J’éprouve une passion pour la musique classique depuis le premier instant où j’en ai écouté un morceau : j’avais 12 ans, un tourne-disques tout nouveau et une ignorance totale de la musique. J’ai commencé par écouter les variétés de l’époque : Sheila, Richard Anthony, The Shadows. En fait je ne faisais que suivre les goûts de mon frère et de ma sœur aînée, qui ramenaient quelques disques à la maison avec leur argent de poche.
Un événement imprévu a bouleversé mon rapport à la musique, et pour tout dire a changé ma vie. J’avais 11 ans, mon maître d’école, qui avait dû percevoir en moi une certaine sensibilité artistique, m’a tendu à la fin d’un cours quelques 33 tours de musique classique en me disant « Tiens, je te les prête, je pense que ça pourrait te plaire ». Oh, ce n’était rien que du très classique : La Petite Musique de Nuit de Mozart, la 5e Symphonie de Beethoven, la 2e Rapsodie Hongroise de Liszt. Mais pour moi ce fut une révélation absolue (je me souviens encore aujourd’hui des titres et des pochettes).
Du jour au lendemain, je n’ai plus écouté de variétés. Après cette première expérience concluante, mon providentiel instituteur m’a prêté des disques un peu plus difficiles, comme la Symphonie Fantastique de Berlioz, puis Le Sacre du Printemps de Stravinsky, qui m’a laissé cloué sur place. Dès lors je me suis mis à explorer comme un fou, en autodidacte cette fois, l’immense répertoire de la musique classique, empruntant des disques, commençant à en acheter avec mes petites économies. J’ai commencé par la musique d’orchestre et le piano, le reste – musique de chambre, opéra, musique ancienne –, qui me paraissait de prime abord plus aride, est venu plus tard. Je me suis mis à rêver de devenir chef d’orchestre, mais mon milieu géographique et social ne me permettait pas de suivre des études poussées dans un bon conservatoire. Alors je m’enfermais dans ma chambre, mettais un disque de musique symphonique à fond et dirigeais un orchestre imaginaire.
Quand j’ai eu quatorze ans, mon parrain, qui jouait de l’accordéon et dont le fils se débrouillait bien au piano, lui a acheté un instrument flambant neuf et a eu la merveilleuse idée de m’offrir l’ancien. Prodigieux cadeau qui, là encore, a changé ma vie. Je me suis tout de suite passionné pour le clavier. Mais les trois premières années, j’ai eu un professeur de caricature, une vieille fille de province qui ne jurait que par la Méthode Rose et les Classiques Favoris. Mes parents ne pouvaient m’offrir qu’une heure de cours par semaine, et sur ce temps réduit on m’imposait 3/4 d’heure de solfège et de dictée musicale. Or, je n’avais plus rien à apprendre sur ce plan, car j’avais facilement appris à solfier, à lire et à écrire la musique dès l’âge de six ans : en fin de classe on nous mettait d’office à l’école de musique, qui servait plus ou moins de garderie… Quand j’ai voulu arrêter ces mornes leçons, ma mère m’a convaincu que je le regretterais plus tard, alors j’ai posé mes conditions : faire une heure entière de piano et choisir mes morceaux. Le professeur a dû accepter à contrecœur, et quand je lui ai proposé mon premier choix, le Cinquième Nocturne en fa dièse majeur de Chopin, elle a pâli car c’était trop difficile pour elle. Pour moi aussi d’ailleurs, mais il fallait bien essayer!
Le pire, c’est lorsque je lui ai apporté, tout fier, ma première composition musicale. C’était très influencé par les sonatines de Beethoven, mais c’était au moins une tentative créatrice, avec une partition bien écrite puisque je connaissais mon solfège. Elle a écouté mon morceau avec beaucoup de réticence, et m’a interrompu au milieu en disant : « N’essaye plus jamais de composer quoi que ce soit, après Mozart et Beethoven, ce n’est plus la peine » !
L’année d’après, à 17 ans, j’ai rencontré un homme extraordinaire, Arthur Petronio. Ancien violoniste prodige (élève d’Ysaye, il avait joué devant le roi de Suède à l’âge de 5 ans), compositeur, poète, peintre, il avait dirigé le conservatoire de Reims, qui avait été saccagé par les Allemands pendant la guerre, et il s’était retiré depuis dans un petit village du Lubéron. Je lui dois la vraie compréhension de la musique. Les leçons de piano n’en étaient plus. J’y passais tous mes samedis après-midi, alors que je ne payais qu’une heure, et je jouais à peine de l’instrument. Ce qui intéressait Petronio, c’était de faire mon éducation musicale et culturelle. Au bout de quelques mois, j’ai osé lui parler de mes compositions (j’avais dans l’intervalle passé des étés entiers à composer des pièces pour le piano, techniquement trop difficiles pour moi, tour à tour et naïvement influencées par mes découvertes et enthousiasmes musicaux : Chopin, Debussy, Bartok, etc.). Non seulement il m’a encouragé à continuer, mais il m’a même donné gratuitement des cours d’harmonie et de contrepoint. Quel enrichissement ! Il me parlait aussi littérature et poésie, il avait côtoyé et correspondu avec tous les plus grands artistes de son temps, me montrant des lettres de Cocteau, Eluard, Max Jacob.
C’était un novateur, comme Varèse. Dès les années 1930 il avait conçu une forme d’expression musicale, qu’on appellerait plus tard musique concrète et qu’il appelait « verbophonie ». Il s’agissait de mêler la voix sous toutes ses formes (chant, parole, souffle, borborygmes, etc) à d’autres sons naturels : crissement du crayon sur papier, sifflement du vent dans les branches, etc. Il passait des journées entières avec un magnétophone à bande, puis faisait des montages sonores, comme devaient le faire plus tard Pierre Henry, Pierre Schaeffer et d’autres dans des studios électroniques sophistiqués.
Après mon bac, j’ai quitté la maison pour poursuivre mes études supérieures à Marseille puis à Montpellier, et j’ai donc passé plusieurs années sans vraiment disposer de piano. Pour compenser un peu, j’avais acheté une guitare et appris à gratter les accords de base. Je me rattrapais durant les étés, quand je revenais chez moi, je n’arrêtais pas d’acheter toutes les partitions du répertoire, que je prenais plaisir à déchiffrer sans parvenir à en jouer une seule correctement, et aussi à composer. J’ai commis ainsi de trop nombreux opus, allant de pièces pour piano seul à des morceaux pour piano à quatre mains, et des mouvements de sonates pour violon et piano ou flûte et piano. Les amateurs de piano et/ou pianistes amateurs curieux peuvent télécharger ici la partition de ma Polka pour piano à 3 mains, que j’ai mise “au propre” récemment grâce à un logiciel d’écriture musicale et que j’ai eu l’occasion de jouer avec des amis dans de petits récitals.
Je me souviens aussi m’être amusé à planter des punaises sur les marteaux en feutre de mon pauvre instrument pour imiter le son d’un clavecin. A l’époque je n’avais pas encore entendu parler des pianos préparés de John Cage !
Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que, désormais installé en région parisienne pour exercer mon métier d’astrophysicien, j’ai pu acheter mon propre piano, un assez bon Pleyel quart-de-queue. Sur les conseils de Daniel Varsano, un concertiste professionnel que j’avais croisé, j’ai repris des leçons de piano avec une vieille et charmante mademoiselle, Antoinette Herbault, une ancienne répétitrice de l’Académie Marguerite Long, mais le niveau d’exigence s’est rapidement révélé incompatible avec mon travail de jeune chercheur. Je me suis donc arrêté au bout de quelques mois, ne trouvant pas le temps de travailler techniquement entre les leçons – d’autant que, de par mon caractère naturel, j’ai horreur de toute tâche répétitive, ce qui constitue un obstacle majeur pour le travail pianistique avec ses gammes, arpèges et autres octaves brisées qu’il faut répéter inlassablement.
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Et ce qu’il y a de bien avec la musique c’est qu’elle indiquerait clairement la façon de comprendre le langage écrit : il faut écouter la musique du début à la fin pour comprendre ce qu’il y a à comprendre. Et l’ensemble du texte ne se laisse pas non plus disséquer en unité de sens. Alors naturellement les fausses notes sont ce qui empêche la compréhension de la mélodie, et les mots qui clochent avec le texte existent par analogie, pour montrer… mais non, ce paragraphe est dans l’impossibilité par nature de délivrer une vérité.
Car , si l’on développe cette idée dans la vraie vie,chaque texte, chaque musique se comporte comme un pauvre mot ou une pauvre note si on le comprend dans la totalité des phénomènes concernant un observateur. Et ainsi de suite dans la durée, dans les durées des points de vues compréhensifs.
Il est donc tout aussi évident que cette idée, cette compréhension qui a titillée l’esprit, n’est elle même qu’une fausse note. Alors comment comprendre qu’un simple geste nous paraisse si vrai, un sentiment si profond, une équation si logique, si ce n’est par notre capacité de comprendre même avec les fausses notes, l’erreur…
Merci Mr Luminet de nous avoir fait voyager par l’intermediaire de votre recit biographique musical.
En tant qu’artiste, je ne peux qu’etre sensible a cet Univers musical Classique mais intemporel.
Il m’inspire quelquefois….
Et tellement enrichissant !