Les nocturnes suédois d’Eugène Jansson

Eugène Jansson, Riddarfjärden i Stockholm (La baie de Riddarfjärden à Stockholm), 1898. Huile sur toile, env. 150 × 135 cm. Nationalmuseum, Stockholm (Suède)

Eugène Jansson (1862-1915) est l’une des figures les plus singulières de la peinture suédoise de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle. Son œuvre se partage en deux périodes très contrastées : une première phase symboliste et nocturne, marquée par des visions bleutées de Stockholm, et une seconde, plus physique et sensuelle, centrée sur d’athlétiques nus masculins.

Né dans la capitale suédoise dans un milieu modeste (son père était facteur), Jansson a étudié à l’Académie royale des Beaux-Arts de Suède. De santé fragile à la suite d’une scarlatine contractée dans son enfance, il a souffert sa vie durant de problèmes pulmonaires et auditifs. Il voyagea donc peu et vécut le plus souvent dans une semi-retraite, partageant avec son frère Adrian un petit appartement situé au sommet du quartier de Södermalm qui surplombe la ville. En regardant par la fenêtre, l’artiste pouvait capturer d’un coup de pinceau vigoureux des paysages urbains nocturnes baignés de bleus profonds, inspirés par les lumières électriques naissantes et leurs reflets sur les eaux du port.

Cette période artistique, comprise entre 1890 et 1905, l’a fait surnommer « le peintre bleu de Stockholm », en raison de la gamme monochrome caractéristique de son style. Son style de peinture ne correspondait cependant pas au goût du grand public, et le succès ne fut pas au rendez-vous dans un premier temps. Cela changea lorsqu’il fit la connaissance du banquier Ernest Thiel, propriétaire d’une grande collection d’art comprenant surtout des œuvres d’artistes scandinaves comme Edvard Munch – dont Jansson avait découvert les peintures lors d’une exposition à Stockholm en 1894 – et August Strindberg. Dès lors, Thiel devint le principal mécène et commanditaire d’Eugène Jansson, qui put enfin vivre de son art.

La baie de Riddarfjärden (1898) est une œuvre emblématique de cette « période bleue ». Elle incarne une vision profondément personnelle et poétique de la ville de Stockholm depuis une perspective élevée, probablement son atelier situé à Mariaberget qui lui offrait une vue panoramique sur la ville et la baie de Riddarfjärden à la tombée de la nuit, baignée dans des tons de bleu profond et de violet. La ville est suggérée par une ligne d’horizon ponctuée de lumières, tandis que le ciel et l’eau se fondent dans une atmosphère mystérieuse et silencieuse.

Dans le bas de la toile, on peut avoir l’impression qu’à la surface de l’eau Jansson a peint des reflets évoquant des galaxies spirales ou des constellations. En réalité, Jansson a peint les lumières de la ville (lampadaires, fenêtres, feux) se refléchissant sur l’eau de la baie. Avec sa palette riche en bleus profonds, il intègre des touches plus claires, presque blanches, qui vibrent sur la surface. Il ne représente donc pas littéralement des étoiles ou des galaxies au sens astronomique, mais l’effet visuel produit, avec ces éclats et ces tourbillons lumineux sur fond sombre, évoque fortement un ciel étoilé inversé. La bande étroite de la ville est en quelque sorte intercalée dans un double cosmos : le ciel nocturne en haut, l’eau miroitante en bas comme un miroir terrestre des astres. Un tel effet poétique et atmosphérique s’inscrit dans l’esthétique symboliste : la nature n’est pas simplement décrite, elle est transformée en une expérience émotionnelle, presque métaphysique, qui lui confère une qualité cosmique.

Il n’est cependant pas interdit de penser qu’en peignant ces tourbillons spiralés, Jansson ait pu s’inspirer des dessins de nébuleuses spirales que l’astronome irlandais William Parsons plus tard ennobli sous le nom de Lord Rosse , avait faits entre 1845 et 1850 d’après ses observations télescopiques (c’était avant l’apparition de la photographie astronomique). Ces dessins spectaculaires avaient été reproduits maintes fois dans la littérature de vulgarisation de la fin du XIXe siècle, notamment dans l’Astronomie populaire de Camille Flammarion (1880), véritable « best-seller » qui avait connu une traduction en langue anglaise en 1894.

Lord Rosse, Dessins de la nébuleuse des Chiens de Chasse M51, dite aussi du Tourbillon, et de la nébuleuse M99. 1845-1850.

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Colère divine ou chute météoritique ?

Lucas van Leyden (école de), Loth et ses filles (vers 1520)
huile sur panneau de bois, 48 × 34 cm. Musée du Louvre, Paris

Lucas van Leyden, ou Lucas de Leyde (vers 1494–1533), est l’un des plus grands peintres et graveurs néerlandais de la Renaissance. Connu pour ses scènes religieuses, mythologiques et profanes, il se distingue par une grande finesse de dessin, une attention aux détails narratifs, un intérêt marqué pour les paysages et les arrière-plans. Il a été l’un des premiers artistes des Pays-Bas à intégrer des éléments humanistes et à montrer une influence italienne dans son travail.

Son tableau Loth et ses filles[1], daté de la période 1520-1525, traite de l’épisode biblique (Genèse 19) où lequel Dieu décide de détruire les villes corrompues de Sodome et Gomorrhe. Loth, neveu vertueux d’Abraham, est prévenu par des anges qui lui enjoignent de fuir la ville avec son épouse et ses deux filles, avec toutefois l’interdiction de se retourner. La femme, curieuse et désobéissant à l’interdiction, est changée en statue de sel. Loth se réfugie finalement dans une grotte avec ses deux filles. Pensant que l’humanité est anéantie, ces dernières enivrent leur père pour s’unir à lui et assurer une descendance.

Le thème a fasciné de nombreux peintres de la Renaissance, comme Peter Paul Rubens (1614), Guido Reni (1615), Orazio Gentileschi (vers 1620) et sa fille Artemisia (1638) ou encore Simon Vouet (1633). Dans leurs toiles, Loth et ses filles occupent toute la scène, représentés de façon intime et ambiguë pour souligner l’érotisme et la transgression incestueuse, tandis que des jarres de vin rappellent l’ivresse du vieillard. Ce n’est que dans les chefs-d’œuvre de Lucas van Leyden (vers 1520) et de Lucas Cranach l’Ancien (vers 1528) que l’on a en arrière-scène un aperçu spectaculaire de la destruction de Sodome : feu tombant du ciel, flammes et colonnes de fumée montrant la ville en train de brûler et les navires couler.

Lucas Cranach l’Ancien, Loth et ses filles, 1528
56 cm x 37 cm. Kunsthistorisches Museum, Vienne (Autriche)

 

Les personnages sont certes placés au premier plan, isolés, dans une intimité troublante, mais à l’arrière-plan, on distingue les flammes de Sodome, ainsi qu’un paysage vallonné, typique de l’art flamand et hollandais.

La peinture mêle un réalisme minutieux dans les visages, les vêtements, les éléments naturels. Les attitudes des personnages sont expressives mais mesurées, sans dramatisation excessive. Loth apparaît passif, presque inconscient, tandis que les filles affichent des gestes ambigus, entre tendresse et séduction.

La destruction de Sodome est représentée de manière spectaculaire à l’arrière-plan droit. Le ciel est zébré de flammes et de traînées lumineuses, symbolisant la colère divine. La ville est en proie aux flammes, avec des bâtiments en ruine et des navires engloutis dans le port, accentuant le chaos et la désolation. Cette scène apocalyptique contraste fortement avec le calme apparent du premier plan.

Un détail poignant, que l’on trouve également dans la toile de Cranach, est la représentation de la femme de Loth, transformée en statue de sel pour avoir désobéi à l’interdiction de se retourner. Elle est visible sur un pont en bois, figée, tandis que Loth et ses filles poursuivent leur fuite, accompagnés d’un âne.

En une saisissante mise en scène spatio-temporelle, les toiles de van Leyden et de Cranach l’Ancien montrent toutes deux le début de la fuite de Loth et de ses filles (l’une d’elles emportant un bagage sur sa tête), laissant à l’arrière leur épouse et mère, transformée en statue de sel pour avoir voulu regarder le désastre.

La composition est divisée verticalement par un arbre élancé, séparant le drame céleste de la scène terrestre. Au premier plan gauche, devant une tente rouge, Loth est assis, embrassant l’une de ses filles, tandis que l’autre verse du vin dans une coupe, préparant l’ivresse de leur père.

Cette peinture est un exemple remarquable du maniérisme hollandais, mêlant drame biblique, symbolisme moral et maîtrise technique. Elle offre une vision saisissante de la colère divine et des punitions humaines qui en découlent. Continuer la lecture de Colère divine ou chute météoritique ?