Communication donnée en 2013 lors du colloque intitulé “Emergence du sens de la beauté”
Avec pareil titre, l’auditoire pourrait s’attendre à ce que l’astrophysicien montre et parle de la beauté indéniable du ciel étoilé. Il est vrai que les télescopes modernes nous offrent des images du ciel d’une beauté à couper le souffle. Pour moi cependant, la vraie beauté de l’univers réside essentiellement ailleurs. Dans l’ouvrage éponyme que j’ai publié en 2011 et sous-titré « cosmos et esthétique », je développe l’idée que la beauté apparente de l’univers visible ne représente qu’une infime fraction de ce que l’on peut considérer comme étant la vraie « beauté du réel ».
Je commencerai par commenter le titre générique de ce colloque, « émergence du sens de la beauté ». A mes yeux, ces trois termes d’émergence, de sens et de beauté, sont en eux-mêmes « beaux ». L’émergence est un concept devenu fondamental dans la science du XXe siècle, qui intervient lorsque des systèmes simples interagissent en nombre suffisant pour faire apparaître un certain niveau de complexité qu’il était difficile de prévoir par l’analyse de ces systèmes pris séparément. Cette propriété se retrouve dans les domaines physiques, biologiques, écologiques, socio-économiques, linguistiques, bref dans tous les systèmes dynamiques qui comportent des rétroactions. L’une des vertus évidentes de l’émergence, c’est de formaliser en langage moderne la vague et vieille idée selon laquelle l’ensemble est plus que la somme des parties, une approche très riche qui prend le contre-pied du réductionnisme – lequel a néanmoins représenté une phase nécessaire du développement des sciences.
Edgar Allan Poe (1809-1849) est l’une des principales figures du romantisme américain. Connu surtout pour ses Contes fantastiques et autres Histoires extraordinaires, mais controversé dans son pays en raison d’une vie agitée, il a d’abord été défendu par des auteurs français prestigieux comme Baudelaire, Mallarmé (qui ont traduit la majorité de ses nouvelles et poèmes) et Valéry. La critique contemporaine le situe parmi les plus importants écrivains du XIXe siècle et comme l’inventeur du roman policier. Si Eurêka (1848), dernier texte d’importance publié du vivant de l’auteur[1] et sous-titré Essai sur l’univers matériel et spirituel, Poème en prose, prend la forme d’un essai, il n’en tente pas moins de résoudre une énigme au travers d’une enquête, non plus conduite par le perspicace chevalier Dupin mais par l’auteur lui-même, qui se pose en visionnaire extralucide. Enquête suprême, puisqu’il s’agit d’élucider le mystère de « l’UniversPhysique, Métaphysique et Mathématique, — Matérielet Spirituel — de son Essence, de son Origine,de sa Création, de sa Condition présente etde sa Destinée », comme annoncé dès le premier chapitre ! Voulant embrasser d’un coup d’œil l’immensité de tout ce qui est connu en son temps, là où un esprit ordinaire ne percevrait que complexité et chaos, Edgar Poe (à l’intellect quelque peu surchauffé par plusieurs mois de maladie) y voit une unité, un ordre, un plan. Une Consistance. Tel est le mot-clé de sa cosmologie personnelle.
J’eus le vertige et je pleurai car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers. Jorge Luis Borges, L’Aleph (1949)