La physique étrange d’Interstellar (2/6)

Suite du billet précédent La physique étrange d’Insterstellar (1/6)

En novembre 2014, le film de science-fiction Interstellar (réalisation Christopher Nolan, Warner Bros Pictures, 169 minutes, 2014) sortait sur nos écrans. Véritable “blockbuster” hollywoodien, il a suscité un énorme battage médiatique, comme en témoignent les innombrables forums de discussion et articles de presse ayant fleuri au cours des jours, semaines et mois qui ont suivi.  A la demande de la revue de langue anglaise Inference : International Review of Science, j’ai par la suite fait un travail d’analyse scientifique beaucoup plus développé et approfondi, publié au printemps 2015. Je vous en livre la traduction française, découpée en 6 billets. Celui-ci est le deuxième.

Un trou noir supermassif en rotation rapide

Ayant franchi sans encombre le trou de ver artificiel d’Interstellar, le vaisseau spatial Endurance émerge dans un système de trois planètes gravitant autour de Gargantua, un trou noir supermassif. A première vue, une telle proximité entres les planètes et le trou noir semble invraisemblable.

Les trous noirs supermassifs, dont les masses courent de quelques millions à plusieurs milliards de masses solaires, sont censés occuper le centre de la plupart des galaxies[1]. Notre propre Voie lactée abrite un tel objet, Sagittarius A*, dont la masse mesurée indirectement vaut quatre millions de fois celle du soleil[2]. D’après Thorne, Gargantua serait semblable au trou noir encore plus gros qui se trouve au centre de la galaxie d’Andromède, rassemblant 100 millions de masses solaires[3].

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Une vue du Centre Galactique en rayons X

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L’analyse des trajectoires des étoiles gravitant autour du Centre Galactique conduit à estimer la masse du trou noir central à 4 millions de masses solaires

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La Galaxie d’Andromède M31, située à 2,2 millions d’années-lumière

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Détail du noyau de la Galaxie d’Andromède par le Hubble Space Telescope. Il abriterait un trou noir d’environ cent millions de masses solaires.

Gargantua est décrit comme un trou noir supermassif en rotation rapide. Sa rotation dépend de deux paramètres: la masse M et le moment angulaire J. Contrairement aux étoiles qui sont en rotation différentielle, les trous noirs tournent de façon parfaitement rigide. Tous les points de leur surface, l’horizon des événements, se meuvent à la même vitesse angulaire. Il y a cependant une valeur critique du moment angulaire, Jmax, au-dessus de laquelle l’horizon des événements se disloque. Cette limite correspond à une surface tournant à la vitesse de la lumière. Pour de tels trous noirs dits « extrémaux », le champ de gravité à l’horizon des événements serait annulé, l’attraction gravitationnelle étant contrebalancée par d’énormes forces centrifuges répulsives. Il est bien possible que la plupart des trous noirs formés dans l’univers réel aient un moment angulaire proche de cette limite critique[4].

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Dans une source X binaire (ici, vue d’artiste), le trou noir de masse stellaire peut effectuer jusqu’à 5000 tours par seconde

Dans Interstellar, Gargantua est censé avoir un moment angulaire quasiment égal à Jmax, à 10-10 près. Bien que cela soit théoriquement possible, cette configuration est irréaliste. En effet, plus un trou noir tourne vite, plus il capture difficilement la matière orbitant dans le même sens, à cause des forces centrifuges; en revanche, la matière orbitant en sens opposé est facilement avalée, ralentissant la vitesse de rotation du trou. Il en résulte qu’un trou noir en rotation initiale très rapide tend à « freiner » jusqu’à une vitesse d’équilibre plus petite que celle qui est supposée pour Gargantua. Les calculs de relativité générale indiquent que les trous noirs ne peuvent tourner plus vite que 0,998 Jmax.

Pour les besoins du scénario d’Interstellar, un trou noir en rotation extrémale présente toutefois deux avantages importants. L’un est que des planètes peuvent graviter tout près de son horizon des événements sans être avalées. L’autre est que la planète la plus proche de l’horizon peut subir une distorsion temporelle gigantesque. Pour un trou noir de Kerr très proche de la limite critique Jmax, le rayon de la dernière orbite circulaire stable peut-être quasiment égal à celui de l’horizon lui-même, 100 million de kilomètres. C’est la raison pour laquelle la plus proche planète de Gargantua, nommée Miller, peut graviter extrêmement près de l’horizon des événements sans être engloutie.

Il est important de noter qu’un trou noir de Kerr ne ressemble en rien à une toupie au sein d’un espace extérieur fixé. La rotation du trou noir entraîne avec elle le tissu même de l’espace-temps. En conséquence, Miller doit orbiter autour de Gargantua à une vitesse proche de la celle de la lumière !

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La rotation d’un trou noir entraîne la rotation de l’espace-temps lui-même dans son voisinage. C’est l’effet Lense-Thirring.

Des planètes illuminées…

Il y a trois planètes autour de Gargantua. D’où tirent-elles leur chaleur et leur lumière ? En principe il faudrait une étoile, or on n’en voit aucune. La chaleur ne peut pas venir du trou noir, que ce soit sous la forme du rayonnement Hawking ou du phénomène de « pare-feu » récemment proposé[5]. Ces effets de nature purement quantique sont complètement négligeables pour les trous noirs astrophysiques.

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Dans Interstellar, la planète Miller gravite extrêmement près de la surface du trou noir Gargantua et elle est illuminée par le disque d’accrétion.

Chaleur et lumière pourraient-elles provenir de l’anneau gazeux, appelé disque d’accrétion, qui gravite autour de Gargantua[6] ? La théorie des disques d’accrétion est développée depuis plusieurs décennies[7] et se trouve en bon accord avec les récentes observations astronomiques[8]. En raison des énormes forces mises en jeu, les disques d’accrétion sont extrêmement chauds, quelques millions de degrés, si lumineux qu’ils peuvent être détectés à des millions d’années-lumière de distance, et leurs radiations détruiraient complètement toute forme de matière ordinaire. Les astronautes d’Interstellar seraient donc tués aussitôt que leur vaisseau Endurance sortirait du trou de ver artificiel. Or, vers la fin du film, on voit le héros, Cooper, plonger carrément dans Gargantua et survivre.

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Vue d’artiste d’un disque d’accrétion autour d’un trou noir supermassif

Interrogé sur ce point[9], Thorne a argumenté que la lumière et la chaleur requises provenaient d’un disque d’accrétion « anémique », refroidi à la température du Soleil, 5500°C. Par « anémique », Thorne veut dire que le disque n’aurait plus été alimenté en gaz depuis un million d’années. Le taux d’accrétion, facteur critique dont dépend la luminosité du disque, serait alors extrêmement bas et dans un tel schéma, un disque d’accrétion quiescent serait inoffensif pour des êtres humains.

Je doute cependant qu’un disque d’accrétion anémique puisse produire suffisamment de chaleur et de lumière pour rendre une planète habitable. Il serait en effet optiquement mince, tandis que la photosphère de notre Soleil est optiquement épaisse…

La suite est à lire ici : La physique étrange d’Interstellar (3/6) : Disque d’accrétion et forces de marée

REFERENCES

[1] Le plus gros trou noir jusqu’ici détecté se situe dans la galaxie NGC 1277, à quelques 250 millions d’années-lumière. Sa masse atteindrait 17 milliards de fois celle du Soleil et sa taille engloberait l’orbite de Neptune. Cf. Remco van den Bosch et al., “An Over-Massive Black Hole in the Compact Lenticular Galaxy NGC 1277,” Nature 491 (2012): 729–31.

[2] Fulvio Melia, The Galactic Supermassive Black Hole (Princeton: Princeton University Press, 2007).

[3] Ralf Bender et al., “HST STIS Spectroscopy of the Triple Nucleus of M31: Two Nested Disks in Keplerian Rotation around a Supermassive Black Hole,” Astrophysical Journal 631, no. 1 (2005): 280–300.

[4] Un trou noir stellaire typique de trois masses solaires, comme ceux présents dans les sources X binaires, doit effectuer près de 5000 tours par seconde.

[5] Ahmed Almheiri et al., “Black Holes: Complementarity or Firewalls?” Journal of High Energy Physics 2 (2013): 1–20.

[6] Les disques d’accrétion ont été détectés dans des systèmes d’étoiles doubles émettant du rayonnement X, associés à des trous noirs de quelques masses solaires, et au centre de nombreuses galaxies, autour de trous noirs compris entre quelques millions et quelques milliards de masses solaires.

[7] Pour une revue, cf. Marek Abramowicz and P. Chris Fragile, “Foundations of Black Hole Accretion Disk Theory,” Living Reviews in Relativity 16, no. 1 (2013): 1–88.

[8] Shawn Poindexter, Nicholas Morgan, and Christopher Kochanek, “The Spatial Structure of an Accretion Disk,” Astrophysical Journal 673 (2008): 34–38.

[9] Lee Billings, « Parsing the Science of Interstellar with Physicist Kip Thorne », Scientific American, November 28, 2014 [http://www.wired.com/2014/10/astrophyisics-interstellar-black-hole/]

8 réflexions sur “ La physique étrange d’Interstellar (2/6) ”

  1. Merci de nous faire partager un peu de votre savoir. Je n ai malheureusement pas les connaissances scientifiques nécessaires pour tout comprendre,mais vos explications sont passionnantes et donnent le vertige!!! Bravo à vous les chercheurs de nous permettre d élargir notre perception des choses.

  2. Bonjour,

    excellent, vivement les 4 autres !!

    Cependant, j’aurai une question. Quand le professeur cherche à résoudre l’équation de la gravité, parle-t-il de la “théorie du tout” et si oui , pouvais vous essayer de l’expliquer simplement ?

  3. Vous oubliez que pour le cas de la planète Miller, avec un si grand facteur de dilatation temporel, le fond diffus cosmologique lui-même est suffisamment important pour bruler toutes vie par effet Einstein. ~3K * 60 000 = 180 000K émis par l’ensemble du ciel! Ne parlons pas des autres sources que l’on pourrait avoir à proximité.

  4. Bonjour,
    Vous écrivez qu’«en principe il faudrait une étoile, or on n’en voit aucune».
    Je vous invite à revoir le film car c’est la première chose que l’on voit lorsqu’ils arrivent dans cette galaxie. (La scène en question se trouve environ après 58 minutes et 40 secondes).

  5. Vous écrivez qu’il n’y a pas d’étoile dans le système de Gargantua or on voit cet astre lorsqu’ils sortent du trou de ver. (A environ 58 minutes et 40 secondes).

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