Il y a exactement 500 ans, le 16 février 1514, naissait Georg Joachim von Lauchen, dit Rheticus. Qui le connaît aujourd’hui, à part quelques historiens des sciences ? Sans lui, pourtant, Nicolas Copernic n’aurait jamais publié son traité De revolutionibus orbium coelestium (« De la révolution des orbes célestes »), l’avènement de la théorie héliocentrique et la révolution scientifique qui a suivi auraient été retardées de plusieurs décennies….
Pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’histoire de l’astronomie, je rappelle que depuis le début des temps et jusqu’à Copernic, en passant par Ptolémée au IIe siècle de notre ère, la Terre était considérée comme immobile au centre de l’univers. A la naissance de Rheticus, Copernic a déjà 40 ans. Il vient de distribuer confidentiellement à quelques savants et lettrés soigneusement sélectionnés des manuscrits de son Commentariolus, dans lequel il pose l’hypothèse que le Soleil est au centre du monde et non pas la Terre ; cette théorie dit « héliocentrique », implique donc que la Terre possède un double mouvement, l’un de rotation sur elle-même en 24 heures, l’autre de révolution autour du Soleil en une année. Deux mille ans auparavant, à Alexandrie, le génial Aristarque de Samos avait déjà émis la même hypothèse. Son ouvrage avait disparu dans l’incendie de la Grande Bibliothèque, mais Cicéron, Plutarque et Archimède l’avaient mentionné. Copernic en avait donc pris connaissance, il cita Aristarque dans son manuscrit initial, mais biffa par la suite toute mention des théories de l’astronome antique.
Pour en revenir à Rheticus, son nom d’origine est Georg Joachim Iserin. Il est né à Feldkirch (aujourd’hui en Autriche), dans la province de Rhétie. A l’âge de 14 ans il assiste à la décapitation publique de son père, médecin de la ville et membre du conseil gouvernemental, accusé de sorcellerie par ses ennemis. Le nom d’Iserin étant proscrit, il adopte le nom de jeune fille de sa mère d’origine italienne, De Porris, qui en allemand deviendra von Lauchen. Toujours en quête d’identité (son homosexualité lui vaudra aussi bien des tourments), ce n’est que plus tard qu’il adoptera le nom latinisé de Rheticus (le Rhétien), avec lequel il signera tous ses ouvages.
Etudiant les mathématiques à Zurich puis à l’université de Wittenberg, il montre rapidement de grandes dispositions et, protégé par Philippe Melanchthon – le grand intellectuel de la Réforme – il est nommé dès l’âge de 22 ans professeur de mathématiques, de géométrie et d’astronomie. C’est alors qu’en mai 1539 il découvre, à la bibliothèque de l’université, le manuscrit du Commentariolus, dans lequel Copernic expose les bases du système héliocentrique. Rheticus est subjugué et décide de se rendre à Frauenburg (aujourdhui Frombork), pour devenir le disciple de l’astronome polonais.
Mais je ne vais pas vous raconter ici toute la vie agitée de Rheticus. D’une part vous la trouverez résumée dans l’excellent article de Wikipedia qui lui est consacré. D’autre part, si vous avez le temps et si le cœur vous en dit, vous la trouverez largement développée dans mon roman « Le secret de Copernic », dont Rheticus est le second héros.
Pour le présent billet je me contenterai de rappeler que, devenu seul et unique disciple du vieux Copernic (alors âgé de 66 ans), Rheticus se plonge dans les notes éparses de son maître, les complète et, dès septembre 1539, en rédige un condensé qui paraît à Gdansk en 1540 sous le titre de Narratio Prima (Exposé premier) : c’est bel et bien le premier livre imprimé de l’histoire exposant le modèle héliocentrique !
Il faut ici apprécier le courage de Rheticus, qui n’a pas voulu faire prendre de risques à son maître, lequel était très réticent à publier. Peu de temps auparavant, le 4 juin 1539, Martin Luther avait en effet fermement condamné la thèse copernicienne, déclarant notamment : « Le fou veut renverser complètement l’art de l’astronomie ! Mais comme l’enseignent les Saintes Écritures, Josué a ordonné au Soleil de s’arrêter, non à la Terre. »
Constatant toutefois que son ouvrage est bien reçu par les autorités religieuses, Rheticus convainc enfin Copernic d’achever son grand œuvre. Il surveille l’impression du De revolutionibus à Nuremberg mais, nommé professeur à Leipzig fin 1542, il laisse la responsabilité éditoriale à Andreas Osiander, un théologien luthérien. Or, ce dernier outrepasse son mandat ; à l’insu de Rheticus, et bien entendu de Copernic, il rédige une préface anonyme qui ravale le nouveau statut de la Terre au rang d’un simple artifice mathématique tout juste commode pour le calcul des éphémérides, mais ne reflétant nullement la réalité du monde – que, selon lui, seuls les théologiens sont aptes à révéler. Pourtant, la préface qui suit, de la main de Copernic et qui dédie l’ouvrage au Pape Paul III, est sans ambiguïté sur l’attribution « au globe terrestre de certains mouvements. » Quand il reçoit les première épreuves et qu’il prend connaissance de la préface, Copernic croit à une trahison de son disciple ; il meurt le 24 mai 1543 des suites d’une attaque cardiaque.
Si vous voulez savoir ce qu’il est advenu de Rheticus après cette sombre affaire (il est mort en 1574), lisez Le secret de Copernic:
Je vous en livre pour finir cet extrait, dans lequel Rheticus découvre pour la première fois la thèse copernicienne :
Après seulement quatre années d’études, Rheticus devint maître ès arts et se vit nommer, à vingt-deux ans, à la chaire de mathématiques élémentaires de l’université de Wittenberg, tandis que son prédécesseur, Erasmus Reinhold, de trois ans son aîné, passait à celle de mathématiques supérieures. Pour obtenir sa maîtrise, il avait brillamment répondu à la question que lui avait posée Melanchthon, sur le bien-fondé des prédictions astrologiques.
Son enseignement lui laissait assez de loisirs pour approfondir ses propres connaissances en matière d’astronomie. Melanchthon lui avait déconseillé de poursuivre ses recherches alchimiques, avec plus de virulence encore que Paracelse lui avait recommandé d’oublier la médecine. Mais de façon bien moins drôlatique et bien plus feutrée, donc plus menaçante. Rheticus se résigna donc à ne pas suivre, du moins pour le moment, la voie tracée par son père, et surseoir ainsi au serment qu’il s’était fait au pied du bûcher de Feldkirch : venger le martyr en le surpassant.
Un jour que Rheticus visitait son confrère Reinhold pour lui vanter les mérites d’un de ses étudiants de l’an passé, il remarqua sur la table un volume à la couverture de carton épais broché par une simple ficelle. Tandis qu’il exposait son cas, du coin de l’œil il lut à l’envers le titre en latin, sans nom d’auteur, écrit d’un pinceau épais sur une grossière étiquette qui jaunissait déjà.
— De Revolutionibus Orbium Cœlestium… Est-ce un nouveau traité d’astronomie que vous nous préparez là, cher ami ? demanda-t-il poliment.
Reinhold eut la maladresse de prendre précipitamment la grosse liasse cartonnée et de la ranger sur une tablette, derrière son siège.
— Un manuscrit sans intérêt que m’a envoyé un vieux chanoine papiste un peu fou, reclus au fin fond de sa Pologne natale, et qui se pique d’astronomie. Ce genre d’olibrius qui prétend redécouvrir le monde et n’invente que le fil à couper le beurre. Vous devez en recevoir pas mal, vous aussi, de ces élucubrations. N’est-ce pas ? Ces gens-là nous font perdre un temps précieux, mais il nous faut bien les lire… Il arrive parfois que l’on y trouve quelques perles dans ce tas de fumier.
Il jouait un peu trop l’indifférent et le blasé, ce qui eut pour effet de piquer la curiosité de Rheticus. Il se fit le plus léger qu’il put et répliqua :
— Prêtez-le moi donc ! Je me délecte de ces sottises. Et qui sait si, un jour, je n’en composerais pas un florilège que je présenterais à mes étudiants. Je suis profondément convaincu que le rire peut être une excellente forme d’enseignement.
— Hélas, je ne puis. Cet ouvrage m’a été confié par le révérend Melanchthon, et il n’en existe qu’un seul exemplaire au monde.
— Ah bah ! J’avais cru vous entendre dire tout à l’heure que c’était à vous que ce chanoine polonais avait envoyé l’ouvrage, susurra Rheticus avec désinvolture.
Reinhold blêmit : il avait été pris en flagrant délit de mensonge. Il abrégea l’entretien le plus qu’il put sans manquer à la courtoisie. Rheticus se rendit alors chez Melanchthon et, dissimulant sa brûlante impatience, il lui demanda :
— Je suis en passe d’achever mon commentaire sur La Sphère attribuée à Proclus. Mais avant de le confier à l’imprimeur, j’aurais peut-être besoin d’informations supplémentaires. Avez-vous entendu parler, révérend, d’un chanoine polonais qui aurait dit là-dessus des choses intéressantes ?
— Copernic de Thorn ? Qui vous a parlé de lui ?
Melanchthon avait posé cette question avec son phrasé ronronnant de chat lové dans un fauteuil, qui relâche un instant la souris de ses griffes. Il fallait jouer très fin.
— Je ne me souviens plus très bien. Le docteur Paracelse, lors de notre rencontre à Zurich, peut-être… Mais vous connaissez mieux que moi les extravagances du bonhomme, et… Je ne sais d’ailleurs s’il m’avait donné ce nom-là ou un autre. Et puis, les Polonais ont de ces patronymes qu’il est bien difficile de retenir…
Le Réformateur, d’ordinaire si méfiant, n’y vit pas malice. Il avait en secret composé la carte zodiacale de son ancien étudiant, ce qui l’avait convaincu tout à la fois du génie de Rheticus, ce qui était loin d’être faux, mais aussi de sa candeur. Sur ce point, la gueule d’ange de Joachim l’avait abusé. Alors, car il savait faire vibrer la corde sensible :
— Mon fils… Permettez que je vous appelle ainsi, car après tout ne suis-je pas un peu le géniteur de l’excellent professeur que vous êtes devenu ? Mon fils, laissez donc ces nouvelles théories fort peu canoniques à votre aîné Erasmus Reinhold. Il s’en délecte. Vous, contentez-vous de remonter aux sources, aux Anciens et à leur sagesse. Cela tempérera peut-être un peu votre fougue et vos ardeurs un peu désordonnées.
Rheticus connaissait trop bien son ancien professeur de grec pour savoir ce qui se dissimulait derrière cette éternelle ironie caustique. Il se retira, très content de lui : il avait appris le nom de l’auteur du mystérieux manuscrit et, à l’évidence, ces Révolutions n’étaient pas du fait d’un hurluberlu. Il avait senti au contraire que se cachait sous cette couverture en carton quelque chose de bien plus important que Melanchthon et Reinhold l’avaient laissé entendre…
Très intéressante cette histoire ! Quelles vies pour ces savants !
Après toutes ces conférences sur “Les bâtisseurs du ciel” que j’ai pu suivre grâce au Net (et aussi les trous noirs, l’énergie sombre, l’eau dans l’univers, etc…), j’avoue que l’extrait laissé donne envie de s’attaquer à ces romans. C’est bien écrit et très humain, j’aime !