La prochaine éclipse de soleil du 20 mars 2015 (partielle en France, totale au Spitzberg) fait beaucoup parler d’elle. C’est que les éclipses ont toujours titillé l’imagination des peuples. Du Mexique à Babylone, les anciennes cosmogonies s’accordaient à prédire aux peuples consternés une longue période de ténèbres, qui semblait devoir régner à jamais. Cette période se terminait d’ailleurs toujours par le lever d’un Soleil rajeuni, et l’ouverture d’un nouveau cycle. Or, les ténèbres sont intérieures. L’angoisse quotidienne du crépuscule, rapprochée de l’expérience intime, suffit à suggérer l’image d’un Soleil qui ne se lève plus, ou qui s’éteint. Par cette concordance avec les secrets de l’imaginaire, les éclipses passent aisément sur le plan de la littérature et de la poésie. Suivant les tempéraments, la disparition du Soleil ou de la Lune dans les ténèbres est un rêve attirant ou un cauchemar. Ceci explique que ce rêve se retrouve si souvent exprimé de façons diverses dans l’expression poétique, voire dans l’expression graphique de certains malades mentaux: occultations, Soleil ou Lune sanguinolents, astres cadavériques, paysages pétrifiés. C’est le sujet traité dans ce billet (largement inspiré d’un chapitre de mon livre Eclipses, les rendez-vous célestes, publié en 1999).
Les Éclipses dans la Littérature
La littérature sur les éclipses est surabondante. Elle ne forme d’ailleurs qu’un sous-ensemble d’une littérature bien plus vaste, consacrée au Soleil et à la Lune. C’est que le Soleil et la Lune ont derrière eux une longue carrière littéraire[1]. “Elle est poétique, la garce!“, écrivit Mallarmé à propos de la Lune, que par réaction contre le romantisme il avait juré de ne jamais évoquer dans sa poésie. Loin d’être exhaustifs, je ne mentionnerai ici que quelques textes d’intérêt particulier sur les éclipses.
Homère, dans l’Odyssée (écrite au 8e siècle av. J.-C.), fait référence à une éclipse totale de Soleil au retour d’Ulysse auprès de sa douce Pénélope, et du massacre des prétendants qui a suivi : « Le soleil a été effacé du ciel et des ténèbres malheureuses ont envahi le monde », dit à ce propos le devin Theoclymène. Selon certaines analyses, cette éclipse pourrait être celle du 16 Avril 1178 av. J.-C.
Dans sa pièce de théâtre Les Nuées, écrite en 423 av. J.-C., Aristophane se réfère vraisemblablement à une éclipse de Lune (“La Lune quitta son chemin ordinaire“) qui avait eut lieu en 425, et à une éclipse solaire annulaire (“Et le Soleil retira son flambeau“) en 424.
Le poète latin Lucrèce (premier siècle avant J.-C.), disciple de l’atomiste Epicure, a exposé ses vues originales sur l’univers dans un chef d’oeuvre, De la Nature (De Natura rerum), à propos duquel Francis Ponge, vingt siècles plus tard, a affirmé :“Je relis Lucrèce et je me dis qu’on n’a jamais rien écrit de plus beau.” [2]. Lucrèce recherche en particulier les causes du mouvement des astres au moyen de lois physiques. Sur les éclipses : “J’ai donné les moyens de connaître les révolutions du Soleil et de la Lune, et quelle force en est la cause ; nous savons également pour quelle raison de lumière interceptée ces astres paraissent s’éteindre et, semblables à de grands yeux qui se ferment et se rouvrent tour à tour, répandent sur la terre une nuit inattendue ou la parcourent d’un éclat qui l’illumine.”
Plutarque (46-120), l’auteur des Vies des hommes Illustres et à ce titre surnommé le “prince des biographes”, a consacré à la Lune un de ses dialogues, Le visage dans le disque de la Lune [3]. Dans un style didactique, il consacre de nombreux passages aux éclipses de soleil et de lune, passant en revue les opinions des anciens et les théories émises. De façon plus fantaisiste, il résume les arguments pour ou contre un monde lunaire habité, et il envisage que des esprits (daimons) circulent de la Terre à la Lune par le cône d’ombre qui lie les deux astres au moment d’une éclipse lunaire.
Cette idée est reprise dans un texte étonnant de Johannes Kepler (1571-1630), Le Songe ou l’astronomie lunaire (Somnium), auquel j’ai déjà consacré un série de 3 billets. Écrit en l609, connu d’abord seulement par des copies manuscrites, surchargé de gloses tardives par l’astronome allemand, le Songe ne fut imprimé qu’en 1634, après la mort de son auteur, accompagné d’une traduction latine revue par Kepler du dialogue de Plutarque. Là aussi, des “daimons” peuplent le cône d’ombre de la Terre et voyagent, à la faveur des éclipses, de la Terre à son satellite. Mais ces esprits prennent parfois pour compagnons des hommes :
Nous n’admettons personne qui soit sédentaire, ou corpulent, ou délicat; nous choisissons ceux qui passent leur vie à monter les chevaux de chasse ou vont fréquemment aux Indes en bateau, accoutumés à se nourrir de biscuit, d’ail et de poisson fumé. Mais surtout nous conviennent les petites vieilles desséchées, qui depuis l’enfance ont l’habitude de faire d’immenses trajets à califourchon sur des boucs nocturnes, des fourches, de vieux manteaux. Les Allemands ne conviennent pas du tout, mais nous ne refusons pas les corps secs des Espagnols.
Malgré sa longueur, tout le trajet se fait au plus en quatre heures. Nous sommes toujours très affairés et nous sommes d’accord pour partir seulement quand l’éclipse de Lune a commencé à l’Est. Si la Lune retrouve tout son éclat quand nous sommes encore en chemin, notre voyage devient alors inutile.
Le Songe est donc un véritable voyage astronautique, où les navigateurs de l’espace sont sélectionnés et préparés, comme les cosmonautes d’aujourd’hui, par ces «daimons» ressemblant aux actuels «sorciers» de la NASA.
Jacques Peletier du Mans (1517-1582) est l’un des poètes fondateurs de la Pléiade. Ayant participé aux débats scientifiques de son temps, il soutint la thèse selon laquelle la langue française et la poésie devaient être enrichies de mots empruntés au vocabulaire des savants. “A ceux qui blâment les mathématiques” (1547) fait l’éloge des mathématiciens du ciel, capables de prédire l’occurrence des éclipses et la course des planètes:
N’est-ce rien d’avoir pu prévoir
Par les cours ordinaires,
L’éclipse que doit recevoir
L’un des deux Luminaires?
D’avoir su, par vraies pratiques
Les aspects calculer?
Et connaître les Erratiques
Marcher ou reculer?
Poète, diplomate et soldat (mort à la bataille), Guillaume Salluste du Bartas (1544-1590) fut un imitateur et un rival de Ronsard, avec cependant moins de mesure et de goût. Rendu célèbre avec La Sepmaine (1578) , adaptation épique de la Genèse, il s’attira cette flatterie de la part de son rival : “Du Bartas a fait plus en une Sepmaine que j’ai fait en toute ma vie“. Dans le Quatrième livre (contant le jour de la création de la Lune selon la Genèse), du Bartas se veut didactique et détaille minutieusement les phases de la Lune et le mécanisme des éclipses. Il explique en particulier pourquoi les éclipses de Lune sont fréquentes et visibles de presque partout, alors que les éclipses solaires sont rares en un lieu d’observation donné. Du Bartas s’adresse à la Lune ; le Soleil est assimilé au dieu Phoebus, le terme éclipse est du genre masculin:
Toutefois il advient, lors même que ton front
En son plus haut chemin nous apparaît tout rond,
Et que le voile épais d’un bigarré nuage
Ne nous peut dérober les rais de ton visage,
Que ton argent s’efface, et que ton teint souillé
Se couvre de l’acier d’un rondache rouillé.
Car ton front se trouvant durant son cours oblique
Vis à vis du Soleil en la ligne Écliptique,
Et la terre entre deux, tu perds ce lustre beau
Que tu tiens à profit du fraternel flambeau.
Mais pour te revancher de la Terre, qui garde
Que pour lors front à front Phœbus ne te regarde,
Ton épaisse rondeur se loge quelquefois
Entre Phœbus et nous sur la fin de ton mois.
Et d’autant que les rais qui partent de sa face,
Ne traversent l’épais de ton obscure masse,
Phœbus comme sujet aux douleurs du trépas,
Semble être sans clarté, bien qu’il ne le soit pas.
Ainsi donc ton éclipse est au sien tout contraire,
Le tien se fait souvent; rare est celui de ton frère.
Ton éclipse vraiment efface ta beauté;
Le sien prive nos yeux, non son front de clarté.
La terre est celle là qui te rend ainsi sombre;
L’éclipse du Soleil est causé par ton ombre,
Ton front vers le Levant se commence obscurcir;
Son front vers l’Occident commence à se noircir,
Ton éclipse se fait lorsque plus luit sa face;
Le sien quand ta beauté décroissante s’efface.
Le tien est général vers la terre et les cieux;
Le sien n’est même ici connu qu’en certains lieux.
Dans le Roi Lear[4], le génial William Shakespeare fait dire au comte de Gloucester que les désordres de son pays sont attribuables à deux éclipses, une lunaire et une solaire, tandis que son fils Edmond raille de telles superstitions. Les références concernent l’éclipse de Lune du 27 septembre 1605 et l’éclipse de Soleil du 12 octobre de la même année.
Reconstitution de l’éclipse lunaire du 27 septembre 1605 | Reconstitution de l’éclipse solaire du 12 octobre 1605. Elle fut totale dans le sud de la France mais partielle en Angleterre. |
GLOUCESTER – Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous présagent rien de bon. La sagesse naturelle a beau les expliquer d’une manière ou d’autre, la nature n’en est pas moins bouleversée par leurs effets inévitables : l’amour se refroidit, l’amitié se détend, les frères se divisent ; émeutes dans les cités ; discordes dans les campagnes ; dans les palais, trahisons ; rupture de tout lien entre le père et le fils. Ce misérable, né de moi, justifie la prédiction : voilà le fils contre le père ! Le roi se dérobe aux penchants de la nature : voilà le père contre l’enfant ! Nous avons vu les meilleurs de nos jours. Machinations, perfidies, guets-apens, tous les désordres les plus sinistres nous harcèlent jusqu’à nos tombes… Trouve ce misérable, Edmond : tu n’y perdras rien. Fais la chose avec précaution… Et le noble, le loyal Kent banni ! Son crime, l’honnêteté !… Étrange ! étrange ! (Il sort.)
EDMOND. – C’est bien là l’excellente fatuité des hommes. Quand notre fortune est malade, souvent par suite des excès de notre propre conduite, nous faisons responsables de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles : comme si nous étions scélérats par nécessité, imbéciles par compulsion céleste, fourbes, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères, ivrognes, menteurs et adultères par obéissance forcée à l’influence planétaire, et coupables en tout par violence divine ! Admirable subterfuge de l’homme putassier : mettre ses instincts de bouc à la charge des étoiles ! Mon père s’est conjoint avec ma mère sous la queue du Dragon, et la Grande Ourse a présidé à ma nativité : d’où il s’ensuit que je suis brutal et paillard. Bah ! j’aurais été ce que je suis, quand la plus virginale étoile du firmament aurait cligné sur ma bâtardise… Edgar ! (Entre Edgar. ) Il arrive à point comme la catastrophe de la vieille comédie. Mon rôle, à moi, est une sombre mélancolie, accompagnée de soupirs comme on en pousse à Bedlam… (Haut, d’un air absorbé.) Oh ! ces éclipses présagent toutes ces divisions… Fa, sol, la, mi !
EDGAR. – Eh bien ! frère Edmond ! Dans quelle sérieuse méditation êtes-vous donc ?
EDMOND. – Je réfléchis, frère, à une prédiction que j’ai lue l’autre jour, sur ce qui doit suivre ces éclipses.
EDGAR. – Est-ce que vous vous occupez de ça ?
EDMOND. – Les effets qu’elle énumère ne se manifestent, je vous assure, que trop, malheureusement : discordes contre nature entre l’enfant et le père, morts, disettes, dissolutions d’amitiés anciennes, divisions dans l’État, menaces et malédictions contre le roi et les nobles, dissidences sans motif, proscriptions d’amis, dispersions de cohortes, infidélités conjugales, et je ne sais quoi.
EDGAR. – Depuis quand êtes-vous adepte de l’astronomie ?
Références
[1] voir mon livre Les Poètes et l’Univers, Le Cherche midi éditeur, Paris, 1996, chapitres 3 et 4
[2] Texte sur l’électricité.
[3] De facie in orbe Lunae ; trad. fr. Les Belles Lettres
[4] Acte I scène II. Traduction : François-Victor Hugo.
Suite à venir