Les éclipses dans la littérature (2) : de Boscovich à aujourd’hui

Inspiré par l’actualité de l’éclipse de soleil du 20 mars 2015, je poursuis la rêverie littéraire sur les éclipses entamée dans mon billet précédent : de Homère à Shakespeare

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En marge de ses traités scientifiques, le jésuite Ruggero Giuseppe Boscovich a rédigé un poème didactique entièrement consacré aux éclipses. Boscovich (1711-1787) fut certainement un très grand savant. Mal connu en son temps, oublié aujourd’hui, il posa pourtant avec deux siècles d’avance les premiers jalons de la mécanique quantique et de la théorie de la relativité, et fut le premier à proposer une théorie atomique cohérente.

Son talent poétique n’est certainement pas au même niveau que son intuition scientifique. Voici comment il décrit la forme elliptique de l’orbite lunaire :

Boscovich-eclipses“Tandis que des révolutions éternelles transportent Phébé autour de nous, assujettie aux lois générales elle observe les règles communes aux astres errants. Ses hauteurs varient, son orbe inégalement fléchi resserre ses cotés, allonge son axe, et ressemble encore à cette courbe engendrée par la section oblique d’une colonne”[5]

Dans le dernier chant, Boscovich explique correctement le phénomène de la Lune rousse: lorsque notre satellite est éclipsé par l’ombre de la Terre, la réflexion et la réfraction des rayons lumineux dans l’atmosphère terrestre lui confèrent une couleur rubescente.

Portrait de Shelley par Alfred Clint
Portrait de Shelley par Alfred Clint

Dans Prométhée délivré, l’anglais Percy Bysshe Shelley (1792-1822), fait dialoguer la Terre et la Lune en un brûlant duo d’amour. L’idée de comparer les affaires célestes à une histoire d’amour était héritée de la théorie de l’attraction universelle élaborée par Isaac Newton à la fin du XVIIe siècle, qui permettait d’expliquer les mouvements des corps célestes sous l’effet de la gravitation. De l’attraction physique mutuelle entre les astres à l’attraction sentimentale entre les êtres humains il n’y avait qu’un pas que les poètes, toujours en quête de métaphores, franchirent allègrement. Le texte de Shelley renvoie à l’interprétation des éclipses dans la tradition des Tahitiens, celle des astres amants qui se rejoignent pour faire l’amour lorsque leurs deux disques coïncident exactement:

La Terre: Je tourne sous ma pyramide de nuit, dont la pointe pénètre les cieux, et fais des rêves de bonheur, murmurant ma joie triomphante dans mon sommeil enchanté; comme un jeune homme bercé dans ses rêves d’amour, soupirant doucement, dort sous le rayonnement de sa belle, qui entoure son repos d’une veille lumineuse et chaude.

La Lune: Comme dans la tendre et douce éclipse où l’âme rencontre l’âme sur les lèvres des amants, les cœurs exaltés sont calmes, et les yeux les plus brillants sans éclat; ainsi quand ton ombre tombe sur moi, alors je suis muette et tranquille, par toi couverte; et de ton amour, globe splendide, pleine, oh ! trop pleine !

Congo-Mines-du-roi-webInspiré par l’histoire de Christophe Colomb, qui en 1504 aurait dupé les indigènes de la Jamaïque avec une éclipse lunaire pour en tirer un bénéfice vital, Henry Rider-Haggard adapta l’épisode dans un roman devenu célèbre, Les Mines du Roi Salomon (1885). Le protagoniste interprète une éclipse de Lune comme le signe que son serviteur indigène est en fait le roi depuis longtemps disparu de la tribu des Kukuana, laquelle garde une prodigieuse mine de diamants. Les connaissances de Rider-Haggard en matière d’astronomie devaient laisser à désirer, puisque dans le manuscrit d’origine, il n’avait même pas situé la scène de l’éclipse lors d’une nuit de pleine Lune ! On le lui fit remarquer et il corrigea ce point dans l’édition définitive. Malgré tout, aucune éclipse n’eut lieu en Afrique à l’époque où se passe cette fiction romanesque.

un-yankee-a-la-cour-du-roi-arthurLe romancier américain Mark Twain s’inspira également de l’épisode Colombien dans Un yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur (1889). Le héros, Hank Morgan, est transporté dans le passé, au temps de l’Angleterre médiévale, après avoir reçu un grand coup sur la tête (sic!). Surgi de nulle part le 19 juin de l’an 528, il est immédiatement jugé comme sorcier et condamné au bûcher. Or, il sait que le jour prévu pour son supplice, une éclipse solaire doit se produire. Prétendant détenir des pouvoirs magiques, il annonce l’événement et, pendant la période de totalité, promet de rétablir la lumière en échange de la liberté. Le Roi Arthur accepte et, bien entendu, le Soleil reparaît. Mark Twain donne le 21 juin 528 pour date de l’éclipse ; aucune éclipse n’eut lieu ce jour là, ni à aucune date proche.

Hergé, l’auteur des aventures de Tintin, était plus scrupuleux quant à l’exactitude scientifique de ses bandes dessinées. Dans Le temple du Soleil (1949) Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol sont faits prisonniers par une tribu d’indiens Incas, vont être sacrifiés au dieu solaire Pachacamac. L’astre du jour doit allumer le bûcher en dardant ses rayons à travers une loupe. La scène se passe à l’heure précise où une éclipse doit se produire. Tintin connaît l’information, qu’il a lue dans une page de journal tombée de la poche du capitaine. Il lui est facile d’invoquer Pachacamac, lui demandant de se voiler la face pour marquer sa désapprobation devant l’exécution. Le Soleil s’obscurcit en effet, et les Incas, terrorisés, supplient Tintin de faire revenir Pachacamac, ce qu’il fait. Tintin et ses amis sont délivrés et peuvent repartir vers de nouvelles aventures.

Tintin-templeEclipse1919

Hergé a pu être inspiré par l’éclipse solaire totale de 1919 (“Eclipse d’Einstein”), dont la ligne de centralité traversa le Pérou, le Brésil, l’Océan Atlantique et l’Afrique, et permit la première vérification expérimentale de la théorie de la relativité générale.

Toujours au XXe siècle, Jacques Prévert, lui, a gentiment mis  en garde les “voyeurs” d’éclipses solaires:

Le Soleil est amoureux de la Terre
La Terre est amoureuse du Soleil
Ça les regarde
C’est leur affaire
Et quand il y a des éclipses
Il n’est pas prudent de regarder
Au travers de sales petits morceaux de verre fumé

(extrait de Histoires, 1946)

venus-JPLMais revenons en arrière, au siècle des Lumières. A mes yeux, le texte le plus émouvant jamais écrit sur les éclipses n’est pas un poème, mais un compte rendu astronomique d’éclipse de Lune par Jean Chappe d’Auteroche (1728 – 1769). Cet astronome français partit en expédition en Basse Californie pour observer le transit de Vénus devant le disque du Soleil, le 3 juin 1769. J’ai raconté l’histoire dans mon premier roman, Le rendez-vous de Vénus. [6]

L’observation se déroula parfaitement, mais entre temps une terrible maladie contagieuse avait décimé la petite colonie installée à San José del Cabo. Chappe, tout à sa passion professionnelle, n’avait rien voulu savoir. Une fois sa mission accomplie, il vit les ravages que son entêtement avait causés. Deux semaines durant, Chappe se dépensa sans compter, soignant et consolant les moribonds. Il tomba malade à son tour. Son aide, l’ingénieur Pauly, le supplia de quitter les lieux. Chappe refusa net, accablé de remords. Mais il attendait aussi avec impatience le matin du dix-huit juin. Ce jour-là en effet, on prévoyait une éclipse de Lune. Péniblement, l’astronome se hissa jusqu’en haut du clocher de la mission jésuite de San José. Ayant toute conscience que ce serait l’ultime observation de sa vie, il mit un soin particulier à l’accomplir. Durant les quatre heures que dura le phénomène, sa main tremblante de fièvre consigna ses observations :

10 h 45 : on aperçoit à la vue que la Lune entre dans la pénombre

A 11h 8 minutes, l’éclipse est commencée. L’ombre est si claire et la lune si bien terminée que je pense avoir estimé ce commencement trop tard. Les cratères entrent dans l’ombre les uns après les autres : Grimaldus, Galileus, Gassendus, Keplerus, Aristarchus, Tycho. N’est-ce pas le sort des astronomes que d’entrer aussi dans l’ombre; et moi qui n’atteindrai jamais la célébrité des précédents, la grande ombre va-t-elle me saisir bientôt, m’engloutir à tout jamais dans l’oubli?

A 12 h 35 on voit une demi-douzaine de petites étoiles de la huitième grandeur, proches de la lune.

A 12 h 54 le bord de la lune s’obscurcit un peu plus, mais décidément la Lune n’est pas encore éclipsée, et il paraît que l’éclipse ne sera pas totale.

13 h 05, la partie éclairée augmente; Kepler, Copernic, etc., sortent. Le bord de la Lune commence à s’éclairer.

Fin de l’éclipse à 14 h 41 minutes 20 secondes

A 14h 46, le bord est presque aussi clair et aussi bien terminé que le restant du disque, avec cette différence qu’il devient d’une couleur tirant sur la jonquille lorsqu’il est vers le bord de la lunette, au lieu que le reste du disque est bleu, ce qui est un preuve qu’il y a encore de la pénombre qu’on voit à la vue sur la Lune.

Une fois son rapport achevé, Chappe demanda à se faire saigner par son interprète. Ce dernier réussit maladroitement à lui soutirer quelques palettes de sang. La saignée ne fit qu’augmenter le mal. Chappe expira le 1er août, après avoir déclaré qu’il avait rempli son contrat et qu’il mourait content. L’expédition eut deux survivants, dont Pauly. De retour en France en 1770, il donna les notes de Chappe au directeur de l’Observatoire de Paris, Cassini.

Références

[5] Traduction française de M. Barruel, 1779

[6] J.-P. Luminet, Le Passage de Vénus (roman), Jean-Claude Lattès, 1999. Livre de poche, 2001.

3 réflexions sur “ Les éclipses dans la littérature (2) : de Boscovich à aujourd’hui ”

      1. Il y a aussi ce curieux passage de Jack Kerouac qui commence par « The night of the eclipse of the moon, 11 P.M. April 12, 1949, I had a dream and a trance… ».
        C’est dans “Windblown Worlds. The Journals of Jack Kerouac 1947-1954”, pp. 319-327.

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