Archives pour la catégorie Littérature

Quels poids portent-ils ?

Sur les chemins de l’Himalaya, jusqu’à 5000 mètres d’altitude, on rencontre sans cesse des porteurs et porteuses, parfois des enfants, surmontés de charges impressionnantes. Comment évaluer leurs poids ?

Compter les canettes

L’évaluation est relativement simple pour les porteurs de caisses de bière : on compte le nombre de canettes. le poids de chacune est facile à évaluer, un peu plus d’un tiers de kilo. Vingt paquets de dix donnent un fardeau de 70 kilogrammes … à porter sur des milliers de mètres de dénivelée !

Hotte d’un colporteur de l’Himalaya. Elle pèse environ 70 kg.                             © Hervé Lehning

Evaluer des volumes et des densités

Quel poids porte cette petite fille de 13 ans rencontrée sur le chemin de son village ?

Fillette de 13 ans, surmontée d’un imposant chargement, en route pour Phortse (400 mètres plus haut).             © Hervé Lehning

Elle y transporte des feuilles, que l’on utilise pour transformer le produit des toilettes en compost. La charge correspond malgré tout aux bottes de foin ordinaires qui, pressées, pèsent environ 20 kilogrammes. Malgré le côté impressionnant de sa charge, il est peu probable que cette jeune fille transporte plus de 10 à 15 kilogrammes sur son dos. Cela reste important pour une enfant dont la croissance n’est manifestement terminée, mais reste comparable aux poids des cartables de certains de nos collégiens.

Une buse de fonte

Buse en fonte sur le chemin de Namché Bazar. © Hervé Lehning

Autrement plus impressionnante est la buse en fonte que transporte cet homme en route vers Namché Bazar. Elle est destinée à créer une conduite forcée, pour servir à une micro usine hydro électrique. Le progrès vient ici à dos d’homme. Quel est le poids de cette buse ? Il est relativement facile d’évaluer le volume de fonte. La longueur est de 2,5 mètre environ, le diamètre 30 centimètres et l’épaisseur 1 centimètre. En mètres cubes, le volume est donc égal à :

2,5 x (0,152 – 0,142) x 3,14

soit 0,018 m3. La fonte ayant une densité de 7,4 tonnes au m3, nous en déduisons un poids de 130 kilogrammes environ. Même si nous admettons une erreur de 20 % dans notre évaluation, nous aboutissons à un poids supérieur à 100 kilogrammes, ce qui est impressionnant.

Les philosophes font-ils la cuisine ?

Un célèbre philosophe contemporain aurait affirmé : “les mathématiques ne servent à rien dans la vie quotidienne”. Pourtant, je me souviens parfaitement de ma mère me demandant : “quatre tiers de 200 grammes, ça fait combien Hervé ?”.

Des maths à la cuisine

Pourquoi cette question ? Pas pour tester ma capacités en calcul mental. Tout simplement parce que nous étions 8 à table et que ma mère utilisait une recette de cuisine donnée pour 6. Les ingrédients devaient donc être multipliés par 8/6, soit 4/3.  Vue la précision des balances, une réponse précise était 270 grammes, répondre 266,666… aurait été ridicule.

Des notions subtiles

Autrement dit, nous avons affaire ici, dans la vie quotidienne, à deux notions mathématiques subtiles : la multiplication par une fraction et la notion d’approximation. Pour répondre à la question avec toute la rigueur mathématique qu’elle exige, nous dirons donc : “certains philosophes ne font pas la cuisine”.

L’effet papillon d’Edward Lorenz

L’effet papillon est un exemple très rare d’expression venant des mathématiques ayant eu un succès médiatique incontestable. Tout le monde connaît l’effet papillon : petites causes, grandes conséquences comme certains l’ont chanté.

L’origine de la métaphore

En 1972, à une conférence de météorologie, Edward Lorenz a présenté un exposé sous un titre qui a frappé les esprits :

Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?

Cette métaphore n’est toutefois pas de Lorenz mais d’un organisateur de la conférence, Philip Merilees. Pour justifier sa question, Lorenz utilisait un modèle mathématique très simplifié de l’atmosphère terrestre où il n’avait conservé que trois inconnues pouvant donc être représentées par un point de l’espace. Il s’agit de ce qu’on appelle en mathématiques un système dynamique. On part d’une condition initiale, c’est-à-dire d’un point représentant l’état du système à l’instant initial et le modèle nous donne les états du système aux instants qui suivent, théoriquement indéfiniment.

L’attracteur de Lorenz

Dans le cas du modèle de Lorenz, chaque condition initiale donne une orbite ressemblant grossièrement aux deux ailes d’un papillon. De plus, toutes les orbites s’agglutinent sur un même objet également en forme de papillon, qu’on nomme l’attracteur de Lorenz.

L’attracteur de Lorenz a une forme de papillon. © Hervé Lehning

Cette forme explique peut-être le choix de cet insecte par Merilees. Peu importe, le papillon a séduit bien au-delà de la sphère mathématique sans que, pour autant, le message de Lorenz soit complètement compris. En effet s’il mettait l’accent sur la sensibilité aux conditions initiales, un faible changement pouvant avoir de grosses conséquences, il corrigeait immédiatement l’idée de la soumission au hasard d’un battement d’aile de papillon par :

J’avance l’idée qu’au fil des années de petites perturbations ne modifient pas la fréquence d’apparition d’événements comme les tornades : la seule chose qu’ils peuvent faire, c’est de modifier l’ordre dans lequel ces événements se produisent.

Nous sommes ainsi très loin de la notion couramment vulgarisée : petites causes, grandes conséquences. Dans la pensée de Lorenz, le chaos sert à la prévision, les orbites ne sont pas aléatoires, elles se situent sur l’une ou l’autre aile de l’attracteur, le passage de l’une à l’autre semblant aléatoire. Cette conception éclaire l’idée a priori paradoxale qu’on puisse étudier l’évolution du climat sans pour autant être capable de prévoir le temps du mois suivant.

Toutes les mathématiques du monde

Un pari : présenter le côté culturel des maths sans se perdre dans la technique

Mon pari, en écrivant Toutes les mathématiques du monde, était de présenter ce que sont les mathématiques sans entrer dans la technique. Comment ont-elles évolué de questions concrètes comme le dénombrement et l’arpentage jusqu’à devenir l’archétype de l’abstraction ? Pourquoi ont-elles envahi le monde contemporain ? Peut-on comprendre ce monde sans culture mathématique ? Suivre un simple débat sans cela ? Notre réponse est « non » mais cette culture mathématique est accessible à tous, sans pour autant devenir un spécialiste.

Réflexions sur les fins du monde

La Terre a déjà connu plusieurs fins du monde, plus précisément cinq extinctions de masse. Les géologues l’ont découvert au XVIIIe siècle en étudiant les couches de sédiments empilées sous nos pieds, cinq ne contiennent quasiment aucune trace de vie. La plus médiatique de toutes les extinctions de masse est la dernière en date, celle qui a vu disparaître les dinosaures voici 65 millions d’années.

Un dinosaure © The Field Museum

La fin catastrophique des dinosaures

Depuis les années 1970, cette fin du monde des dinosaures est souvent expliquée par une catastrophe. Par un malheureux hasard, la trajectoire de notre planète aurait rencontré celle d’un astéroïde de 10 kilomètres de diamètre. Événement peu probable mais qui s’est effectivement produit aux environs de cette époque, à Chicxulub au Mexique. Telle une bombe thermonucléaire, cet astéroïde a projeté un immense nuage de poussière dans l’atmosphère, voilant le soleil et créant une espèce d’hiver nucléaire. Les dinosaures seraient donc morts de ce que redoutaient les hommes au temps de la guerre froide. L’idée qu’ils auraient disparu à la suite de l’impact d’un astéroïde est d’ailleurs due à un physicien nucléaire américain, Luis Walter Alvarez (1911 – 1988), prix Nobel de physique en 1968, qui participa à la mise au point des détonateurs de la bombe atomique au plutonium et qui avait donc réfléchi aux conséquences que pouvaient avoir l’usage de cette arme. Plus profondément, il est intéressant de constater que l’imaginaire de chaque époque se projette sur ses explications, scientifiques ou autres.

Mis à part ce fait troublant, il est permis de se demander pourquoi les petites bêtes ont survécu. Pourquoi les extinctions sont-elles aussi sélectives ? C’est le point le plus gênant de cette théorie des catastrophes. De plus, l’explication, qui n’est pas valable pour les autres extinctions dont celle, plus importante, de la fin du Permien (voici 500 millions d’années), est-elle valable pour celle des dinosaures ? Il est permis d’en douter depuis que certaines études montrent que l’impact de l’astéroïde incriminé serait antérieur de 300 mille ans à leur disparition. Une bien longue survie pour une agonie !

La fin par le changement de milieu

À cette explication des extinctions par le hasard, d’autres paléontologues ont préféré avancer un modèle probabiliste tenant compte du métabolisme des animaux. Pour donner un exemple, quelle serait l’influence d’une baisse de la proportion de l’oxygène dans l’air ? Certains animaux s’adapteraient très bien, d’autres non. Sans doute pourrait-on établir une corrélation entre la concentration en oxygène et la probabilité de survie d’une espèce donnée. Cette corrélation serait fonction du métabolisme et expliquerait facilement aussi bien les disparitions que les survies. Rassurez-vous, l’homme est très compétitif dans ce domaine ! Nous nous adaptons très bien à la raréfaction de l’oxygène.

De façon moins évidente, il en est de même du calcium. Les animaux à squelette important en dépendent de manière cruciale. Les dinosaures en faisaient partie. On dénombre sept facteurs favorables à la bio-minéralisation du calcium : ions calcium Ca2+ sursaturés, température chaude et tropicale, bas niveau de dioxyde de carbone CO2, calme volcanique (et orogénique), pH neutre ou alcalin, niveau d’oxygène favorable, chaîne alimentaire intacte. Bien entendu, les facteurs opposés sont perturbateurs de la bio-minéralisation du calcium. Un compte des facteurs positifs et négatifs permet d’estimer la probabilité de bio-minéralisation du calcium. Si elle est faible, la survie de certaines espèces devient difficile. Certains paléontologues en ont déduit un modèle probabiliste : les facteurs perturbateurs de la bio-minéralisation du calcium seraient les causes des extinctions de masse. Pour simplifier, disons que plus on compte de facteurs perturbateurs, plus on risque une extinction massive et plus celle-ci est importante.

Voyons ce modèle à l’œuvre pour les dinosaures. Pour eux, on dénombre cinq facteurs perturbateurs : glaciations, niveau élevé de CO2, activité orogénique et volcanique intense, augmentation de l’acidité du pH, rupture des chaînes alimentaires (au niveau des planctons). On a donc ici un score de 5 sur 7 ! Pour l’extinction du Permien, c’est pire : 6 sur 7 ! Pour les autres extinctions de masse, les scores varient entre 2 et 3 sur 7. Chaque fois, le score est proportionnel à l’importance de l’extinction.

La sixième extinction

Pour certains chercheurs, la sixième extinction massive a commencé voici cent mille ans. Pourquoi ? Ils constatent d’abord qu’une espèce de mammifères et une espèce d’oiseaux disparaissent chaque année, ensuite que la durée moyenne de vie des espèces fossiles est de l’ordre du million d’années. Il existe actuellement 5000 espèces de mammifères et 10000 d’oiseaux. S’il n’y avait pas extinction, la moyenne annuelle de disparition devrait donc être mille fois plus faible que celle constatée ! Retrouve-t-on l’extinction actuelle dans le modèle probabiliste ? Bien entendu, oui, à cause de l’effet de serre qui est lié au CO2 !

À chaque époque sa fin du monde ?

Les extinctions de masse seraient donc dues, en particulier, à l’effet de serre. Le seul doute que nous puissions formuler contre ce modèle probabiliste est notre remarque précédente sur la disparition des dinosaures. Chaque époque retrouve ses problèmes dans le passé. Chacune a la fin du monde qu’elle redoute, bombe atomique ou effet de serre pour ne citer que les dernières. Le hasard, qui est le moteur de l’évolution, peut cependant nous réserver bien d’autres surprises. L’expérience montre que les fins du monde restent cependant des événements rares : cinq en plus d’un milliard d’années alors que la sixième fin du monde, celle qui pourrait nous concerner, a été annoncée plusieurs centaines de fois.