Ce mois-ci, je laisserais volontiers la parole à Dominique Delport dont je connais l’implication, depuis des décennies, dans le monde rural. Après le premier épisode de ce feuilleton sur mon blog chez Futura, il continue à nous parler aujourd’hui de ce qu’il fait pour changer son mode de vie, notamment son cheminement vers l’autonomie énergétique totale. Une quête qu’il partage avec sa compagne de longue date, Jocelyne Richard.
L’ère du tout nucléaire en France venait de commencer en 1980 et… depuis 40 années se sont écoulées. Avec Jocelyne, nous avons été, tous deux, diplômés architectes DPLG. Elle a exercé le métier alors que j’ai bifurqué vers celui de l’informatique puis des réseaux hertziens et nous voici à présent de jeunes retraités définitivement implantés dans le Cotentin. Cependant, quatre événements, survenus il y a peu à l’aune d’une vie, sont venus nous remettre sur ce que certains appelleraient « le droit chemin ».
Evénement n°1 : rencontre avec Marie-Monique Robin
Je distinguerais deux ouvrages-clés « Le Monde selon Monsanto » (2008) et « Notre poison quotidien » (2011) et, de façon plus récente, les trois documentaires suivants :
- « Sacrée croissance » (2014) ;
Alors que la crise (économique, sociale, écologique) s’installe durablement en Europe et dans le reste du monde, le « retour à la croissance économique » est systématiquement invoqué par les responsables politiques de droite comme de gauche, comme le sésame indispensable qui permettra de sortir du tunnel. Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses sʼélèvent pour réclamer un changement de paradigme, qui permette dʼaffronter les défis du XXIème siècle : le réchauffement climatique, lʼépuisement des énergies fossiles et des minerais, la réduction de la biodiversité (on parle de la 6ème extinction des espèces), la crise alimentaire, financière et sociale (la progression des inégalités et de la pauvreté, lʼexplosion du chômage), etc. Du nord au sud de la planète, fleurissent des initiatives qui dessinent la voie vers une société durable et plus équitable, dans le domaine de la production alimentaire (agriculture urbaine), de lʼénergie (villes en transition), et de lʼargent (monnaies locales et nouveaux indicateurs de richesse).
- « Qu’est-ce qu’on attend ? » (2016) ;
A l’initiative de la municipalité d’Ungersheim, un village d’Alsace (Haut-Rhin), un programme de démocratie participative, baptisé « 21 actions pour le siècle », a été lancé en 2009 qui englobe tous les aspects de la vie quotidienne : l’alimentation, l’énergie, les transports, l’habitat, l’argent, le travail et l’école. « L’autonomie » est le maître mot du programme qui vise à relocaliser la production alimentaire pour réduire la dépendance au pétrole, à promouvoir la sobriété énergétique et le développement des énergies renouvelables, et à soutenir l’économie locale grâce à une monnaie complémentaire, le Radis.
- et finalement « Dernière cordée » (2019).
Il s’agit de l’histoire de l’expérimentation « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée » lancée dans l’agglomération de Mauléon (Deux-Sèvres) en 2015 quand Pierrick, Anne, Sébastien et les autres vivaient dans une grande précarité. « On nous appelait les cassos » soit les cas sociaux, dit Philippe. Quatre ans plus tard, ils sont salariés dans la première « entreprise à but d’emploi » de France. Et leur vie a changé. « Une vraie résurrection », dit Sylvie. À leurs côtés depuis le début de cette incroyable aventure humaine et collective, la caméra capte la transformation physique et morale – les corps qui se redressent, les sourires retrouvés, la parole qui se libère – des anciens laissés-pour-compte de l’économie dominante, qui revendiquent aujourd’hui une nouvelle manière de travailler et de vivre ensemble.
Au fil de ses visionnages et des lectures connexes car Marie-Monique Robin publie toujours un ouvrage en appui de chaque documentaire, nous comprenons – après une longue léthargie – qu’il faut changer progressivement de paradigme en agriculture et alimentation mais également en énergie. Nous basculons donc dans le bio et caressons le projet de devenir énergétiquement indépendants. Néanmoins autant il est plutôt facile de passer en bio en habitant à la campagne (quand progressivement des agriculteurs, tout autour de notre village, s’y convertissent), autant devenir indépendants en énergie est une autre paire de manches. Merci Marie-Monique !
Evénement n°2 : rencontre avec Jean-Baptiste Segard
Le fils aîné nous avait fait découvrir la mobilité électrique grâce à la vidéo mise en ligne en 2013 sur YouTube : « Entretien avec le concepteur Jean-Baptiste Segard d’EP Tender ». Il parlait surtout de la version équipée d’un groupe électrogène thermique.
Jean-Baptiste Segard a un discours simple : il ne faut plus acheter de véhicule correspondant à son besoin en crête (soit d’épisodiques grands déplacements) ni se trimballer 95 % du temps seul dans ce même véhicule thermique qui est trop énergivore et polluant. Au contraire, le véhicule électrique, même avec une faible autonomie, est le bon choix quitte à trouver un autre moyen pour les grands déplacements : train, autobus, autre véhicule, location, autopartage, covoiturage, etc. Lors des grands déplacements, la solution de Jean-Baptiste Segard est une petite remorque équipée d’un groupe électrogène qui confère ponctuellement toute l’autonomie dont pourrait avoir besoin le véhicule électrique du quotidien. Révélation !
Pour nous en convaincre, nous allons même jusqu’à franchir les portes du Salon de l’automobile 2013 de la Porte de Versailles – une chose que je n’avais encore jamais faite de ma vie – et nous visitons deux stands : celui de Tesla, qui débutait sa pénétration du marché européen ; et, bien sûr, celui d’« EP Tender ». Nous y rencontrons Jean-Baptiste Segard qui, par son charisme et par la présentation de son rutilant prototype, achèvera de nous convaincre du bien-fondé de son travail.
Quelque temps après, notre fils aîné Géraud, alors thésard et bien plus attiré que nous par l’électromobilité à ce moment-là, prendra en location – avec un contrat de 3 années – une Zoé de première génération : batterie de 22 kWh, chargeur Caméléon™ de 43 kW en courant alternatif. Au bout de deux ans pour effectuer son post-doctorat à l’université de Cambridge, Géraud partira vers le Laboratoire Cavendish [fort de ses 30 Prix Nobel ! Un chiffre arrêté en 2019 ]. Il nous confiera sa Zoé pour la troisième et dernière année de son contrat. Juste auparavant, le Syndicat d’électrification du département de la Manche (SDEM50) avait commencé à déployer des bornes de charge 22 kW – T2 et T3 –.
Nous avons eu la chance de voir une borne de charge pour VE, implantée en plein centre de notre village de Tessy-Bocage, à 5 minutes à pied de notre maison, commanditée et cofinancée par notre municipalité.
C’est donc sans appréhension que nous récupérons cette première Zoé et ma compagne Jocelyne l’utilisera tous les jours pendant un an pour ses déplacements professionnels. En tant qu’architecte, ses chantiers les plus éloignés disposeront par chance à proximité d’une borne de charge 22 kW. Pas de risques donc de « panne sèche » ou plus exactement de « Plus de jus ! ». Au bout d’une autre année en 2019, nous faisons l’acquisition, cette fois-ci en pleine propriété, d’une Zoé de 2ème génération : batterie de 42 kWh en location mais sans limitation de kilométrage, chargeur 22 kW seulement en courant alternatif.
Auparavant nous avions fait tout de même une simulation de « rétrofit 41 kWh » de la batterie de la première Zoé. Toutefois la valeur résiduelle de la location et le coût du « rétrofit » se sont avérés bien supérieurs au prix d’achat d’une Zoé neuve ce qui rendait cette transformation sans intérêt, exceptée celui du recyclage militant d’un véhicule usagé.
Le poste de la fabrication et de l’assemblage d’un VE est un gros émetteur de CO2 à cause de ses batteries. Il est largement supérieur que celui de type thermique : 6,57 tonnes de CO2 contre 3,74. Néanmoins, selon l’Ademe, il n’y a pas photo : au total, un VE produit bien moins de 2 fois de CO2 qu’un thermique après 150 000 km parcourus (construction et assemblage inclus et pour deux voitures de même catégorie) : 9 tonnes contre 22 soit seulement une émission de 41 % par rapport de la seconde.
Livrée en mai 2018, notre nouvelle Zoé de seconde génération totalise maintenant 60 000 km après seulement 2 années d’utilisation. Elle est notre voiture principale et elle effectue 95 % de nos trajets, comme l’avait prédit Jean-Baptiste Segard, les 5 % restant ayant été réalisés avec une Dacia Sandero au GPL. Pendant ces 2 années, nous avons quand même effectué, à bord de notre Zoé, 3 voyages d’une semaine chacun en Angleterre avec traversées multiples et gratuites de Londres à la clé. Véhicule zéro émission (une fois fabriqué et assemblé) oblige. Les voyages de moins de 500 km sont tous faits à son bord, avec une seule recharge intermédiaire judicieusement choisie. Nous sommes désormais complètement mûrs pour l’électromobilité. Merci Jean-Baptiste !
Evénement n°3 : rencontre avec Alain GIODA
Depuis des dizaines d’années, nous passons systématiquement 2 à 3 semaines de nos vacances d’été en compagnie du même couple d’amis. En 2015, ils tentent vigoureusement de nous convaincre d’aller passer 15 jours en août aux Canaries, car ils y sont allés en février et ils en sont revenus enchantés. Après quelques recherches sur l’Internet, je découvre que l’une des terres de l’archipel, moins attirante au premier regard, est en train de devenir indépendante énergétiquement. Il s’agit de l’île d’El Hierro qui est petite avec ses 270 km² et peu peuplée (avec un maximum vers 2007) de 11 000 habitants et guère plus en période touristique. Le tourisme, l’île ne s’y intéresse presque pas par rapport au reste des Canaries. Elle est montagneuse avec un point culminant à 1 500 m, possède un plateau agricole et pastoral à 1 000 m et une plaine littorale fertile (à droite sur le modèle ci-dessous).
El Hierro s’est équipée d’un champ de 5 éoliennes d’une puissance totale de 11 MW couplé à une usine de pompage-turbinage (STEP ou Station de Transfert d’Energie par Pompage-turbinage, en langage technique). Cette usine hydro-électrique fonctionne avec un bassin supérieur de 380 000 m3 d’eau à 700 m et un autre inférieur creusé à 60 m d’altitude, reliés par une grosse conduite de pompage et une autre de turbinage. Elle est capable, en régime établi, de développer une puissance équivalente à celle des éoliennes soit 11 MW grâce à une chute d’eau d’environ 640 m et 4 turbines hydrauliques à augets Pelton. Le fonctionnement de la STEP est simple : lorsque les éoliennes sont en production, l’électricité excédentaire produite sert à pomper l’eau depuis le bassin inférieur vers le supérieur. Lorsque le vent tombe, l’eau située dans le bassin supérieur se précipite par une grosse conduite forcée vers celui du bas en actionnant au passage les turbines génératrices d’électricité. Le système est fermé c’est-à-dire que, tout à l’aval dans une grande salle des machines, des grosses pompes remontent l’eau.
Simple, non ? Mais il y a encore mieux à voir. L’île est autonome pour son alimentation hydrique notamment en captant des lentilles d’eau douce non fossile par des tunnels horizontaux, dont le plus long atteint 1,4 km de long, creusés à l’intérieur d’un ancien volcan. Sous pression, l’eau, s’étant infiltrée dans les couches perméables profondes des appareils volcaniques, ressort le plus souvent de façon artésienne et il n’y a donc pas besoin de pompes mécaniques comme aussi, par exemple, pour les béliers hydrauliques.
Pour le reste, le service hydrologique local dessale l’eau de mer en utilisant la technologie de l’osmose inverse, déjà largement diffusée sur les côtes des zones arides et densément peuplées, et cela grâce aux énergies renouvelables. Fort de tous ces précieux renseignements, je plaide donc pour un court séjour à El Hierro et j’obtiens gain de cause. Nous allons donc voir cela de près.
Sur place nous visiterons, guidés et éberlués, l’ensemble de la STEP et, cerise sur le gâteau, l’une des trois petites unités de dessalement par osmose inverse qui ont remplacé l’ancienne grosse unité par évaporation trop gourmande en énergie et peu productive. Ces unités ne sont d’habitude pas ouvertes au public mais notre détermination l’a finalement emportée.
Nous apprendrons, lors de cette ultime visite, deux choses importantes.
D’une part, l’eau osmosée est certes à la base débarrassée de plus de 90 % des minéraux (sels marins). Elle est dite déminéralisée et donc elle est impropre à la consommation. Toutefois elle sera rechargée ensuite par le Service Insulaire des Eaux avec de la chaux dans les usines de dessalement et d’autres minéraux issus de la déminéralisation partielle des lentilles d’eau douce naturelle, exploitées par des galeries artésiennes percées au sein de l’ancien volcan, qui elles souffrent de minéralisations excessives.
Le réseau hydrologique, créé par le techniciens locaux car El Hierro est sans rivière et quasiment sans source, est interconnecté. Il permet ainsi aisément le mélange des différentes origines (3 pompages pour l’eau d’origine marine et 4 galeries pour celle terrestre) ce qui assure la distribution d’une eau de bonne qualité sur toute l’île. D’autre part lors de cette visite d’une unité de dessalement d’eau de mer, nous saurons aussi que le pourcentage de l’énergie totale nécessaire à la fabrication et la distribution de l’eau (filtrage par osmose inverse, pompages successifs vers les réservoirs et villages situés aux points hauts de l’île) représente 40 % environ de l’énergie totale nécessaire au bon fonctionnement insulaire. C’est considérable et vient contrebalancer fortement, au niveau de l’énergie, la faible dépense consacrée au confort de l’habitat (chauffage et climatisation) sur El Hierro. En effet, les températures moyennes, hors la zone la plus montagneuse, sont fort douces : 16° C en hiver et 23° C en été.
De retour en Normandie, je laisse de côté des critiques, plus ou moins appuyées, sur tous les sites que j’avais consultés à propos d’El Hierro avant d’y aller moi-même. J’attends des réponses et je n’en ai finalement qu’une seule : celle d’Alain Gioda que je découvre en tant qu’historien et observateur du climat, grand spécialiste notamment des EnR, de l’île d’El Hierro et de son système de STEP.
Les échanges sont forts et particulièrement intéressants et ils n’ont pas cessé de se diversifier jusqu’à maintenant. Nous nous sommes même rencontrés et avons déjeuné lors d’un passage simultané à Paris. J’ai énormément appris au cours de ces échanges épistolaires, pour l’essentiel, et téléphoniques, épisodiquement. Merci Alain !
A suivre…
La photographie mise en avant est celle de la rencontre entre Dominique Delport et sa Renault Zoé (à gauche) et, à son côté, Jean-Baptiste Segard avec son attelage derrière l’autre Zoé : la petite remorque du EP Tender (à droite). © Jocelyne Richard.