
Peinture sur bois, 92.7 × 73 cm, Paul Getty Museum, Los Angeles,
Figure majeure de l’école maniériste de Fontainebleau et peintre de cour des Valois – notamment sous Charles IX et Henri III –, Antoine Caron (1521–1599) est surtout connu pour ses scènes historiques, allégoriques et astrologiques, souvent marquées par un style raffiné, élégant et complexe.
Sa toile Astronomes observant une éclipse de Soleil, peinte en 1571, est l’un des rares témoignages picturaux de l’époque représentant directement un événement astronomique. Ce tableau, qui a été redécouvert en 1947 lors d’une vente aux enchères chez Christie, met en effet en valeur une éclipse de soleil dans le flamboiement d’un ciel pourpre.
Caron le peignit à la cour de Catherine de Médicis, reine de France, qui, comme beaucoup de souverains de l’époque, était extrêmement superstitieuse ; bien que fervente catholique, elle était adepte de l’astrologie (discipline condamnée par l’Église de l’époque), interprétant notamment les éclipses comme des signes du destin. Ainsi, alors qu’elle n’eut pas d’enfant dans les dix années qui suivirent son mariage avec Henri II (au point que ce dernier fu à deux doigts de la répudier et lui préféra sa maîtresse Diane de Poitiers), son premier fils, le futur François II, naquit enfin, cinq jours avant l’éclipse solaire de 1544 (partielle en France), et mourut quelques mois après l’éclipse solaire partielle de 1560. Son autre fils, le futur Henri III, vit le jour trois semaines après l’éclipse solaire partielle du 7 mars 1551 …
Le 15 janvier 1571, une éclipse solaire totale eut lieu, et certains exégètes ont estimé que cet événement avait pu inspirer Antoine Caron pour réaliser ce tableau. C’est bien méconnaître la réalité astronomique : cette éclipse, dont la ligne de totalité a traversé la Colombie, le Venezuela et l’Océan Atlantique, est restée totalement invisible en France, aucune mention n’en a d’ailleurs été faite dans les chroniques de l’époque. En revanche, une nouvelle éclipse totale s’est déroulée le 9 avril 1567, avec cette fois une ligne centrale passant sur la Corse et la Toscane (terre natale de Catherine !), et dont la pénombre s’est étendue sur toute la France (voir la carte). Cet événement fut largement remarqué et décrit par les chroniqueurs, certains textes la décrivant avec des accents religieux ou astrologiques. Or, en 1567, Catherine et son fils le jeune roi Charles IX échappèrent de peu à une embuscade tendue par les forces protestantes à Meaux. De telles coïncidences ont dû la frapper, de même que son entourage, et il n’est finalement pas étonnant que son peintre attitré représentât un tel spectacle, inspiré de l’éclipse de 1567.

Sur le tableau, des astronomes se rassemblent sur la place d’une ville imaginaire d’inspiration gréco-romaine, caractérisée par une architecture monumentale avec colonnes, obélisques, statues et bâtiments classiques, dont la perspective profonde, guide le regard du spectateur du premier plan vers l’arrière-plan et renforce l’effet dramatique de la scène.
Au premier plan, un philosophe grec barbu regarde le ciel et pointe sa canne vers une sphère armillaire posée au sol. Face à lui, le personnage principal, vêtu de rouge pour attirer le regard, tient un livre dans son bras gauche, désigne de manière très explicite de son bras droit le phénomène astronomique qui est en train de se produire, et regarde le globe céleste porté par le personnage qui monte les marches à droite. Un « putto », petit enfant nu assis sur les marches entre un bord carré et un bord droit, écrit sur une tablette et enregistre l’événement. À l’arrière-plan, à droite, une statue représentant Uranie, la muse de l’astronomie, se dresse sur une colonne torsadée. Près de la statue, des personnages courent et pointent vers le ciel tout en cherchant à s’abriter. Au-dessus, un soleil rouge inquiétant brille et des éclairs zèbrent le ciel orageux et nuageux.
Une discussion semble se dérouler entre les défenseurs de l’astrologie et les interprétations scientifiques des sages de l’antiquité, tous vêtus à la mode de la Renaissance, élancés, aux poses élégantes mais aux proportions allongées typiques du style maniériste. L’un d’entre eux, penché sur un diagramme posé au sol dont il prend la mesure avec un compas, est fidèlement copié sur le personnage censé représenter Euclide dans la célèbre fresque de Raphaël L’école d’Athènes, conservée au Vatican. Les divers instruments représentés –astrolabe, sphère armillaire, quadrant –, indiquent qu’il s’agit bien d’une observation savante, non d’un simple spectacle populaire.

En haut de la composition, le ciel assombri montre le disque solaire avec son anneau lumineux partiellement caché par la lune. Au XVIe siècle, astronomie et astrologie étaient encore intimement liées – bien que le plus grand astronome du siècle, Nicolas Copernic, ne l’ait jamais pratiquée. Le tableau de Caron ne montre donc des savants et des astrologues, les éclipses étant vues à la fois comme des phénomènes astronomiques rares et impressionnants, et comme des signes prophétiques, porteurs de présages pour les rois et les nations.
Certains historiens pensent que l’œuvre pourrait avoir été commandée pour commenter les tensions politiques liés aux guerres de Religion en France. Derrière son sujet scientifique, le tableau aurait ainsi une dimension allégorique ou politique.
L’interprétation de cette œuvre mêlant science, symbolisme et politique et conservée aujourd’hui au J. Paul Getty Museum à Los Angeles, reste sujette à un intéressant débat. Son titre officiel dans les collections du musée est en effet Denys l’Aréopagite convertissant des philosophes païens (Dionysius the Areopagite Converting the Pagan Philosophers). Au-delà de la représentation d’un événement astronomique, certains historiens de l’art y voient en effet une allégorie spirituelle ou politique. Cette ambiguïté enrichit la profondeur de la toile et témoigne de la complexité de l’art de la Renaissance française. L’œuvre représenterait en réalité un épisode religieux : la conversion de Denys l’Aréopagite, un philosophe athénien du Ier siècle qui, selon les Actes des Apôtres (livre 17, versets 32-34), aurait été converti au christianisme par Paul de Tarse, et serait par la suite devenu le premier évêque d’Athènes. Dans cette scène, Denys tenterait à son tour de convertir les païens lors de l’éclipse solaire survenue au moment supposé de la crucifixion du Christ (ce qui est un anachronisme, le voyage de Paul à Athènes étant daté des années 50-52, bien après la Crucifixion). Selon certaines sources[1], Denys l’Aréopagite aurait réellement assisté à une éclipse en compagnie de son ami philosophe Apollophane, alors qu’ils se trouvaient à Héliopolis, en Égypte, pour étudier l’astrologie.
L’éclipse de la Crucifixion, mentionnée dans les Évangiles, pourrait correspondre à l’éclipse réelle survenue le 24 novembre de l’an 29[2]. La scène a été représentée maintes fois dans l’histoire de la peinture, notamment par Cornelis de Vos (1584-1651).

Notons que la représentation de l’éclipse partielle de Soleil par Caron n’est pas réaliste : le disque sombre de la lune paraît en effet bien plus petit que celui du soleil, alors qu’en réalité ils ont le même diamètre apparent (grâce à quoi il peut justement y avoir éclipse totale, lorsque le disque de la Lune passe exactement devant celui du Soleil !)
À cet égard, la Crucifixion de Cornelis de Vos, et mieux encore celle du Hollandais Anton van Dyck, peinte entre 1617 et 1619, représentent plus fidèlement les tailles identiques des deux astres.

Par ailleurs, la scène est trop claire pour qu’il s’agisse d’une éclipse totale ou partielle de Soleil. Par ses coloris, elle s’apparenterait davantage à un coucher de soleil ou un temps orageux. Enfin, les ombres des personnages du premier plan partent vers la droite, alors qu’elles devraient être vers l’avant, opposées à l’éclairage résiduel du Soleil qui se trouve en arrière-plan : une erreur assez étrange pour un peintre au sommet de son art, qui a par ailleurs fait preuve de réalisme pour représenter les instruments astronomiques. Il se peut donc que le peintre n’ait pas eu l’occasion de voir réellement une véritable éclipse, pas même celle de 1567, et se soit simplement basé sur ce qu’on lui en a dit.
Mais, s’il est loin d’être une illustration fiable d’une éclipse, le tableau d’Antoine Caron offre la particularité d’avoir été réalisé à une époque déterminante sur le plan astronomique : l’étoile nouvelle de 1572 et la comète de 1577 furent en effet deux phénomènes hors du commun, appelés à jouer un rôle considérable dans l’histoire de l’astronomie durant les décennies suivantes.
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On peut au demeurant se demander quand une éclipse de soleil a pour la première fois été fidèlement reproduite dans une œuvre picturale.
Certains historiens estiment que la plus ancienne représentation réaliste d’une éclipse totale de Soleil est due à Cosmas Damian Asam (1686-1739), peintre et architecte célèbre dans l’Allemagne baroque du début du XVIIIe siècle. Dans son tableau de 1735 intitulé Vision de Saint Benoît, l’artiste a représenté le Saint en extase mystique devant une éclipse totale, avec un disque noir du Soleil entièrement occulté, mais aussi la couronne solaire, des rayons étincelants symbolisant la vision bénédictine, et l’effet très particulier des « grains de Baily », ces perles de lumière que l’on peut voir au bord du disque solaire au début et à la fin d’une éclipse, lorsque la lumière passe uniquement entre les montagnes de la Lune. Asam lui-même a pu voir de ses propres yeux une ou toutes les éclipses de soleil qui ont été visibles en Allemagne en 1706, 1724 et surtout 1733. Cela l’a certainement marqué, car il a représenté le sujet plusieurs fois, notamment à Einsiedeln en Suisse et à Kladruby en République tchèque. La version la plus aboutie est celle de l’abbaye de Weltenburg, en Bavière, que je montre ici.

L’éclipse du 22 mai 1724, dite de Louis XV car le jeune roi, âgé de 14 ans, la vit, fut la dernière éclipse totale vue à Paris (la prochaine n’y sera visible que le 3 septembre 2081), a de façon certaine l’objet d’une grande toile, conservée au Musée de l’Observatoire de Paris. Mais à ma connaissance son auteur est anonyme, et sa date de réalisation incertaine. Elle a cependant ma préférence, d’une part parce qu’elle est débarrassée de son symbole religieux, d’autre part et surtout parce qu’elle montre à quel point l’événement suscita la curiosité de la foule, lui donnant l’occasion d’observer le phénomène de nombreuses manières : directement à travers des lunettes, verres fumés, orifices, tamis et filtres divers, ou indirectement, par réflexion dans un seau d’eau. Les astronomes professionnels, quant à eux, l’étudièrent à l’Observatoire de Paris récemment construit par l’architecte Claude Perrault, depuis la terrasse où je suis moi-même monté maintes fois…

Musée de l’Observatoire
[1] https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/voragine/tome03/154.htm
[2] Rappelons-le, les historiens ont montré que Jésus, crucifié selon les Evangiles à l’âge de 33 ans, était né en l’an –4.