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Contes de l’Outre-temps (7) : L’âne

Suite de la série de brèves nouvelles fantastiques écrites au fil du temps, que j’envisage de réunir un jour en un recueil intitulé  “Contes de l’Outre-temps”, si un éditeur s’y intéresse.  J’ai écrit celle-ci en 1973, au retour de mon premier long voyage en voiture, de la France au Maroc. L’interminable file d’attente au débarquement de Ceuta est authentique, ainsi, hélas, que le pauvre âne écrasé sous sa charge…  

L’âne

 

J’étais paisiblement installé à la terrasse d’un petit café de Saint-Cirgues-en-Montagne, dans l’Ardèche.

Un calme profond imprégnait les êtres et les choses, comme s’il eût été composé de subtiles molécules diluées dans l’atmosphère suave du soir.

Je plissai les yeux de contentement, tant le paysage était beau. Des bouffées de souvenir remontaient dans ma gorge.

Près de moi, mon ami Philippe semblait tout aussi extasié. Des nuages aux formes de haillons se battaient comme des chiffonniers, les dômes ventrus des collines profilaient un vert insolent qui semblait enchanter les troupeaux de vaches que l’on entendait tinter au loin.

Lorsque nous ne contemplions pas en silence l’éternité de ces lieux, nous discutions un peu de philosophie et de musique, tout en nous régalant d’une bière bien mousseuse qui miroitait dans la lumière du couchant.

Nous vîmes soudain un âne qui trottinait sur la route cabossée, devant nous, lourdement chargé de fagots de bois. Le pauvre animal titubait sous le fardeau, et le gamin qui le menait ne semblait pas s’en soucier.

Notre amour des bêtes nous fît aussitôt déplorer ce triste état de choses. Mais, hypocritement, nous ne fîmes pas un geste pour intervenir. Figés en une incompréhensible torpeur, le cœur serré et coupable, nous regardâmes longuement s’éloigner l’étrange couple, l’âne épuisé et l’enfant indifférent.

Lorsque enfin leurs silhouettes se furent amalgamées en une seule petite tache sombre qui se découpait sur l’horizon écarlate, nous commençâmes à analyser notre petite lâcheté. Pourquoi l’homme devient-il si faible, si indécis dès le moment où il doit agir en accord avec ses propres convictions éthiques ou philosophiques ?

Un tel prônera que la charité est la plus haute des vertus, mais répugnera à lâcher une pièce au pauvre bougre empli de honte.

Tel autre – ce fut le cas pour nous – proclamera son amour immodéré pour le règne animal, mais ne lèvera pas le petit doigt pour décharger un âne croulant sous le poids d’un fardeau trop lourd …

Nous en conclûmes avec vergogne que l’inertie était la grande ennemie de l’homme, puisqu’elle retient d’agir et que l’action permet à l’homme de se manifester, donc d’exister en accord avec la nature.

Après ces réflexions assez communes, nous nous tûmes quelques instants. C’est alors que, me souvenant d’une aventure que j’avais vécue quelques années auparavant, je me tournai vers Philippe et lui contai cette curieuse histoire.

« Je venais de traverser le détroit de Gibraltar à bord du ferry-boat Victoria, embarquant ma voiture et un désir d’aventure qui n’attendait que l’Afrique pour être rassasié, du moins pour quelque temps.

Je me trouvai donc à Ceuta, enclave espagnole d’Afrique qui fait face au Grand Rocher, et il ne me restait plus qu’à remplir les formalités d’usage avant d’entrer en territoire marocain. Continuer la lecture