encore plus loin dans le passé, jusqu’à l’école de Milet et celle de Pythagore, qui ont existé du VIe au VIIe siècle avant notre ère. En Chine, seule la tradition confucéenne est comparable dans la mesure où elle a perduré des siècles durant et exercé une influence considérable. Il ne faut pas non plus oublier que l’origine de la science hellénistique remonte à la nuit des temps : les papyrus de l’ancienne Égypte et les milliers de tablettes d’argile de l’empire de Babylone, durant le règne d’Hammourabi, datent des XVIe et XIXe siècles avant J.-C., période donc plus ancienne que celle de l’écriture chinoise sur les carapaces de tortue. Et ces écrits, conservés jusqu’à nos jours, font état de questions mathématiques déjà aussi complexes que celles contenues dans les Neuf Chapitres sur l’art mathématique.

Mais surtout, une révolution scientifique comparable à celle advenue en Occident n’a pas eu lieu dans la civilisation chinoise, qui pourtant durant des siècles fut égale sinon supérieure, parce que dans la pensée chinoise, le maître n’est jamais critiqué, jamais mis en discussion. La pensée chinoise s’est développée par enrichissement et approfondissement, non par mise en question de l’autorité intellectuelle. Cela semble être l’explication principale au fait que la grande civilisation chinoise n’a pas réussi à comprendre que la Terre est ronde, avant que les jésuites de l’Occident soient arrivés au XVIe siècle pour leur expiquer. En Chine, s’il y eut jamais un Anaximandre, l’empereur lui a probablement fait trancher la tête…

En conclusion, on peut dire que, si la science moderne est née en Occident, cela n’est pas par hasard ni par accident, mais bien grâce à un long processus spécifique d’accumulation et de création.

[1] Jean-Pierre Luminet, Le bâton d’Euclide, J.-C. Lattès, 2001 ; LGF, 2005.

[2] Jean-Pierre Luminet, Les bâtisseurs du ciel : Copernic, Kepler, Galilée, Newton, J.-C. Lattès, 2010.

 

Première partie de l’article : La naissance de la science (1/3) : Anaximandre de Milet

Deuxième  partie de l’article : La naissance de la science (2/3) : Sur les épaules des géants

10 réflexions sur “ La naissance de la science (3/3) : la Chine ou l’Occident ? ”

  1. Cher Jean Pierre,

    Merci pour ce superbe blog riche et fascinant à la fois. Je reviens sur la question de naissance de la science. En fait bien entendu je partage avec toi la majorité de ce qui a été dit mais je veux ajouter quelques clarifications. Je vais essayer d’être bref, mais si tu veux plus de détailles je peux revenir sur plusieurs points.

    La science chinoise et surtout les mathématiques ont été de nature algorithmiques et ils ne connaissent pas la nécessité de la preuve ou la démonstration ou la mise en cause « quelque chose existe si je pouvais le construire » ce qui est en contraste avec la futur science mathématique de l’occident « quelque chose existe si je pouvais démontrer l’existence » induisant ainsi le développement de l’art de la rhétorique et la démonstration.

    D’un autre côté le statut du théorème de Thalès, qui n’a pas l’équivalent dans les mathématiques chinoises, ce théorème s’inspire des artistes grecs qui ont été caractérisés par leur réalisme « le rapport qui se trouvent dans le sujet doivent se retrouver dans sa présentation (quel qu’elle soit une sculpture ou dessin). C’est à partir d’une telle vision que le rapport entre de la nature et le géométrie a été établi.

    Les rapports qui se trouvent dans la nature doivent se trouver dans sa présentation et l’inverse est vraie. C’est à partir d’un tel paradigme que les grecs vont établir l ‘identification entre la géométrie, l’arithmétique (nombres pairs et impairs ou les nombres carrés et triangulaires) et la nature. C’est à partir de ce moment de l’histoire que la nature devient intelligible.

    Bien entendu ici, il y un savant qui manque dans ton récit, c’est Archimède, la pensée d’Archimède sera le guide de la plupart des savants occidentaux plus tard, surtout l’identification entre l’approximation et la parfait en rupture avec tout autre pensée grec, le polygone peut être utilisé pour décrire les lois du cercle etc…, la pensée d’Archimède sera la motivation principale en ce qui concerne la pensée du mouvement dans l’occident, Galilée lui même restera Archimédien jusqu’au bout, les principes d’équilibres captent l’idée de l’équation mathématiques (ou l’adéquation mathématique). Ceci me ramène à signaler l’importance de l’algébrisation de la géométrie et surtout la pensée de mouvement, où l’étude des courbes devient le moteur principal du développement de toutes les mathématiques occidentales, ce facteur différencie aussi la science chinoise de la nouvelle science occidentale. Ici il ne faut pas oublier Leibniz et son impact philosophique et scientifique sur la science occidentale. D’un certain point de vue Newton a unifié les deux points de vue d’Archimède et Descartes, Leibniz a ouvert un monde insoupçonné, de l’algébrisation du calcul différentiel à l’invention de binaire en plus de ce qu’on sait de ses interventions.

    Il reste pour éviter d’être encore plus long, la révolution industrielle et l’aspect ” ingeniering” des sciences occidentales, ce sont des changements que la chine n’a jamais connus l’équivalent.
    Bien à toi Joseph et encore une fois félicitations

    1. Merci Joseph pour tes excellents commentaires. C’est vrai que dans ce texte trop court qui ne fait qu’effleurer un vaste sujet, Archimède n’est pas explicitement nommé malgré son influence fondamentale, mais il l’est indirectement à travers l’école d’Alexandrie, à laquelle il s’est formé avant d’aller travailler à Syracuse. Quant à l’influence de Newton et Leibniz sur la révolution industrielle, je l’évoque dans mon livre “La perruque de Newton”.
      Bien à toi

  2. Cher Monsieur:
    1.La lecture de l’Anaximandre de Rovelli m’a frappé :peut–on dire que l’histoire de la science c’est d’une certaine façon l’histoire de la relativité,ou encore la traque des faux absolus? (Anaximandre :lehaut et le bas sont relatifs, Copernic :la position de laterre est relative;Galilée: le repos est relatif; Einstein :le temps est relatif…
    2. Est-il vrai que les Chinois ne connaissaient pas l’esprit critique? Je connais une autre explication, celle de la forma mentis occidentale, analytique, et l’orientale, synthétique, cf Richard Nisbett, Why Westerners and Easterners think differently. Qu’en pensez-vous ?
    3. Il est d’usage de dire que la science moderne nait avec Galilée, et que sa grande innovation es d’avoir mathématisé la nature. Ceci me semble erroné: l’idée de mathématiser la nature remonte aux Grecs, Pythagore, Platon, Archimède, et Galilée reprend cette tradition.En revanche la grande originalité de Galilée, c’est d’avoir compris l’équivalence entre repos et mouvement uniforme. C’est à partir de là qu’il a pu mathématiser le mouvement, et non l’inverse
    4. L’une des grands innovations attribuées aussi à Galilée c’est l’expérimentation. Est-i raisonnable de penser que les savants hellénistiques ne pratiquaient jamais l’expérimentation?
    Merci d’avance
    Bien cordialement
    JP Castel
    auteur de Science et religions monothéistes, l’inévitable conflit, Berg Internatinal, 2014

    1. Merci pour vos commentaires fort pertinents, avec lesquels je suis parfaitement d’accord pour l’essentiel. Si certains savants grecs ne pratiquaient guère l’expérimentation, étant davantage philosophes (cf. Aristote et sa “théorie” de la chute des corps), d’autres, comme Archimède ou Héron d’Alexandrie, ont intensivement pratiqué l’expérimentation dont ont été issues de géniales découvertes.

  3. Cher Monsieur,
    je me permets de vous demander si vous avez bien reçu mon commentaire d’il y a quelques semaines, où je vous demandais:
    – comment expliquer, et à qui remonte, la caractérisation de la science moderne par la mathématisation, alors que le vrai tournant opéré par la science moderne, c’est le principe d’inertie, un principe physique, qui a permis dereprendre la mathématisation là où Archimède l’avait laissée
    – si vous aviez un avis sur le livre de Lucio Russo, selon lequel la science hellénistique aurait très porbablement déjà découvert le principe d’inertie voire la gravitation.
    Merci d’avance
    JP Castel

    1. Excusez la réponse tardive, j’ai eu de gros empêchements. Je ne connais pas le livre de Russo, a priori sa thèse me laisse perplexe. On pense généralement que le premier savant à avoir entrevu le principe d’inertie est Jean Philopon, au VIe siècle. Mais j’ai une telle admiration pour la science grecque que je voudrais bien être convaincu du contraire…

  4. A propos de livre de Lucio Russo : je n’ai trouvé jusqu’à maintenant que des commentaires favorables, y compris de lapart de Carlo Rovelli . Si vous m’indiquez une adresse mail, je peux vous envoyer son long article sur Hipparque, et l’introduction de son livre

    1. PS: je rencontrais ce matin Dominique Vibrac, président du Cercle Ernest Renan (et moi vice-…). Nous serions très honorés si vous acceptiez de nous faire une conférence, sur un thème de votre choix autour de science et religion.
      Merci d’avance
      JP Castel

  5. Bonjour , Comment les anciens chinois expliquaient ils le poids des objets (notion de poids des objets qui est intuitive à chacun depuis “toujours”) ? Quels étaient leur modèles théoriques en la matiere ? En occident, Newton a expliqué le poids par la presence d’une force appelée attraction universelle, comment les chinois nommaient ils les forces à l’oeuvre ?

    1. Bonjour,
      Les anciens chinois étaient d’extraordinaires inventeurs mais ne développaient pas de théorie sur les phénomènes physiques. Comme le rappelle Joseph Needham (Science and Civilisation in China) il n’y avait même pas de mot spécifique pour la gravité. Le mot “chung” signifiait “pesant”. Il a fallu attendre Newton pour qu’un nouveau mot apparaisse, “chung-li”, qui veut dire “force du poids”.

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