Monde : Bouleversement, collapse, épanouissement de Jared Diamond

En des temps mortifères alors que les migrants affluent ou se noient sur les côtes d’îles antérieurement les plus préservées, telle El Hierro aux Canaries, et que l’ombre du Covid-19 obscurcit la vie des hommes sur la Terre, une image et un livre, Bouleversement par Jared Diamond, sont mis en contrepoint.
Le but est de montrer la beauté de la nature de cet archipel espagnol et la résilience des habitants de notre planète. Dû au talent du photographe sous-marin amateur Arthur Telle Thiemann, le premier signe est purement involontaire et local. Mis en avant de cet article, un grand sourire (?) est offert par un bel exemplaire de l’espèce Sparisoma cretense. Il s’agit d’une vieille des Canaries de sexe femelle, connue en France sous le nom de poisson-perroquet méditerranéen et elle a été photographiée dans les eaux d’El Hierro. Par conséquent et au risque de me répéter, ce contrepoint est fait sans oublier ni occulter la noirceur du monde y compris sur le sort des migrants dans les îles grecques ou en partance du Sénégal vers les Canaries.

Illustration libre de la Terre entre les menaces du changement climatique et du Covid-19.  Composition : Guardian Design. © The Guardian, 09/11/2020.

Pour reprendre en les adaptant les mots du journaliste Jean-Luc Porquet, proche de l’écologie et aussi chroniqueur de théâtre, « ce sera notre quart d’heure de pensée positive » (Le Canard Enchaîné, 4 novembre 2020).
Le poisson multicolore a été photographié alors qu’il nageait dans les eaux de l’île d’El Hierro aux Canaries, montrant sa bouche ouverte en forme de bec, typique des poissons-perroquets, en fait sa superbe dentition fusionnée. Ce simili bec de perroquet, une évolution convergente, s’est développé à fin de se régaler de crustacés et de mollusques, tels crevettes, crabes, moules, gastéropodes, etc., et pour ronger les algues encroûtantes du corralligène sur les fonds de la région du volcan Togaro. Nous sommes au large du petit port de pêche côtière de La Restinga de cette île où j’évolue depuis 30 ans, cela dans le Mar de las Calmas, le bien nommé car à l’abri des vents ici les alizés. La photographie de la vieille, nommée  Smiley, par Arthur Tielle Thelmann a été sélectionnée en septembre 2020 pour un concours mondial a priori amusant mais qui, au-delà de son sourire, cherche à protéger la nature par la promotion de sa beauté et de son étrangeté. Elle a été ensuite choisie parmi les gagnantes de l’année 2020 dans The Comedy Wildlife Photography Awards. La photographie montre aussi la résilience écologique de la vie dans l’Océan Atlantique dans des hauts fonds pourtant bouleversés, récemment en 2011-2012, par l’éruption sous-marine du volcan Tagoro, à quelques kilomètres au large de la côte sud d’El Hierro.

El Hierro et son volcan sous-marin Tagoro en éruption fin 2011. Au fond le village blanc alors déserté du port de La Restinga.  A la suite de ce phénomène paroxystique, ayant débuté en septembre 2011 et qui s’acheva en mars 2012, apparut un tapis sous-marin de la bactérie « cheveux de Vénus » (Thiolava veneris), une nouvelle espèce pour la science décrite en 2018. © Universidad de Barcelona.

Venons en à la substantifique moelle de cet article : la sortie du dernier volume du chercheur, un biogéographe touche-à-tout et mondialement connu, Jared Diamond soit Bouleversement. L’édition française a été publiée chez Gallimard, il y a quelques mois.

Jared Diamond – Première de couverture de l’ouvrage « Bouleversement » de l’édition française chez Gallimard, publiée dans sa prestigieuse collection NRF Essais, 2020.

Je ne vais pas commenter Bouleversement car d’autres l’ont fait et sans doute mieux que je l’aurais effectué. Citons les sites Dirigeant (d’entreprises), Lectures, Le Figaro, Les Echos, Le NouvelObs, etc., sans oublier un long entretien dans l’émission de Guillaume Ermer le 16 septembre sur France-Culture et un blog du journal Le Monde. Le spectre d’influence de Diamond va donc bien au-delà du monde académique puisque ses écrits et donc ses idées touchent de nombreux hauts dirigeants y compris des chefs d’Etats. Jared Diamond avait accédé à une célébrité mondiale en 1998 avec son livre De l’inégalité parmi les sociétés (prix Pulitzer dans la catégorie Essais). C’est un statut à la fois d’auteur de best-sellers, de vulgarisateur et d’autorité scientifique qu’il confirma et amplifia avec le succès d’Effondrement ou Collapse (en anglais) en 2005.

Jared Diamond. Première de couverture de « Collapse » (2005) chez l’éditeur Penguin Books USA. « De l’inégalité parmi les sociétés » est le titre en français de « Guns, germs and steel » (1997), prix Pulitzer 1998.

Cet ambitieux ouvrage, sans nul doute riche et discutable, fut bien reçu dans le monde académique. Ainsi Collapse bénéficia d’une excellente appréciation par le mammalogiste Tim Flannery, dans la revue nord-américaine de référence Science. De l’autre côté du spectre chez les collègues des sciences humaines et les personnalités politiques, la collapsologie (l’effondrement possible de notre civilisation) se développe y compris en France à partir de 2015, portée et diffusée notamment par l’ancien ministre de l’Environnement (2001-2002) Yves Cochet.
Le problème est que Jared Diamond ne fut jamais un adepte de la  collapsologie. Dans son ouvrage Collapse, il développe plusieurs exemples de sociétés insulaires qui, dans l’histoire, ne sont non pas effondrées mais, bien au contraire, se sont épanouies malgré les fortes contraintes locales de l’insularité : ce sont Tikopia (Mélanésie, archipel des Salomon) par son agroforesterie intensive complétée par la pêche et la chasse locales, la Nouvelle-Guinée par son agriculture vivrière, le Japon grâce à sa gestion de la forêt.

Vue aérienne de l’île du Pacifique de Tikopia, très isolée dans l’archipel des Salomon, et qui nourrit correctement, sur seulement ses 5 km2, une population de 2 000 personnes vivant en quasi autarcie. Cela grâce à une savante agroforesterie et à la pêche, toutes deux traditionnelles. Cliché : Google Earth.

Il y ajoute, plus proche de nous dans l’histoire et beaucoup plus discutable, la République Dominicaine qui se caractérise par une satisfaisante gestion de ses espaces naturels. Cette dernière se consolida du temps (1930-1961) de la plus féroce et rapace dictature des Amériques, celle de Rafael Trujillo dit El Benefactor (sic), mais ce dernier développa une exploitation raisonnée des forêts à son profit exclusif.
Quelque part Jared Diamond, comme mon voisin de Sauve, dans le Gard, le dessinateur underground et rabelaisien de BD Robert Crumb (oui, celui de Fritz the Cat, de la pochette de Cheap Thrills avec Janis Joplin et de La Génèse), est un fils du flower power des années 1960 : il reste encore un indécrottable optimiste à plus de 80 ans. Ainsi, en 2014, Jared Diamond considérait-il qu’il y avait encore « 51 % de chances de sauver la planète ».  Dans ce filon, son dernier ouvrage Bouleversement est une étude de la résilience des sociétés nationales dont celle de Finlande, un petit pays, né seulement en 1917, dans un environnement politique, géographique et climatique hostile.

Soldats finlandais en camouflage blanc, utilisant des skis pour se déplacer, pendant la Guerre d’Hiver contre l’URSS qui tenta de l’annexer par les armes (1939-1940). © Wiki CC Talvisodan sotilaita.

Comment ai connu-je Jared Diamond ? Grâce à Alex Chepstow-Lusty qui fut mon compagnon de route dans la recherche de 2004 à 2009. Le travail d’Alex, de ses Collègues britanniques, nord-américains et de quelques français dont moi-même aboutit à mettre en avant l’épanouissement de la civilisation des Incas (antérieurement à l’arrivée des Espagnols au XVIe siècle),  grâce aux succès de son agroforesterie, de son agriculture exploitant tous les étages montagnards et à la maîtrise du commerce et des flux des différentes productions portées par les caravanes de lamas.

Un lama au-dessus des ruines de la cité de Machu Picchu, Hautes Andes, région de Cusco, Pérou. Leurs nombreuses caravanes furent un appui logistique essentiel de l’empire des Incas. © www.boletomachupicchu.com.

Les acquis de ce travail collectif furent repris dans un article de synthèse de Jaired Diamond, publié dans la grande revue britannique de science Nature en 2009.
A mon échelle, c’est dans un cadre insulaire que j’ai commencé à travailler par de nombreuses missions sur l’archipel des Canaries dès 1991, au début en foresterie traditionnelle avec l’arbre-fontaine.  J’ai pu suivre et accompagner, grâce à des Collègues de l’Unesco, Malcolm Hadley l’un des fondateurs du MAB et Pier Giovanni Ayala de l’ONG Insula, le cheminement de la classification d’El Hierro en Réserve de la biosphère en 2000.

« Les réserves de la biosphère concilient conservation de la biodiversité et développement durable grâce aux efforts des communautés locales, mais également grâce au soutien du gouvernement et de connaissances scientifiques » selon le site de l’Unesco.

Ensuite, j’avais donc conforté, au contact d’Alex Chepstow-Lusty, ma connaissance de l’importance des anciens savoirs dans d’autres milieux difficiles pour l’homme, à l’instar des hautes montagnes des Andes. Si bien que j’échafaudais en 2010 l’idée de valoriser mieux les résultats du développement durable, grâce à l’agropastoralisme et la pêche côtière, soit l’épanouissement de la petite île d’El Hierro (278 km2) de l’archipel des Canaries. Je savais que la crise économique aiguë en Espagne depuis 2008 risquait d’assécher tous les investissements localement dans cette région ultra-marine si reculée par rapport à Madrid. Cela alors que les îliens, grâce à leurs élus dont l’ingénieur électricien Tomás Padrón, avait obtenu l’accord de principe en 2006 pour bâtir en parallèle la centrale originale d’énergies renouvelables (EnR) Gorona del Viento afin de gagner leur autonomie énergétique. Avant le confinement de mars 2020, ma dernière intervention publique à sujet fut, en février dernier, à l’Académie des Sciences du Maroc, un pays qui soutient, au plan politique, le déploiement des EnR sur son territoire.

Schéma de la station hydro-éolienne de l’île d’El Hierro, Canaries, Espagne. © El Pais.

Il est à noter que l’industriel Gunther Pauli a suivi un cheminement parallèle, partant des idées du Club de Rome et donc de l’altérité du modèle occidental de la croissance infinie. Pour lui, El Hierro est un exemple du succès (que je tiens à nuancer) de l’économie bleue ou du « Se transformer avec ce que l’on a », titre d’une interview donnée début octobre aux Antilles. Dans cette région insulaire des Caraïbes, l’apport massif des EnR dans le bouquet énergétique serait pertinent sachant la forte pollution atmosphérique de la Martinique qui est un mauvais exemple pour l’Europe, par sa récurrence. Il y a un projet avancé de déploiement d’EnR notamment sur la petite île de Marie-Galante (158 km2).

En réalité, Jared Diamond tient à continuer d’espérer en mettant l’accent sur l’apport des crises, ici celle de type sanitaire causée par le Covid-19, afin de propulser un changement sociétal plus rapide, malgré ou à cause de l’adversité.

« Mon espoir, c’est que, d’ici à un an ou deux, le fait d’avoir développé une solution globale face au Covid nous conduise à faire de même pour le changement climatique » J.D., Libération, 29 septembre repris par Jean-Luc Porquet (Le Canard Enchaîné, 4 novembre 2020).

Jared Diamond en 2014 interviewé par la RTS lors du Festival of Books and Reading de Rome. © Marcello Mencarini/Leemage pour AFP, Libération du 17/09/2020.

Attention toutefois ! Ma Collègue Anne-Marie Moulin, médecin et historienne des sciences du CNRS et qui travailla pour l’IRD en Egypte, a constaté que les épidémies n’ont pas changé l’ordre du monde durant l’histoire. Néanmoins, j’ajouterais, dans le fil des idées d’Emmanuel le Roy Ladurie, qu’il s’agissait jusqu’au XIXe siècle, du moins pour l’Europe et les Etats-Unis, de mondes essentiellement ruraux c’est-à-dire où tous les changements étaient lents car guidés par les saisons et par des crises agricoles récurrentes et leur cortège de famines.
Par conséquent il faut éviter l’écueil de l’anachronisme historique dans les comparaisons et, là encore, Jared Diamond est précieux par un exemple contemporain dans Bouleversement. Il montre comment la Finlande a opportunément réagi à la suite du Deuxième conflit mondial que le pays, impréparé, paya lourdement par trois guerres : celle d’Hiver quand il subit l’agression de l’URSS (1939-1940) ; celle dite Guerre de Continuation, déclenchée contre l’URSS et aux côtés des forces de l’Axe (1941-1944) ; et celle de Laponie contre le Reich allemand (fin 1944). Les conséquences de ces conflits successifs, tous azimuts, furent désastreuses :  100 000 morts soit une perte immense pour si un petit pays ; un territoire amputé de la riche région de la Carélie (10 % du territoire et 20 % de la population perdus) causant l’afflux d’environ 100 000 réfugiés ; et une économie ruinée. La Finlande en tira des leçons et elle dispose, encore aujourd’hui, d’un comité national de sécurité, doté de grands moyens financiers et humains, chargé d’anticiper 12 types différents de crises dont l’effondrement de la santé publique (repris par Le Canard Enchaîné du 4 novembre dans Ce qu’il aurait fallu faire [chez nous et que nous n’avons pas fait] de J.-L. Porquet). Ainsi, la pandémie du Covid venue, ne la trouva point dépourvue (pour singer La cigale et la fourmi).

Logiquement, à ce jour, la Finlande affiche parmi les meilleurs résultats dans la limitation des cas et des morts causée par le Covid-19 avec seulement 18 858 personnes testées positives au virus et 369 décès depuis mars 2020 (chiffres arrêtés le 13 novembre et issus de la Johns Hopkins University). Cela sans compter de bonnes habitudes sociales en cas d’épidémies contagieuses : l’antérieure bonne diffusion du télétravail ; l’isolement de la population, elle-même peu dense, qui était déjà courante dans les chalets forestiers lors des étés ; une forte distanciation dans la vie sociale y compris en ville ; etc.
En conclusion, les livres de Jared Diamond, dont le dernier Bouleversement, ne proposent pas toujours de bonnes solutions mais ils posent de grandes questions, celles « de taille XXL » pour reprendre l’expression imagée de Philippe Nassif. C’est, à mon sens, la signature d’un véritable chercheur scientifique au-delà de ses erreurs et d’hypothèses discutables.

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