Féru de mathématiques et de sciences naturelles, Raymond Queneau (1903-1976) a adhéré à la Société mathématique de France en 1948 et commencé à appliquer des règles arithmétiques pour la construction d’œuvres littéraires. Il a fondé en décembre 1960, avec François Le Lionnais, un groupe de recherche littéraire qui allait très vite devenir l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Sa soif de mathématiques combinatoires s’est étanchée avec la publication en 1961 de son livre-objet Cent mille milliards de poèmes, sorte d’hypertexte avant la lettre offrant au lecteur la possibilité de combiner quatorze vers de façon à engendrer 1014 combinaisons possibles. Il a aussi publié, en 1972, un article dans une revue pour chercheurs, Journal of Combinatorial Theory. Le succès littéraire lui était déjà venu en 1947 avec Exercices de style, inspirés par L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, et le succès populaire en 1959 avec Zazie dans le métro, adapté au cinéma par Louis Malle.
Cent mille milliards de poèmes est un livre composé de dix feuilles, chacune découpée en quatorze bandes horizontales, chacune portant sur son recto un vers. En tournant les bandes horizontales comme des pages, on peut donc choisir pour chaque vers une des dix versions proposées par Queneau, ce qui fait 100 000 000 000 000 poèmes potentiels. |
Mais c’est sa Petite cosmogonie portative (1950), texte relativement peu connu, qui constitue à mon sens le sommet de son art. Cette merveille de la poésie scientifique fait l’objet de cette série de billets.
Un De rerum natura du XXe siècle
La Petite cosmogonie portative est un poème épique mettant en vers une somme encyclopédique des connaissances en vigueur dans les sciences de la nature. En s’appuyant sur les théories cosmogoniques les plus récentes, sur les découvertes de la biologie contemporaine et sur l’histoire des inventions techniques, Queneau retrace toute l’histoire de l’univers, de l’atome primitif aux ordinateurs, en passant par l’évolution des formes de la matière et des organismes vivants.
Très vite, le célèbre naturaliste Jean Rostand a été un commentateur enthousiaste et informé de ce livre[1], mettant en relief la présence, dans son organisation interne, d’éléments d’une véritable philosophie naturelle fondée sur de solides bases épistémologiques. Italo Calvino lui vouait une admiration inconditionnelle, considérant qu’il s’agissait d’un des exploits les plus extraordinaires de la poésie du XXe siècle[2].
De fait, pour le choix de la forme poétique, Queneau s’inspire du De rerum natura de Lucrèce, une œuvre où la poésie est mise au service d’une cosmogonie au sens moderne du terme, c’est-à-dire d’une entreprise d’explication universelle par la connaissances des lois qui gouvernent l’univers. Queneau lui emprunte la disposition en six chants, ainsi que le système de découpage interne. Au début de chaque chant il insère en effet une table synoptique, avec l’index des matières et l’indication des vers correspondants, à la manière des légendes intercalées aux vers du texte classique.
Moins ambitieuse que celle de Lucrèce, la cosmogonie de Queneau se veut petite et portative. Le titre met bien en relief les intentions ironiques du poète, qui se montre plutôt sceptique quant à son entreprise : au moment où la spécialisation des recherches et la conséquente fragmentation des savoirs semblent infirmer toute entreprise d’explication universelle, un nouveau De rerum natura ne saurait être envisagé que sur un mode dérisoire et ironique. Ainsi Queneau parodie-t-il le célèbre hymne à Vénus du texte de Lucrèce dans un « hommage à Banditrix », célébration grivoise de la reproduction sexuée !
Lucrèce : Hymne à Vénus
La mère des Enéades, plaisir des hommes et des dieux, Vénus mère nourricière, toi qui peuple la mer porteuse des navires et les terres fertiles, sous les astres mouvants du ciel, puisque c’est par toi que toute espèce d’être vivant est conçue et qu’elle voit la lumière du soleil à sa naissance, c’est pour toi, déesse, que les vents et les nuages du ciel fuient ton arrivée, c’est pour toi que la terre industrieuse fait naître de douces fleurs, c’est pour toi que les eaux de la mer sourient et que le ciel apaisé brille de sa lumière diffuse. En effet, sitôt que l’aspect printanier du jour est manifesté et que la brise levée du zéphyr fécondant prend de la force, d’abord les oiseaux aériens l’annoncent lui et ton arrivée, déesse, frappés en leurs cœurs par ta force. De là, les bêtes sauvages, les troupeaux sautent à travers les joyeux pâturages et traversent à la nage les fleuves rapides : ainsi toute bête te suit, attirée par ton charme là où tu désires conduire chacune. Enfin, à travers les mers et les montagnes et les fleuves ravisseurs et les maisons feuillues des oiseaux et les plaines verdoyantes, suscitant à tous un amour caressant, tu fais en sorte qu’espèce par espèce les générations se propagent rapidement. Puisque toi seule gouverne la nature et que rien ne naît dans les rivages lumineux de la lumière, et que sans toi il ne se produit rien de joyeux ni d’aimable, je te demande que toi tu sois mon associée pour écrire les vers que je m’efforce de rédiger au sujet de la nature.
Quenau : Hommage à Banditrix
Aimable banditrix des hommes volupté
qui donnes à l’être un trou pour éjaculer
aux montagnes le val aux pistons le cylindre
aux éléphants l’infante aux tigres le Bengale
aux taureaux une vache aux cigaux la cigale
au soleil toute nuit et à l’homme la femme
par toi les animaux en leur lieu en leur temps
savourent la planète en y procréfoutant
Y a beaucoup à parier que l’unicellulaire
n’avait pas dû prévoir que le métazoaire
prendrait tant de plaisir à grimper sa moitié
[…]
Aimable banditrix des hommes volupté
toi qui créas le foutre et la féminité
qui donnas aux poissons les œufs et la laitance
qui donnas à la mante un respect religieux
pour le mâle croqué qui se souvient des cieux
[…]
Lorsque l’épais soleil revenant de sa course
émerge de la nuit du froid et de l’hiver
alors dans la campagne on constate ébahi
que d’autres animaux vont naître après coï
Près des prés près des eaux tout un peuple naïf
se démène incongru bétail ou volatile
la dinde le dindon le cheval la jument
passqu’un calendrier dit que c’est le printemps
[…]
L’homme dans ses cités jaloux de son destin
l’homme baise le soir et baise le matin
il baise à la Noël à Pâque à la Toussaint
le quatorze juillet et le onze novembre
il baise quand il pleut il baise quand il vente
sans vouloir qu’un soleil globe peu astucieux
dicte les hauts et bas du membre prépucieux
[1] J. Rostand, Queneau et la cosmogonie, in Critique, n°49, juin 1951.
[2] Son Piccola guida alla Piccola cosmogonia portatile, rédigé entre 1978 et 1981 et donné en postface de la traduction italienne (1982), donne aussi des clés pour une bonne partie de l’œuvre calvinienne, en particulier Cosmicomics et Temps zéro.
Votre “Zazie dans le cosmos”, référence à “Zazie dans le métro”, me fait penser à ce texte, petit bijou de théâtre de l’écrivain et poète, contemporain et ami de Raymond Queneau, Jean Tardieu, qui s’intitule “Un mot pour un autre”. Peut-être le connaissez-vous? Si ce n’est pas le cas, suivez ce lien et régalez-vous :
https://www.youtube.com/watch?v=12kKXFWHj4A
Bonne soirée
Cathie