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Les chiffres, des marqueurs du pouvoir ?

Les médecins de Molière asseyaient leur prestige et leur pouvoir sur quelques mots vaguement, très vaguement, latin. À l’époque, cette langue déjà morte depuis longtemps était la marque des savants et des puissants. C’était celle aussi qui expliquait le monde, aussi bien par la religion que par la science. Même si elle s’est affaiblie progressivement depuis, elle a gardé un pouvoir extraordinaire jusqu’au milieu du XXe siècle.

Puissants mais ignorants

Pourtant, feu le pouvoir du latin ne venait pas d’une connaissance de cette langue, ni des élites, ni du peuple. Tous l’ignoraient à des degrés divers mais cela faisait savant et le peuple envoûté ne pouvait répondre à un argument s’il était énoncé dans cette langue. La religion est mystère et quoi de mieux qu’une langue venue de la nuit des temps pour l’évoquer ? Le pouvoir du latin venait d’ailleurs de là. D’autres religions fonctionnent de même. Aux yeux du peuple, les caractéristiques essentielles du latin étaient d’être une langue partagée par les savants et les puissants, qui explique le monde, tout en étant incompréhensible donc incontestable par le commun des mortels.

Les chiffres, le latin de notre époque ?

Il suffit de lire ces trois caractéristiques pour voir que, dans notre monde occidental, la langue des chiffres a aujourd’hui remplacé le latin. Même envoûtement sans compréhension ni possibilité de contestation. Si Molière vivait de nos jours, il s’amuserait sans doute de certains débats autour de pourcentages où nul ne semble rien comprendre… et personne n’ose le dire. Prenons un exemple. Dans un pays imaginaire, un homme politique affirme : Monsieur, vous avez augmenté les impôts de 20 %, nous les rétablirons en les baissant de 20 % ! Son adversaire passera sans doute pour un extraterrestre s’il fait remarquer que cela ne correspond pas à un rétablissement mais finalement à une baisse. En effet, si on multiplie les impôts par 1,2, ce qui correspond à l’augmentation de 20 %, pour les multiplier ensuite par 0,8, ce qui correspond à la baisse de 20 %, nous les avons finalement multipliés par 1,2 x 0,8, soit 0,96… ce qui correspond à une baisse finale de 4 %. Dans un autre style, voici un discours a priori très convaincant : La part de la richesse produite détenue par les 1 % les plus riches est passée de 7 à 9 % entre 1982 et 2006. À l’inverse les bas salaires ont eux stagné et, sur 25 ans, la hausse du SMIC net réel demeure bien inférieure à celle des gains de productivité moyens. À la première lecture, il semble très précis, tout est chiffré : 1 %, 7 à 9 %, etc. À la seconde lecture, on s’aperçoit que tout est flou. Par exemple, le rédacteur a mis en parallèle, les 1 % plus riches et les bas salaires. Ces plus riches sont-ils « les plus haut salaires » ou « les plus grosses fortunes » ? Sur le fond, cela n’a guère d’importance, l’idée véhiculée est claire mais que viennent faire ces chiffres dans l’affaire ? La réponse est la même que pour les médecins de Molière. Le rédacteur de ce texte a voulu s’auréoler du prestige d’une science qui lui semble étrangère. Nous voyons sur cet exemple, que nous aimerions imaginaire, que les chiffres ont bien pris la place autrefois occupée par le latin chez ceux qui briguent le pouvoir…

La preuve par les chiffres

Certains chiffres ne font que sous-entendre. Par exemple, que penser de l’affirmation : La fortune de Bill Gates équivaut au Produit Intérieur Brut du Portugal ? Elle sous-entend que certains individus, dont Bill Gates, sont plus puissants que certains états, et non des moindres. Pourtant, que compare-t-on ici ? D’un côté, tout le patrimoine de Bill Gates, de l’autre, la richesse produite en une année au Portugal. La même confusion que la précédente ! Si l’on voulait prouver que Bill Gates est plus puissant que le Portugal, il faudrait comparer les deux patrimoines. En fait, la fortune de Bill Gates a beau être colossale pour un seul individu, c’est une goutte d’eau par rapport à celle du Portugal. On retrouve la même utilisation des chiffres dans des affirmations du style : Pour les États-Unis, la valeur des actifs des fonds de pension était en 1996 de 4 752 milliards de dollars, soit 62 % du PIB américain, celle de fonds de placement collectif de 3 539 milliards de dollars, soit 46 % du PIB, et celle des compagnies d’assurance s’établissait 3 052 milliards soit 30 % du PIB. Au total, ces fonds de pension détiennent l’équivalent de 138 % du PIB américain. Autrement dit, on confond sciemment ou non, un revenu et un patrimoine… Il est facile de produire à l’envi ce genre de preuve.

 

Le déclin de l’art de chiffrer sous Napoléon Ier

Sous l’impulsion de la dynastie Rossignol, la cryptographie française a connu une première apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles.

La régression de la Révolution et de l’Empire

L’excellence française en matière de cryptographie se perdit à la Révolution. Une des raisons pour cela est sans doute la dissolution du cabinet noir, ce qui était une des doléances importantes de 1789. Une expertise qui se transmettait de génération en génération semble alors s’être perdue. En particulier, la faiblesse de ne chiffrer que les parties qu’on veut garder secrètes devint presque systématique dans l’armée révolutionnaire et dans l’armée impériale qui lui succéda. On y distinguait deux types de chiffres, les petits et les grands, même s’il ne serait pas exagéré de dire qu’ils étaient tous rendus petits par leurs utilisateurs, comme cela ressort des papiers de George Scovell , le décrypteur du général britannique Wellington au Portugal et en Espagne.

George Scovell (1774 – 1861)

Comme ils le feront ensuite au cours des deux guerres mondiales, les Britanniques systématisèrent l’interception et le décryptement des messages en créant, sous les ordres de Scovell, un corps d’éclaireurs chargé, en plus de la mission habituelle de guider l’armée, de porter les messages, d’intercepter ceux de l’ennemis et de les décrypter. Bien entendu, ces éclaireurs étaient choisis pour leur connaissance du français, de l’espagnol et de l’anglais, en plus de leurs qualités proprement militaires. En ce qui concerne l’interception, les éclaireurs de Scovell furent aidés par la guérilla qui rendit les routes peu sûres pour l’armée française, si elle ne se déplaçait pas en nombre. Les petits chiffres pouvaient être de simples substitutions alphabétiques.

Un exemple lors de la campagne d’Allemagne en 1813

Les dépêches de la Grande Armée étaient envoyées en plusieurs exemplaires. L’ennemi récupérait souvent plusieurs exemplaires du même message ce qui aurait pu ne pas être grave s’ils avaient tous étaient chiffrés de façon identique. La reproduction se faisait apparemment à partir de l’original non chiffré ce qui donne, par exemple, ces deux exemplaires chiffrés différemment de la même dépêche du Maréchal Berthier en septembre 1813, un mois avant la bataille de Leipzig.

Dépêche chiffrée

Péterswald, ce 17 septembre 1813,

Monsieur le Maréchal,

L’empereur ordonne que 175. 138. 167. 164. 90. 138. 167. 152. 169. 145. 53. 166. 117. 137. 103. 157. 176. 152. 167. 134. 37. 37. 117. 174. 169. 106. 171. 15. 117. 15. 132. 6. 175. 176. 126. 48. 164. 153. 126. 32. 50. 175. 176. 126. 25. 68. 94. 105. 122. 171. 115. 176. 15. 164. 118.169. 166. 35. 138. 169. 81. 136. 20. 173. 138. 53. 171. 107. 87. 82. 131.. 15. 52. 134. 81. 94. 137. 90. 138. 169. 106. 51. 169. 116. 168. 115. 175. 176. 126. 137. 148. 115. 6. 119. 156. 90. 3. 176. 177. 146. 146.52.169. 82. 131. 169. 107. 92. 126. 52. 167. 23. 53. 35. 138. 6. 61. 167. 52. 106. 171. 39. 53. 50. 52. 6. 72. 167. 177. 169. 117. 167. 137. 22. 145. 171. 115. 167.68.154. 107. 94. 138. 164. 126. 115. 176. 16. 115. 167. 20. 176. 131. 67. 126. 6. 145. 175. 138. 167. 126. 115. 23. 126. 68. 23. 159. 92. 53. 93. 81. 94. 137. 22. 6. 90. 35. 138. 169.81. 174. 169. 119.53. 115.15.

Le Prince Vice-Connétable, Major Général,

Berthier

Dépêche partiellement chiffrée

Péterswald, ce 17 septembre 1813,

Monsieur le Maréchal,

L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible 167. 138. 169. 106. 171. 15. 117 avec son infanterie, sa cavalerie et son artillerie, en ne laissant 15. 164. 138. 169. 176. 166. 35. 138. 169. 81 que ce que Sa Majesté a désigné pour 106. 78. Son principal but sera de rester 107. 87. 176. 169. 53. 52. 167. 52. 35. 138. 6. 85. 82. 52. 106. 171. 171. 15. 117 et de chasser 117. 107. 156. 169. 145. 171. 115. 167. 68 qui manœuvrent dans 20. 176. 131. 75. Vous pouvez vous rendre en droite ligne 156. 169. 40. 35. 138. 169. 81. 167. 138. 169. 87. 53. 91.

Le Prince Vice-Connétable, Major Général,

Berthier

Conséquences

Grâce à cette maladresse, si les deux messages sont interceptés, l’ennemi peut commencer à les décrypter. Par exemple, la première phrase « L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible » appelle en suite « sur une ville ou un lieu. Il est vraisemblable que 167 signifie S, 138, U et 169, R. De même, « en ne laissant » appelle « à » donc 15 signifie probablement A. En reportant ceci dans le texte, on découvre à la fin de la dépêche :

« Vous pouvez vous rendre en droite ligne 169. R. 40. 35. UR. 81. S U R 87. 53. A. » ce qui signifie vraisemblablement : Vous pouvez vous rendre en droite ligne par telle ville (40. 35. UR. 81.) sur telle autre (87. 53. A). Le nom de la première ville, qui est allemande, finit sans doute par « burg » donc 35 signifie B et 81, G.

La partie entièrement chiffrée commence alors à se dévoiler. Par exemple, le « vous vous » a été chiffré en 175. U. S. 164. 90. U. S. donc 175 signifie VO, 164, V et 90, O. Ces équivalences permettent de progresser au point que l’avant dernière ville se dévoile, il s’agit de Coburg. Une carte d’Allemagne nous permet alors de penser que la dernière ville, dont le nom finit par A, est Iéna. En continuant ainsi, on finit par découvrir la dépêche de Berthier :

L’empereur ordonne que vous vous portiez le plus tôt possible sur la Saale, avec son infanterie, sa cavalerie et son artillerie, en ne laissant à Wurtzburg que ce que sa Majesté a désigné pour la garnison. Son principal but sera de rester maître des débouchés de la Saale et de chasser les partisans ennemis qui manœuvrent dans cette direction. Vous pouvez vous rendre en droite ligne par Coburg sur Iéna.

Généralité de l’erreur

Cette erreur de chiffrer de deux façons différentes la même dépêche se retrouve à d’autres époques. Ainsi, la machine de Lorenz utilisée par les Allemands pour les dépêches entre le quartier général à Berlin et les armées fut décryptée suite à une erreur de procédure de ce type. Même si les méthodes ont changées, les leçons du passé restent valables.