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Comment évaluer l’espérance de vie d’un bébé qui vient de naître ?

Une fille vient de naître. Les médias nous apprennent qu’elle a une espérance de vie de 85 ans. D’où vient cette prédiction ? Que signifie l’espérance de vie ? Pour le comprendre, dans un premier temps, oubliez le sens commun du verbe « espérer » car la définition n’est claire que pour les générations entièrement décédées ! La voici. L’espérance de vie est la durée moyenne de vie des personnes nées la même année. La définition est étrange puisque, toutes ces personnes étant décédées, leur vie n’est plus une espérance. Si ce n’était le côté macabre, peut-être vaudrait-il mieux parler d’âge moyen à la mort ? La notion est identique, même si l’espérance de vie devient équivalente à celle de mort. Toutefois, le terme « espérance de vie » se comprend mieux pour les vivants.

Une définition macabre

Pour l’instant, restons malgré tout sur les générations passées car ce sont les seules qui permettent des calculs certains. Pour déterminer l’espérance de vie des gens nés en 1850 par exemple, il suffit de connaître tous les actes de naissance de 1850 et tous les actes de décès postérieurs. On en déduit les âges au décès et on en fait la moyenne… on trouve 41 ans. Cependant, ce calcul n’est possible que pour les générations entièrement décédées, pas pour les enfants qui viennent de naître !

Un modèle de la réalité

Pour prévoir l’espérance de vie de ceux qui viennent de naître, on imagine qu’ils subiront à chaque âge de leur vie la mortalité de l’année en cours. Plus précisément, on calcule le quotient de mortalité des deux sexes à chaque âge grâce à des estimations de population et de décès. En l’absence de toute migration, l’idée est très simple. Le premier janvier 2009, on compte 440428 hommes de 40 ans et 815 décès d’hommes de 40 ans pendant l’année 2 009. Le quotient de mortalité des hommes de 40 ans est donc estimé à 815 divisé par 440 428, soit 1,850 ‰. La méthode est fiable si on peut appliquer la loi des grands nombres. Ses résultats sont fantaisistes quand ce n’est pas le cas, particulièrement pour les grands âges.

À partir de ces quotients de mortalité des personnes de chaque âge, les statisticiens reconstruisent des tables de mortalité. On ne considère donc plus une population réelle mais une génération fictive de 100000 individus qui connaîtrait toute sa vie les conditions de mortalité par âge de l’année considérée. La table que l’on peut construire chaque année sur cette génération fictive est appelée la table du moment. C’est à partir de cette table qu’on calcule l’espérance de vie des enfants dès leur naissance. Cette méthode est fondée sur l’hypothèse que la situation de la mortalité restera identique à ce qu’elle est actuellement, et ceci alors même que nous savons qu’il n’en est rien ! Malgré tout, ces résultats donnent une idée plus vraisemblable de la réalité du futur que l’utilisation de tables de mortalité de générations décédées. Mieux vaut parfois une approximation raisonnable qu’une précision illusoire.

 

Un lemming ne se suicide jamais !

Selon la légende, le lemming – un petit rongeur ressemblant à un hamster, vivant dans les régions nordiques comme la Suède, le Canada et le Groenland – est d’un altruisme tel qu’il se suicide en masse pour le bien de sa communauté quand celle-ci devient trop nombreuse. Même si l’idée de suicides d’animaux est étonnante, l’évolution de la population lemming suit effectivement une courbe étrange.

Évolution de la population de lemmings, on note un cycle de quatre ans. Le rapport entre les minima et maxima est de 1 à 1000, ce qui peut faire penser à une extinction des lemmings.

Un film “documentaire”

Cette courbe se recopie elle-même tous les quatre ans mais, quand la population lemming est à son minimum, on peut penser à une extinction car le rapport entre minimum et maximum est de 1 à 1000 environ. En fait, il n’en est rien et ils reviennent toujours avec une périodicité de quatre ans, et ceci dans toutes les contrées où ils vivent. En 1958, dans White Wilderness, les studios Walt Disney ont présenté des vagues de lemmings se précipitant dans la mer du haut d’une falaise. Bien entendu, il s’agissait d’un trucage cinématographique. Un examen attentif du film montre d’ailleurs que l’on ne voit jamais plus de 12 lemmings simultanément à l’écran. S’il n’en est pas à l’origine, ce film « documentaire » a sans doute conforté la fable selon laquelle le lemming se suicide en masse quand la population de sa communauté devient trop importante pour la région où il habite.

Un modèle mathématique

Un labbe en train de dévorer un bébé manchot. @ Hervé Lehning

En fait, ces fluctuations peuvent s’expliquer par la présence d’un prédateur exclusivement dévoué au lemming, l’hermine. Ce petit rongeur en a d’autres, comme les renards, les labbes et les harfangs, mais ceux-ci mangent ce qu’ils trouvent le plus facilement alors que l’hermine ne chasse que le lemming. Elle provoque ainsi sa quasi extinction … et donc la sienne en conséquence, ce qui laisse aux survivants la chance de reconstituer le peuple lemming et à l’histoire de recommencer éternellement. Cette façon, somme toute littéraire, de présenter le phénomène permet de comprendre son côté qualitatif. Un modèle mathématique précise son côté quantitatif. Nous en proposons une version très rudimentaire, car il ne tient pas compte des saisons, même s’il suffit cependant à vérifier le phénomène.

Une hermine.

Admettons qu’en l’absence de prédateurs, la population des lemmings croisse hebdomadairement avec un taux dépendant de la natalité et de la mortalité naturelles. La présence de l’hermine change la donne, et ce taux doit être minoré d’une valeur proportionnelle au nombre d’hermines. Autrement dit, un nouveau coefficient rentre en jeu, qui correspond à la prédation. Pour fixer les idées, si le taux de croissance naturelle des lemmings est égal à 1,05 et le taux de prédation égal à 0,0001, une population de 1000 hermines donne un taux de croissance de la population lemming égal à son taux naturel 1,05 moins la prédation, soit 0,0001 multiplié par 1000. Le taux total est donc égal à 1,04. Si la population lemming est de 40000 individus, elle est de 40000 multiplié par 1,04 la semaine suivante, soit 41600 individus.

Pendant ce temps, la population d’hermines évolue aussi du fait de son taux de croissance naturel qui doit être majoré d’une valeur proportionnelle au nombre de lemmings. Si le taux de croissance naturel est de 0,97 et le taux dû à l’alimentation (c’est-à-dire à la prédation) est de 0,000001, le taux de croissance des hermines est de 0,97 plus 40000 multiplié par 0,000001, soit 1,01. La population d’hermines la semaine suivante est donc égale à 1000 multiplié par 1,01 soit 1010.

Gestion des animaux dans les parcs naturels

Les mêmes calculs peuvent être repris la semaine suivante et les quatre paramètres ajustés pour correspondre à la réalité constatée sur le terrain, ce que nous avons fait d’ailleurs. Les valeurs ci-dessus donnent bien une périodicité de quatre années environ. Ces formules sont générales et valables pour d’autres couples proies / prédateurs. Elles servent pour la gestion des animaux dans les parcs naturels. Par exemple, si on constate un risque de fort accroissement du nombre de prédateurs, la direction du parc peut décider d’autoriser la chasse d’un certain nombre d’animaux pour éviter un cycle d’évolution des populations chaotique.

L’effet papillon d’Edward Lorenz

L’effet papillon est un exemple très rare d’expression venant des mathématiques ayant eu un succès médiatique incontestable. Tout le monde connaît l’effet papillon : petites causes, grandes conséquences comme certains l’ont chanté.

L’origine de la métaphore

En 1972, à une conférence de météorologie, Edward Lorenz a présenté un exposé sous un titre qui a frappé les esprits :

Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?

Cette métaphore n’est toutefois pas de Lorenz mais d’un organisateur de la conférence, Philip Merilees. Pour justifier sa question, Lorenz utilisait un modèle mathématique très simplifié de l’atmosphère terrestre où il n’avait conservé que trois inconnues pouvant donc être représentées par un point de l’espace. Il s’agit de ce qu’on appelle en mathématiques un système dynamique. On part d’une condition initiale, c’est-à-dire d’un point représentant l’état du système à l’instant initial et le modèle nous donne les états du système aux instants qui suivent, théoriquement indéfiniment.

L’attracteur de Lorenz

Dans le cas du modèle de Lorenz, chaque condition initiale donne une orbite ressemblant grossièrement aux deux ailes d’un papillon. De plus, toutes les orbites s’agglutinent sur un même objet également en forme de papillon, qu’on nomme l’attracteur de Lorenz.

L’attracteur de Lorenz a une forme de papillon. © Hervé Lehning

Cette forme explique peut-être le choix de cet insecte par Merilees. Peu importe, le papillon a séduit bien au-delà de la sphère mathématique sans que, pour autant, le message de Lorenz soit complètement compris. En effet s’il mettait l’accent sur la sensibilité aux conditions initiales, un faible changement pouvant avoir de grosses conséquences, il corrigeait immédiatement l’idée de la soumission au hasard d’un battement d’aile de papillon par :

J’avance l’idée qu’au fil des années de petites perturbations ne modifient pas la fréquence d’apparition d’événements comme les tornades : la seule chose qu’ils peuvent faire, c’est de modifier l’ordre dans lequel ces événements se produisent.

Nous sommes ainsi très loin de la notion couramment vulgarisée : petites causes, grandes conséquences. Dans la pensée de Lorenz, le chaos sert à la prévision, les orbites ne sont pas aléatoires, elles se situent sur l’une ou l’autre aile de l’attracteur, le passage de l’une à l’autre semblant aléatoire. Cette conception éclaire l’idée a priori paradoxale qu’on puisse étudier l’évolution du climat sans pour autant être capable de prévoir le temps du mois suivant.

Les surfaces minimales de Patrice Jeener

Patrice Jeener est un graveur tombé amoureux des mathématiques en visitant l’institut Henri Poincaré quand il était étudiant aux beaux-arts. Il suivait ainsi la trace de Man Ray, qui découvrit les modèles de l’institut dans les années 30 et s’en inspira pour sa série de tableaux équations shakespeariennes comme celui-ci intitulé le roi Lear :

Le roi Lear © Man Ray

Les surfaces minimales

Patrice Jeener s’est particulièrement intéressé aux surfaces minimales, c’est-à-dire aux surfaces dont les aires sont minimales pour un bord donné. On peut matérialiser la plupart d’entre elles par des bulles de savon s’appuyant sur un contour, car le film de savon tend à minimiser son énergie, donc sa surface. Elles ont des applications pratiques mais notre propos n’est pas là. Sur la photographie ci-dessous, notez la petite tige en bas à droite qui permet de tenir l’objet quand on le trempe dans l’eau savonnée :

Nous n’écrirons pas leurs équations ici, nous nous contenterons d’en admirer l’esthétique à travers quelques gravures.

Surface minimale de Schwartz © Patrice Jeener

L’étude des surfaces réservent quelques surprises comme l’apparition surprenante d’une chouette là où l’on attendait une simple surface minimale. Ce genre de surprises explique sans doute ce vers de Lautréamont :

O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante.

Surface minimale à la chouette © Patrice Jeener

Réflexions sur les fins du monde

La Terre a déjà connu plusieurs fins du monde, plus précisément cinq extinctions de masse. Les géologues l’ont découvert au XVIIIe siècle en étudiant les couches de sédiments empilées sous nos pieds, cinq ne contiennent quasiment aucune trace de vie. La plus médiatique de toutes les extinctions de masse est la dernière en date, celle qui a vu disparaître les dinosaures voici 65 millions d’années.

Un dinosaure © The Field Museum

La fin catastrophique des dinosaures

Depuis les années 1970, cette fin du monde des dinosaures est souvent expliquée par une catastrophe. Par un malheureux hasard, la trajectoire de notre planète aurait rencontré celle d’un astéroïde de 10 kilomètres de diamètre. Événement peu probable mais qui s’est effectivement produit aux environs de cette époque, à Chicxulub au Mexique. Telle une bombe thermonucléaire, cet astéroïde a projeté un immense nuage de poussière dans l’atmosphère, voilant le soleil et créant une espèce d’hiver nucléaire. Les dinosaures seraient donc morts de ce que redoutaient les hommes au temps de la guerre froide. L’idée qu’ils auraient disparu à la suite de l’impact d’un astéroïde est d’ailleurs due à un physicien nucléaire américain, Luis Walter Alvarez (1911 – 1988), prix Nobel de physique en 1968, qui participa à la mise au point des détonateurs de la bombe atomique au plutonium et qui avait donc réfléchi aux conséquences que pouvaient avoir l’usage de cette arme. Plus profondément, il est intéressant de constater que l’imaginaire de chaque époque se projette sur ses explications, scientifiques ou autres.

Mis à part ce fait troublant, il est permis de se demander pourquoi les petites bêtes ont survécu. Pourquoi les extinctions sont-elles aussi sélectives ? C’est le point le plus gênant de cette théorie des catastrophes. De plus, l’explication, qui n’est pas valable pour les autres extinctions dont celle, plus importante, de la fin du Permien (voici 500 millions d’années), est-elle valable pour celle des dinosaures ? Il est permis d’en douter depuis que certaines études montrent que l’impact de l’astéroïde incriminé serait antérieur de 300 mille ans à leur disparition. Une bien longue survie pour une agonie !

La fin par le changement de milieu

À cette explication des extinctions par le hasard, d’autres paléontologues ont préféré avancer un modèle probabiliste tenant compte du métabolisme des animaux. Pour donner un exemple, quelle serait l’influence d’une baisse de la proportion de l’oxygène dans l’air ? Certains animaux s’adapteraient très bien, d’autres non. Sans doute pourrait-on établir une corrélation entre la concentration en oxygène et la probabilité de survie d’une espèce donnée. Cette corrélation serait fonction du métabolisme et expliquerait facilement aussi bien les disparitions que les survies. Rassurez-vous, l’homme est très compétitif dans ce domaine ! Nous nous adaptons très bien à la raréfaction de l’oxygène.

De façon moins évidente, il en est de même du calcium. Les animaux à squelette important en dépendent de manière cruciale. Les dinosaures en faisaient partie. On dénombre sept facteurs favorables à la bio-minéralisation du calcium : ions calcium Ca2+ sursaturés, température chaude et tropicale, bas niveau de dioxyde de carbone CO2, calme volcanique (et orogénique), pH neutre ou alcalin, niveau d’oxygène favorable, chaîne alimentaire intacte. Bien entendu, les facteurs opposés sont perturbateurs de la bio-minéralisation du calcium. Un compte des facteurs positifs et négatifs permet d’estimer la probabilité de bio-minéralisation du calcium. Si elle est faible, la survie de certaines espèces devient difficile. Certains paléontologues en ont déduit un modèle probabiliste : les facteurs perturbateurs de la bio-minéralisation du calcium seraient les causes des extinctions de masse. Pour simplifier, disons que plus on compte de facteurs perturbateurs, plus on risque une extinction massive et plus celle-ci est importante.

Voyons ce modèle à l’œuvre pour les dinosaures. Pour eux, on dénombre cinq facteurs perturbateurs : glaciations, niveau élevé de CO2, activité orogénique et volcanique intense, augmentation de l’acidité du pH, rupture des chaînes alimentaires (au niveau des planctons). On a donc ici un score de 5 sur 7 ! Pour l’extinction du Permien, c’est pire : 6 sur 7 ! Pour les autres extinctions de masse, les scores varient entre 2 et 3 sur 7. Chaque fois, le score est proportionnel à l’importance de l’extinction.

La sixième extinction

Pour certains chercheurs, la sixième extinction massive a commencé voici cent mille ans. Pourquoi ? Ils constatent d’abord qu’une espèce de mammifères et une espèce d’oiseaux disparaissent chaque année, ensuite que la durée moyenne de vie des espèces fossiles est de l’ordre du million d’années. Il existe actuellement 5000 espèces de mammifères et 10000 d’oiseaux. S’il n’y avait pas extinction, la moyenne annuelle de disparition devrait donc être mille fois plus faible que celle constatée ! Retrouve-t-on l’extinction actuelle dans le modèle probabiliste ? Bien entendu, oui, à cause de l’effet de serre qui est lié au CO2 !

À chaque époque sa fin du monde ?

Les extinctions de masse seraient donc dues, en particulier, à l’effet de serre. Le seul doute que nous puissions formuler contre ce modèle probabiliste est notre remarque précédente sur la disparition des dinosaures. Chaque époque retrouve ses problèmes dans le passé. Chacune a la fin du monde qu’elle redoute, bombe atomique ou effet de serre pour ne citer que les dernières. Le hasard, qui est le moteur de l’évolution, peut cependant nous réserver bien d’autres surprises. L’expérience montre que les fins du monde restent cependant des événements rares : cinq en plus d’un milliard d’années alors que la sixième fin du monde, celle qui pourrait nous concerner, a été annoncée plusieurs centaines de fois.