Suite du billet précédent
La beauté de l’invisible
Ce thème renvoie immédiatement aux célèbres aphorismes d’Héraclite tels que « Nature aime se cacher » ou « L’harmonie invisible plus belle que l’harmonie visible ». Y a-t-il vraiment un « ordre » dans l’invisible ? Dans La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche distingue la beauté apollinienne – qui serait plutôt celle de l’harmonie visible, du parfait -, de la beauté dionysienne – qui correspond à la beauté cachée d’Héraclite, celle qui ne se voit pas, beauté relativement inquiétante et incontrôlable car c’est celle de l’inconnu, où règnent peut-être chaos et désordre.
Que nous disent à ce propos l’astrophysique et la cosmologie modernes ?
Ce qu’on appelle “lumière” au sens habituel du terme n’est qu’une partie infinitésimale du spectre électromagnétique, lequel décrit toutes les formes possibles de la lumière en fonction de sa fréquence, depuis les basses fréquences correspondant aux ondes radio jusqu’aux très hautes fréquences qui sont celles des rayons X et gamma, en passant par les micro-ondes, l’infrarouge ou l’ultra-violet. Tout au long du XXe siècle ont été développés des instruments capables d’observer l’univers dans tous ces domaines du rayonnement électromagnétique, et d’en reconstituer des images en « fausses couleurs ». Première constatation, un astre donné – par exemple le Soleil – est tout aussi « beau » lorsqu’il est vu en rayons X ou en ultraviolet que dans le visible – où finalement il se réduit à une simple boule jaune et ronde !
L’élargissement de la vision à toutes les longueurs d’onde s’est ensuite ouvert à d’autres messagers que les photons du rayonnement électromagnétique : les neutrinos, les rayons cosmiques ou les ondes gravitationnelles nous apportent désormais d’autres « belles images » de l’univers, quoique plus difficiles à déchiffrer.
Quant à la cosmologie relativiste moderne, elle nous révèle que ces fameuses « illuminations célestes », celles de la matière visible – étoiles, nuages de gaz, galaxies, etc., représentent seulement 0,5% du véritable contenu matériel et énergétique de l’univers ! L’essentiel, ce qui gouverne la forme et l’évolution de l’univers, est constitué de matière sombre et d’énergie noire. Cela ne signifie pas pour autant que la cosmologie relativiste s’est entièrement trompée ; au contraire, car cette part invisible est bel et bien prédite par les modèles. Cela semble plutôt confirmer l’intuition d’Héraclite : la nature aime se cacher. Evidemment le terme « aimer » suggère une intention qui n’a pas lieu d’être. La nature est cachée, un point c’est tout, mais ce que je trouve beau dans l’activité du cosmologiste, c’est de développer des outils à la fois expérimentaux et conceptuels permettant de décoder l’univers invisible.
Selon les dernières mesures, 45% de la matière noire serait de nature atomique, c’est-à-dire faite comme nous ; 27 % ne serait pas sous forme atomique, et la physique des hautes énergies propose tout un ensemble de particules candidates qui n’ont pas été directement détectées mais qui laissent une trace en influant la formation des grandes structures ; enfin, 68% serait sous la forme d’une mystérieuse « énergie noire » – peut-être liée au vide quantique -, qui expliquerait l’accélération effectivement observée de l’expansion cosmique.
La Beauté des concepts
Je terminerai brièvement avec quelques commentaires sur la beauté des représentations et des constructions théoriques – le thème ayant déjà été largement abordé par les orateurs précédents. Ont déjà été évoquées la beauté de la découverte scientifique (Galilée et sa lunette, Newton et la décomposition de la lumière blanche en les couleurs l’arc-en-ciel, etc.), la beauté prédictive des théories (les antiparticules, les neutrinos, le boson de Higgs, les étoiles à neutrons, les trous noirs, le rayonnement cosmologique fossile, etc.), la beauté de la simplicité et de l’économie (« Il est inutile d’accomplir par un plus grand nombre de moyens ce qu’un nombre moindre de moyens suffit à produire », Guillaume d’Ockham , XIVe siècle), la beauté de l’unification des forces physiques (Galilée, Newton, Maxwell, Einstein, le modèle standard des particules, la théorie des cordes).
La vieille question platonicienne se repose alors : le Beau serait-il donc le Vrai ? « Il semble que si l’on travaille avec le but d’obtenir de la beauté dans ses équations, et si on a vraiment une vue juste, on est dans une voie sûre de progrès », a déclaré le grand physicien Paul Dirac en 1963, et « C’est une chose mystérieuse que ce qui apparaît élégant a de meilleures chances d’être vrai que ce qui est laid » a renchéri Roger Penrose en 1990.
Sacré pari ! Pour moi, il n’y a pas d’aussi forte équivalence, et j’adhèrerai plutôt au jugement plus balancé d’Hermann Weyl : « Mon travail a toujours cherché à concilier vérité et beauté, mais lorsque j’avais à choisir entre l’une et l’autre, généralement je préférais la beauté ». N’est-il pas en effet téméraire, sinon prétentieux, de parler d’une vérité de l’univers à travers son apparente – et subjective – beauté ? Pour le philosophe Francis Bacon, la notion d’harmonie du monde est une construction fictive de l’esprit : « L’entendement humain incline naturellement à supposer l’existence de plus d’ordre et de régularité dans le monde qu’il n’en trouve. Et quoique il y ait dans la nature beaucoup de choses singulières et sans symétrie, il leur trouve des parallèles et des relations qui n’existent pas » (Novum Organum, 1620).
Sans doute, mais cette construction intellectuelle n’est-elle pas nécessaire pour faire avancer notre compréhension du monde ? En tant que de physicien théoricien, au-delà de la beauté de l’univers vue avec les yeux physiques, j’essaie d’en percevoir les aspects plus profonds à travers les yeux de l’esprit. Il s’agit essentiellement d’une beauté cachée, mais ce qui est beau justement, c’est que cette beauté, d’une certaine façon subjective, peut être révélée par la pensée. Souvenons-nous de la citation d’Einstein, affirmant que « seule la pensée pure est compétente pour comprendre le réel. »
Dans mon propre travail, j’ai toujours suivi une démarche liée à l’esthétique, non pas parce que cela me paraissait plus « vrai » ou même plus utile, mais parce que cette combinaison de raison et d’émotion me donnait du plaisir. C’est ainsi que j’ai pu jouir de la beauté des trous noirs (j’ai été le premier à en calculer une magnifique image par l’ordinateur, en 1979), la beauté de la cosmologie (sublime décodage des harmoniques du rayonnement fossile), et beauté suprême de la géométrie (qui m’a conduit à proposer en 2003 un modèle d’univers faisant appel à l’espace sphérique dodécaédrique de Poincaré).
Bravo pour votre blog fort instructif. Qui dit esthétique dit aussi art visuel. Donc voici un essai visuel sur la poésie quantique.
https://picasaweb.google.com/112324695505201359731/PoetiqueDuPrimitifQuantique#
ou bien sur Google cherchez : archive poésie quantique
Esthétiquement vôtre Claude Paquet
cher mr luminet , je regarde vos conférences sur le net et je consulte fréquemment votre blog afin de satisfaire ma curiosité toute récente mais désormais dévorante pour l’astrophysique et la cosmologie. vous etes pour moi , en ce moment, l’éclaireur , celui qui me permet de ” déchiffrer” les mystères de l’univers.
mais malgré mes recherches je ne parviens pas à obtenir une réponse précise. je me suis donc résolu à vous poser ma question par le biais de la rubrique ” commentaire”.
selon certaines théories, les trous noirs (ou les trous de ver) seraient des portes spatio-temporelles débouchant sur d’autres univers parallèles . i l s’agit encore d’hypothèses scientifiques ou d’extrapolations science-fictionnesques mais peu m’importe.
quand on parle du destin ( de la mort? ) de l’univers quelque soit le scénario (big rip ,big freeze,big crunch ) cela signifie t il que ces univers parallèles disparaitraient avec notre univers ou bien survivraient ils alors que notre univers aurait disparu?
je vous remercie de votre attention et bravo pour votre travail de vulgarisation qui permet au grand public une véritable prise de conscience cosmologique.
Bonjour Mr Luminet, je ne sais pas si vous preterez attention à ma question, mais celle-ci me travaille depuis pas mal de temps…
Celle-ci est à propos des trous noirs et de leurs horizon.
Si un objet penetre l’horizon d’un trou noir, pour un observateur exterieur, l’objet en question semble alors s’arreter dans le temps.
Ma question est donc la suivante : comme les trous noirs on deja absorbé des “objets”, pourquoi ne les voit-on pas immobiles, comme figés à l’horizon du trou noir ?
Dans ce cas, (pour un observateur exterieur), l’horizon des trous noirs devraient etre remplis d’objets non ?
Je ne sais pas si j’ai été assez clair et je pense que vous n’avez pas de temps à consacrer à toutes les questions que vous recevez.
Je tiens tout de meme à vous féliciter pour votre travail et à la magnifique vulgarisation que vous faites de votre passion.