La certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même,
si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les
vastes lacunes non encore explorées par la science moderne.
Charles Baudelaire, L’Art Romantique
Existe-t-il un génie onirique ? Question complexe mais ô combien fascinante pour tous ceux qui s’intéressent aux différentes formes de la créativité. Pour ma part je suis convaincu (pour avoir pratiqué les deux) que la création artistique et la création scientifique exigent un même effort de discipline et de concentration, même si pour parvenir au but cherché, les moyens d’expression et les états intellectuels ou émotionnels sont différents.
Parmi ces états mentaux, nul doute que l’état de rêve (éveillé ou pas) est propice à l’intuition scientifique, en particulier l’intuition cosmologique. La cosmologie consiste à parler de l’univers comme une totalité, à se placer en quelque sorte comme extérieur à lui. Les récits cosmologiques historiquement connus comme ceux de Platon, de Cicéron, de Dante ou de Kepler, mettent en jeu des êtres “exceptionnels”, capables de raconter leur expérience de l’inexpérimentable. Ceci n’est d’ailleurs pas sans rappeler certains récits de “near-death expérience”.
Il faut aussi remarquer que dans le rêve, les catégories d’espace et de temps sont bousculées. Or, c’est le domaine de la cosmologie que de redéfinir les catégories d’espace et de temps. La cosmologie voisine ainsi avec le rêve et l’extase. Le sujet est assez riche pour avoir déjà fait l’objet de plusieurs études, notamment Gaston Bachelard : L’Air et les Songes, à télécharger ici.
Qu’en est-il dans les autres disciplines de l’esprit humain?
De son propre aveu, le compositeur Giuseppe Tartini (1690-1770) aurait composé la “Sonate du Diable” en dormant:
« Une nuit, je rêvais que j’avais fait un pacte, et que le Diable était à mon service. Tout me réussissait au gré de mes désirs, et mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique. J’imaginai de lui donner mon violon, pour voir s’il parviendrait à me jouer quelques beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j’entendis une sonate si singulièrement belle, exécutée avec tant de supériorité et d’intelligence que je n’avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle. J’éprouvai tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j’en perdis la respiration. Je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l’instant mon violon, dans l’espoir de retrouver une partie de ce que je venais d’entendre ; ce fut en vain. La pièce que je composais alors est, à la vérité, la meilleure que j’aie jamais faite, et je l’appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est tellement au-dessous de celle qui m’avait si fortement ému, que j’eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, s’il m’eût été possible de me priver des jouissances qu’elle me procure. »
(Raconté par Tartini à l’astronome Jérôme Lalande)
Le mathématicien Jérôme Cardan (1501-1576) prétendait avoir trouvé la solution de l’équation du troisième degré en rêvant, évitant ainsi une querelle d’antériorité de la découverte avec Tartaglia (De vita propria, 1575-1576, 1re éd. 1643, trad. : Ma vie, 1992)
Que penser de ces récits de songes créateurs qui tendent à accréditer l’idée d’une intelligence onirique? Le rêve a-t-il quelque chose à voir avec la création scientifique ? L’histoire des sciences « officielle » est assez muette à ce sujet, car elle est tout entière imprégnée des lumières de la Raison.
Souvenons-nous pourtant de Descartes, souvent considéré comme le symbole du triomphe de la raison. Il raconte (à la troisième personne) une série de rêves, dont le troisième, fait le 10 novembre 1619: “Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât.” De ce rêve résulta le fameux « Je pense donc je suis », qui aurait pu être remplacé par « Je rêve donc je crée. »
Deux scientifiques célèbres ont proclamé haut et fort avoir vu en rêve ce qui a fait leur réputation.
L’un est le chimiste allemand August Kekulé (1829-1896), fondateur de la chimie organique. Selon son propre récit, il somnolait au coin du feu lorsqu’il vit une chaîne d’atomes de carbone se refermer sur elle-même, “comme un serpent se mordant la queue”. Il en déduisit la structure de la molécule de benzène (six atomes de carbone disposés en cercle.
Kekulé s’est cependant bien gardé de parler de son rêve au moment de sa découverte. Il ne l’a fait que trente-cinq ans plus tard, lors d’un banquet donné en son honneur. Sage précaution, sinon sa carrière académique n’aurait certainement pas été aussi glorieuse… « Apprenons à rêver », conclut-il, « mais gardons-nous de rendre publics nos rêves avant qu’ils n’aient été mis à l’épreuve par notre esprit bien éveillé. »
Le second exemple est le pharmacologue autrichien Otto Loewi (1873-1961), prix Nobel de physiologie en 1936 pour la découverte de la transmission chimique de l’influx nerveux, il se réveilla un matin avec la sensation très nette d’avoir rêvé la solution de l’énigme. Mais impossible de se rappeler le rêve! La nuit suivante, il va au lit avec la ferme intention de rêver de nouveau à cette expérience cruciale. Et cela marche! Au réveil, Loewi découvre les effets de l’acétylcholine sur la transmission de l’influx nerveux.
Si Kekulé et Loewi ont parlé de leurs rêves, la plupart des autres scientifiques les ont cachés, de peur de passer pour des irrationnels ou des mystiques aux yeux de la communauté académique.
Pourtant, lorsqu’on demandait à Isaac Newton comment il avait trouvé la loi de l’attraction universelle, il répondait « en y pensant toujours » (c’est-à-dire jour et nuit). Il reconnaissait ainsi que tout est bon pour faire progresser une recherche, et pas seulement le travail lucide sur des faits concrets.
L’inspiration frappe où elle veut, quand elle veut, et le travail intérieur du chercheur rejoint plus souvent qu’on ne le croit celui de l’artiste ou du mystique. Opposer le rêve à la lucidité est une thèse intenable depuis que la science du sommeil a prouvé qu’il existe aussi des rêves lucides.
Dès lors, on ne voit pas pourquoi il serait interdit de rêver pour faire une découverte scientifique. Le rêve ou les états de pensée plus ou moins altérés permettent le déplacement des cadres ordinaires de la pensée requis par toute création, y compris scientifique.
Le vagabondage intellectuel qu’autorise le rêve – éveillé ou non – est un ingrédient indispensable de ce que les Anglo-Saxons appellent le « breakthrough » et que l’on pourrait librement traduire par ” la traversée du miroir “, en hommage à cet autre grand rêveur que fut Lewis Carroll.
Hélas pour la science, l’époque n’a plus guère le temps de rêver.
A lire
William C. Dement, La Créativité durant le sommeil, Seuil, 1981.
Très beau! Rêvons…
J’ai tellement aimé votre livre “Le destin de l’univers”, acheté il y a quelques années que je viens de le sortir de ma bibliothèque afin de m’y replonger ! Vos propos sur le rêve m’interpellent d’autant plus que je note les miens depuis…plus d’un demi-siècle; ce qui me donne le droit, je pense, d’affirmer qu’effectivement ils sont porteurs de sens. Pour vous amuser: j’ai eu l’occasion de rêver du théorème de Pythagore, de E=MC2 que d’ailleurs je voyais en racine de MC2 (je ne sais pas trouver ce signe sur mon ordi), j’ai assisté à la dérive des continents (on est en plein dans l’inconscient collectif de Jung!) et plusieurs autres problèmes scientifiques. Il m’a fallu dix ans pour comprendre la signification de racine carrée de MC2! Je me pose parfois la question: peut-on rêver du théorème de Pythagore sans en avoir jamais entendu parler ? Il me semble que oui, mais on n’aura aucun moyen de le savoir, ce qui revient à dire non on ne peut pas. C’est le mystère de l’esprit humain.
Le rêve, c’est l’oubli, et l’oubli conscient est encore plus créateur
que le rêve.