Tchad : 1) Derk Rijks, cuisines solaires et camps des réfugiés du Darfour

Je connais le travail de Derk Rijks, agroclimatologue néerlandais d’envergure internationale, depuis longtemps. En 1985 et 1986, j’avais côtoyé les cadres sahéliens du Centre Aghrymet de Niamey au Niger dont Rijks fut un des piliers scientifiques, du temps du président Kountché. A cette époque, j’avais commencé à travailler avec son collaborateur à l’OMM, Andrés Acosta Baladón, qui, après un passage par le Centre Agrhymet, œuvrait au Service hydrologique du Tchad à N’Djamena (dans le cadre difficile de sa reconstruction après une guerre civile et lors du conflit tchado-lybien). En 1994, quand je repartis en expatriation en Bolivie (Amérique du Sud), l’atlas de l’agroclimatologie de la zone andine de son frère cadet était dans mes malles. Mais qu’est-ce que l’agroclimatologie ? C’est la branche de la climatologie qui étudie l’impact du climat et du changement climatique sur l’agriculture.

Le spécialiste des régions chaudes et volontaire humanitaire, Derk Rijks des Pays-Bas, montre à une réfugiée soudanaise du Darfour comment aligner sa cocotte solaire avec les rayons du soleil. Camp d’Iridimi, bande sahélienne, Est du Tchad, 16 octobre 2006. © Lynsey Addario (Prix Pulitzer 2009 du reportage international). Cette photographe de guerre bénéficia d’une bourse de la Fondation Getty.

Toutefois, ici , je vous parlerai du travail  humanitaire de Derk Rijks, entrepris à 70 ans en 2005, à la suite du déclenchement au Soudan de la guerre civile du Darfour (en 2003 et toujours en cours). Son labeur fut dans et pour les camps de réfugiés de l’Est du Tchad, pour celles et ceux fuyant le conflit avec rien, et il l’a continué jusqu’à ce jour à 86 ans : l’apport des cuisines solaires pour les plus pauvres parmi les réfugiés du Monde et notamment les femmes. Ce premier chapitre s’arrête à ses actions jusqu’en 2009.

L’agroclimatologue Derk Rijks (à droite) vers 2007. Une bonne part du succès du programme des cuisines solaires repose sur son empathie avec les réfugiées du Sahel, une vaste région qu’il connait depuis des décennies par son travail pour les organisations internationales. @ KoZon Foundation NL.

Par conséquent, Derk Rijks n’a pas peur des conséquences des conflits armés pour sa personne ; il a eu quelques ennuis là-bas, dit-il de façon élusive, dont des vols de véhicule par des coupeurs de route quand il était au volant (il a fini en slip et chaussettes mais avec une peur bleue !). Sur le fond, Derk Rijks a mis ses connaissances, ses expériences et son savoir-faire au service des réfugiées en tant que piliers de la famille. Ces dernières avaient, de plus en plus de mal, à récolter du bois pour la cuisine dans un milieu sahélien ou désertique. Dans une tentative – au début assez donquichottesque – d’utiliser la science afin de préserver l’environnement dans les zones arides et de résoudre le problème de la cuisson des aliments,  Derk Rijk commença en 2005 à enseigner aux femmes darfouries (natives du Darfour) comment faire et utiliser des cocottes solaires dans les camps de réfugiés du Tchad. Les écosystèmes de cette partie du pays durent supporter l’arrivée massive des hommes à partir de 2004 et le Tchad était classé encore au 13ème rang à la mi-2016 des pays accueillant le plus de réfugiés. Ces derniers étaient 450 000 en 2018 dont 330 000 fuyant le Soudan, et il faut souligner que le Tchad est l’un des plus pauvres pays au Monde, étant à la 186ème place sur les 189 listés par l’Indice de développement humain en 2017 (PNUD). Au Tchad, le camp le plus important accueille 141 000 réfugiés soudanais, principalement du Darfour. Dès 2004 le bois et l’eau, autrefois suffisants pour une population locale très clairsemée, devinrent des ressources rares et donc des denrées précieuses dans et autour de camps.

La guerre du Darfour (2003-en cours) est un conflit soudanien, oublié par l’Occident, ayant fait, surtout chez les civils, au moins 300 000 morts (selon l’ONU en février 2016). Dans ce chiffre, sont inclus les décès dus aux maladies, à la malnutrition et ceux liés aux déplacements de population.

Dèjà le 23 juillet 2004 alors que le conflit avait commencé en février 2003, l’ONU estimait à 30 000 le nombre de personnes tuées en quinze mois et, plus d’un million (1,2 selon Amnesty International) avaient été déplacées par les combats, un chiffre qui incluait celles étant restées en majorité à l’intérieur du Soudan. Près de 200 000 d’entre elles néanmoins se sont massées, suite à un rapide exode, dans des camps, aux conditions de vie précaires, de l’autre côté de la frontière, au Tchad. C’est là que Derk Rijks va intervenir pour avancer et développer son projet de cuisine solaire en coopérant et  jouant finement avec les militaires tchadiens et français (présents à la base d’Abéché), sans oublier les fonctionnaires locaux.

Camp de réfugiés du Darfour au Tchad, juste après leur exode en 2004. Les Darfouris sont essentiellement issus de trois groupes ethniques : les Fours, les Masalits et les Zaghawas dont le Président de la république tchadienne est issu car ce groupe est bien représenté au Soudan et aussi au Tchad. © Mémoire2000.org, Paris, 2007.

 Les camps de Darfouris sont nombreux au Tchad où ils sont une bonne douzaine mais on en retrouve de très grands par dizaines au Soudan (avec les déplacés de l’intérieur du pays notamment au camp de Riyad) et au Kenya (deux autres qui regroupent toutefois  essentiellement des Somaliens).

Les camps de réfugiés du Darfour en 2007 dans l’Est du Tchad. Depuis 2006, les relations diplomatiques sont coupées entre le Soudan et le Tchad. L’ancien président du Soudan est inculpé pour crimes contre l’humanité dans le Darfour depuis 2009 par la Cour pénale internationale (CPI). Bien qu’emprisonné au Soudan depuis 2019, le refus de le remettre à la CPI est l’une des causes de la continuation de la Guerre du Darfour. © Alternatives économiques.

Petit à petit, les réfugiés ne rentrant pas chez eux et même leur flux augmentant, les camps tchadiens se sont transformés depuis 2004 en villes, de moins en moins, éphémères. Signe de leur durabilité, les ONG, le Programme alimentaire mondial (PAM de la FAO) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR) se plaignent du manque de sécurité qui y gêne leur travail.

Camp de réfugiés du Darfour en 2019 tel que le présente un site tchadien proche du pouvoir avec de nombreux bâtiments en dur. Est du Tchad. © DR 2019 alwihdainfo.com.

Qu’est-ce que la cuisine solaire utilisée au Tchad ? C’est le Cookit mis au point par SCI, lui-même dérivé étroitement de la cuisine solaire conçue par le français Roger BERNARD, qui présente le grand intérêt d’être léger (en carton), pliant et aisé à faire soi-même.

Le Cookit par Solar Cooker International (SCI), une ONG sans fin de lucre basée à Sacramento en Californie, est commercialisé au prix de US$ 50 (sans frais de port) aux USA. © SCI.
Le Cookit des camps de réfugiés du Darfour construit sur place par les femmes à partir de produits importés (obtenus par donation) et de gomme arabique locale. Derk Rijks s’est beaucoup investi dans la quête des matériaux, la formation des travailleuses et le montage financier du programme. SolarcookingKozon.

Un petit aparté au sujet du père du Cookit, un inventeur qui a souhaité n’en retirer aucun bénéfice. Roger BERNARD est un ancien enseignant à l’Université de Lyon qui pratique la cuisson solaire depuis 1974. Il est en relation avec plusieurs associations dans les pays en voie de désertification.

Le petit livre de Roger BERNARD (2006) publié chez Jouvence éditions. Maintenant épuisé, il peut s’acheter d’occasion.

La cuisine solaire complète Cookit consiste en un grand carton robuste, recouvert d’une feuille d’aluminium collée, replié sur lui-même grâce à de la ficelle passant par des œillets et, à l’intérieur, une cocotte noire, elle-même mise dans un sac fermé en plastique transparent. Avec ce système, on peut chauffer une (option choisie au Tchad, vu le prix élevé de l’ustensile de cuisine qui est importé) ou deux cocottes – mais s’il vous plait pas de cocotte-minute ! – car la cuisson solaire est lente : une bonne heure et demie est nécessaire pour le riz mais cela n’est pas important parce que les femmes darfouries laissent mijoter leurs plats pendant des heures dans les cocottes.  Selon elles, le temps gagné est celui de la recherche du bois de cuisine qui les exposait aussi à des violences y compris sexuelles à sortir obligatoirement hors des camps, de plus en plus loin dans des zones isolées en quête de combustible. Il permet aussi de travailler à améliorer l’ordinaire y compris en confectionnant d’autres Cookits !

Pour les Castors Juniors de France, un petit livret avec des recettes de cuisine est disponible en ligne pour s’initier à la gastronomie solaire européenne. Toutefois, ne comptez pas rôtir, rissoler, saisir ou cuire très vite (comme pour les pâtes).

Accessoirement du moins au début du programme, cuisiner solaire a une autre avantage : le soleil, en plus de fournir une énergie renouvelable et gratuite, cuit sans dégager aucune fumée nocive ni de gaz contribuant à l’effet de serre, tel le CO2, à l’inverse de la cuisine au feu de bois, traditionnelle dans cette partie de l’Afrique. Néanmoins, pour les promoteurs du système des cuisines solaires, il fallut gérer la concurrence à savoir celles des propriétaires de camions et des forestiers spécialisés dans la collecte et vente de bois qui voient d’un mauvais œil son développement. Oui, les camps de réfugiés sont aussi partie du système économique national tchadien d’autant plus qu’ils sont devenus pérennes depuis 2004. Enfin, la cuisine solaire contribue puissamment à contrer la déforestation en milieu sahélien qui y est une véritable plaie d’Egypte.

Transport  traditionnel du bois de chauffe au Tchad après sa collecte par les femmes (région des rives du lac Tchad). © Le Point.

Voici le déroulé des premières interventions. La KoZon Foundation, une organisation non gouvernementale (ONG) néerlandaise qui forme les femmes des pays en développement à la cuisine solaire, a introduit, pour la première fois en février 2005, les appareils dans le camp d’Iridimi, après avoir obtenu le financement de la Dutch Foundation for Refugees et l’approbation du projet par le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR). Derk Rijks, en tant que travailleur humanitaire de KoZon, et Marie-Rose Neloum, une formatrice tchadienne, ont fourni 100 cuiseurs à des réfugiées et ils en ont fait la démonstration avec succès.

Marie-Rose Neloum en 2008. De nos jours, elle est la présidente de l’organisation Tchad Solaire et son activité avait été déjà distinguée en 2008 par l’obtention du Prix Van Heuven Goedhart. Ce Prix  de 50 000 euros est décerné par la Dutch Refugee Foundation (Stichting Vluchteling, en néerlandais) à une personnalité travaillant en faveur de la communauté des réfugiés. Il faut savoir que Gerrit Van Heuven Goedhart fut le premier Haut Commissaire pour les Réfugiés, une structure qu’il dirigeait lorsque l’UNHCR reçut le Prix Nobel de la paix en 1954. http://solarcooking.org/newsletters/scrnov08.htm

Une deuxième démonstration a eu lieu en avril 2005, durant laquelle KoZon a formé les réfugiées et testé leur habileté à fabriquer elles-mêmes 120 cuiseurs, en mettant l’accent sur la possibilité de poursuivre pour elles-même une activité économique autonome. En février 2006, les outils et les locaux nécessaires ont été fournis pour fabriquer les cuiseurs. Des réfugiées ont suivi un apprentissage en tant que « personnel de formation auxiliaire » afin de transmettre aux autres femmes le mode d’utilisation des appareils.

Peinture par un groupe de femmes de cocottes en noir mat afin d’absorber mieux et conserver plus longtemps la chaleur solaire. © KarinMG pour SolarcookingKozon NL.

Le projet de cuiseurs solaires a pris de l’ampleur en mai 2006 quand le Jewish World Watch (JWW), une ONG, créée en 2004 suite à la guerre civile du Darfour et fédérant l’action de membres de synagogues de Californie (États-Unis), a décidé d’équiper de cuiseurs l’ensemble du camp d’Iridimi après avoir trouvé le programme de Derk Rijks grâce à un moteur de recherche. Dans le fil des actions pour relever la tête après la Shoah, cette organisation s’est donné pour mission de combattre les génocides et les violations des droits de l’homme dans le monde. Son comité féminin, pilotée par la co-fondatrice Janice Kamenir-Reznik et animé par Rachel Andres au Darfour, mène à bien des projets de volontariat ayant un impact sur la vie des femmes. « La seule façon de combattre la mort, c’est en donnant la vie, et la seule façon de lutter contre le génocide, c’est de réduire les souffrances », expliquait le co-fondateur du JWW, le regretté rabbin Harold M. Schulweis. « Dans ce cas, il s’agit de femmes vulnérables, sans aucune protection, victimes du sadisme de la Janjaweed [la milice armée par le pouvoir soudanais]. Il est primordial de leur offrir un minimum de protection et de sécurité ». Ainsi, 4 500 femmes ont reçu une formation et 10 000 cuiseurs ont été fournis dès 2007. Alors déjà , le camp d’Iridimi fabriquait environ 1 000 cuiseurs solaires par mois pour remplacer les vieux (un cuiseur dure en moyenne six mois), tout en fournissant, grâce à ses surplus, des appareils de cuisson aussi aux 22 000 réfugiés du camp voisin de Touloum (vidéo suivante).

Au total, plus de 40 000 cuiseurs solaires ont été produits et distribués dans les camps d’Iridimi, Touloum et Oure Cassoni par Tchad Solaire au cours des quatre années allant de 2006 à 2009 (sans compter d’autres actions dans les camps voisins). Concrètement, le succès technique et humain du projet Tchad Solaire (selon son évaluation en 2009) a permis aussi de réduire de 70 % environ les activités de ramassage de bois, donc d’autant les risques d’attaques contre les femmes et les fillettes. Logiquement, il devrait sauver aussi 70 % des rares arbres survivant autour des camps mais, entre nous, ça n’est pas si simple qu’une règle de trois. Nous conclurons, de façon provisoire, la saga de Derk Rijks dans les camps de réfugiés du Darfour au Tchad, en refermant ce premier chapitre en 2009. Cela grâce à une autre vidéo, plus longue que la précédente, fort parlante et tournée au camp de Touloum qui est proche de la cité tchadienne d’Iriba.

L’image mise en avant montre une batterie de cuisines solaires installées en lisière d’un camp de réfugiés du Darfour à l’Est du Tchad (site 2020 du Fair Climate Fund ou FCF).

PS : Logiquement à la suite de son travail humanitaire – dans des conditions on ne peut plus sévères – débuté à 70 ans sonnés et surtout de ses résultats au Tchad, Derk Rijks a été fait chevalier de l’Ordre d’Orange-Nassau par la reine des Pays-Bas en 2009. La décoration est l’équivalent de la Légion d’Honneur française. L’excellence de son antérieure trajectoire professionnelle n’avait pu que jouer aussi en sa faveur mais c’est pour son travail à la retraite (!) qu’il fut décoré. A suivre dans la 2ème partie de la saga tchadienne de Derk Rijks…

 

 

 

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