L’île d’El Hierro aux Canaries n’est qu’un confetti de moins de 300 km2 perdu dans l’Atlantique, la dernière île des Canaries avant les Amériques, mais le débat qui l’agite – depuis au moins de deux ans de façon évidente mais depuis bien longtemps en fait – est significatif de la problématique mondiale des aires protégées (en espagnol). Quels statuts faut-il donner à ces dernières : réserves, parcs ou autres ?
Sans remonter trop les âges (les aires protégées étaient les réserves royales de chasse en Europe, les bois sacrés en Afrique de l’Ouest, etc.), le débat actuel est posé dès la seconde moitié du XIXe siècles aux Etats-Unis. S’y affrontèrent les conceptions de John Muir (1838-1914) et de Gifford Pinchot (1865-1946). John Muir est le chantre de la préservation de la nature et il est l’héritier assumé des idées, aussi au sujet du respect envers les Indiens, d’Henry D. Thoreau (1817-1862) et de son mentor Raph W. Emerson (1803-1882).
Pour les plus jeunes, Thoreau est aussi la forte personnalité qui, pour défendre ses idées, allait, dans un souci de cohérence, jusqu’à la prison. Il mit en pratique la désobéissance civile inspirant le professeur charismatique du film « Le cercle des poètes disparus »).
John Muir, précurseur de la préservation avec son action dans l’Ouest américain – au Parc National Yosemite et dans la Sierra Nevada -, convainquit le président des Etats-Unis Theodore Roosevelt de mettre en place le premier programme significatif de préservation des aires protégées du pays avec notamment la création de cinq parcs nationaux (en anglais). Le président était un chasseur invétéré et, à ce titre, il connaissant bien le pays profond, le pillage des sites archéologiques des Indiens comme le déclin rapide de la vie sauvage aux Etats-Unis.
Une anecdote : Théodore “Teddy” Roosevelt a donné son nom à la fameuse peluche “Teddy Bear” car il s’agit de la représentation d’un ourson orphelin recueilli par le président des Etats-Unis après une de ses chasses.
Si je voulais faire une image moderne, John Muir est le père non revendiqué de l’écologie profonde (deep ecology en anglais), celle qui assimile la nature à un espace sacré avec des formules telle que « Aucun temple construit de la main de l’homme ne peut être comparé à Yosemite ». Les partisans de l’écologie profonde, portée dans sa radicalité par le philosophe norvégien contemporain Arne Næss (1912-2009), estiment que le monde et la nature ne sont pas des ressources mises à la disposition des hommes.
Sur un autre versant, Gifford Pinchot est le chantre de la conservation de la nature et, d’une certaine manière, le prédécesseur du développement durable.
Ingénieur forestier, Pinchot devint grâce à son travail le premier directeur du United States Forest Service de 1905 à 1910 (en anglais). Il fut brièvement ami avec John Muir mais ce dernier l’écarta de son cercle de collègues car, selon lui, la nature ne pouvait se monnayer. Le prétexte de la rupture fut en 1897 la publication par Pinchot, dans un journal de Seattle, d’une tribune encourageant les pâturages de moutons dans les réserves forestières. Une autre marque significative de la divergence profonde entre Muir et Pinchot : ce dernier entreprit et il réussit une carrière politique, dans la seconde partie de sa vie, devenant longuement le gouverneur de l’Etat de Pennsylvanie jusqu’en 1935.
Aujourd’hui encore la division entre “préservationnistes” (regroupés au Sierra Club toujours prospère avec ses 3 millions de membres et sympathisants et devenu la plus ancienne ONG dédiée à l’environnement depuis sa fondation par John Muir en 1892) et conservationnistes (les tenants des idées de Gifford Pinchot) existe aux Etats-Unis comme ailleurs. Cette fracture reste un frein puissant au développement du mouvement écologiste. Les idées de Gifford Pinchot (en anglais) sont peut-être les plus audibles depuis les dernières décennies car je pense que s’y voient les germes de celles du développement durable au sujet duquel j’ai emprunté les termes suivants sur Wikipedia.
L’idée d’un développement durable prend ses origines au cours des Trente Glorieuses, période qui a suivi la Seconde Guerre Mondiale durant laquelle la majorité des pays développés connurent une forte croissance continue. Dès les années 1960, quelques spécialistes se penchèrent sur la question de cette perpétuelle croissance et de ses limites, et surtout sur l’impact de ce développement continu sur l’environnement et de nombreux aspects sociétaux. Les premières limites de cette croissance apparurent brusquement suite au choc pétrolier survenu en 1973, choc marquant la fin des Trente Glorieuses, qui sera suivi d’un nouveau choc pétrolier en 1979. Ces chocs pétroliers ont mis en perspective qu’une croissance économique fondée sur l’abondance des énergies fossiles ne pourrait se poursuivre perpétuellement, le pétrole étant comme tout comme les autres ressources terrestres non renouvelables. En parallèle, les inégalités entre pays riches et pays peu développés ne cessèrent de s’accroître, laissant craindre de ne plus pouvoir maintenir un “équilibre relatif” à l’échelle mondiale et l’apparition de tensions géopolitiques.
Sur El Hierro, ce sont les idées du développement durable qui ont pu croître grâce à deux personnalités : Don Zósimo, le regretté chef des gardes forestiers de l’ICONA espagnol (Instituto para la Conservación de la Naturaleza) ; et Tomás Padrón, l’ancien directeur de la centrale électrique thermique utilisant des produits pétroliers.
Dans les années 1990 j’avais travaillé à récupérer la mémoire des travaux faits depuis la décennie 1940-50 sur El Hierro par le forestier Don Zósimo (son nom complet était Zósimo Hernández Martín) . Au fil des discussions avec lui, il m’était apparu que son idée de créer une réserve de la biosphère sur l’île plutôt qu’un parc national était tout à fait valable et je l’avais soutenue, avec d’autres Collègues, auprès de l’Unesco. Parallèlement, la nécessité de s’affranchir du pétrole sur une île avait paru naturelle à l’ingénieur Tomás Padrón, alors en charge de la seule centrale électrique insulaire qui précisément fonctionnait avec cette source d’énergie fossile. Dans la pensée de Don Zósimo, il s’était produit un cheminement parallèle entraînant, aussi chez lui, un changement de paradigme. Malgré toute une carrière au sein de l’ICONA (l’équivalent des Eaux et Forêts de l’Etat français) qui avait mené à bien plusieurs projets de parcs nationaux sur l’archipel des Canaries, Don Zósimo pensait qu’un tel statut de préservation n’était pas adapté sur El Hierro pour les raisons suivantes :
- la pression démographique et touristique était faible sur le territoire ;
- il y avait encore une belle vitalité devenue exceptionnelle aux Canaries du secteur primaire (agriculture et élevage) qui contribuaient à l’entretien des paysages tandis que la pêche en mer n’était que locale.
De plus, avec le reflux de l’Etat espagnol – au profit du pouvoirs locaux qui fut l’une des conséquences à long terme de la fin du franquisme – et donc la disparition de l’ICONA en 1995 , les îliens ont eu l’opportunité de prendre en main leur environnement. Ce fut la fin de l’obéissance à des règlements de la péninsule espagnole et à des hauts fonctionnaire des parcs nationaux qui, par essence, ne répondaient largement qu’à la très lointaine Madrid. Comme ce fut Tomás Padrón qui prit le pouvoir par les urnes sur El Hierro en 1979 et ne le lâcha guère jusqu’à sa retraite politique en 2011, la connexion entre le projet de réserve de la biosphère (institutionnalisée en l’an 2000) et la nouvelle centrale hydro-éolienne (dont le financement fut débloqué en 2006) se fit naturellement.
Au moins depuis deux ans, des pressions des ONG dont le WWF et d’universitaires des Canaries (notamment les océanographes de l’Universidad de La Laguna) s’articulent, avec celles de l’Etat espagnol, pour faire de la Mar de las Calmas, la partie d’océan Atlantique qui borde la partie sud de l’île à l’abri des alizés, le premier parc national marin d’Espagne. La photographie, libre de droits et mise en avant de ce billet, montre la Mar de las Calmas. En France, en France, l’équivalent de ce projet est le Parc National de Port-Cros en Méditerranée provençale créé en 1963.
L’autorité insulaire c’est-à-dire le Cabildo élu par la population veut que le dernier mot lui revienne, après une large consultation des habitants de l’île, mais elle freine le nouveau statut. Elle vient d’obtenir de nouveaux labels de classement de l’Unesco en 2014 et 2015. Je pense notamment à celui obtenu en 2015, pour l’ensemble de l’île, de Géoparc à la suite de l’irruption du volcan souterrain dans la zone de la Mar de las Calmas en 2011-2012. Juste auparavant en 2014, avec RENFORUS, l’île d’El Hierro était devenue le symbole des énergies renouvelables pour les sites classés de l’Unesco.
Les partisans du maintien du status quo de la réserve de la biosphère (y compris dans l’océan ceinturant El Hierro) disent qu’un tel statut qui recouvre toute l’île a précisément permis sa bonne conservation. Toutefois cela ne doit pas être le socle permettant à d’autres de demander la création d’un parc national soit la préservation de l’espace et donc d’y freiner toutes les activités humaines : la pêche locale à bas impact y compris sous-marine (en apnée) ; et la collecte des coquillages. Déjà le classement en réserve de la biosphère avait conduit à encadrer les activités liées à la mer avec des limitations qu’ils jugent suffisantes dans la Mar de las Calmas. Les conservationnistes savent que la création de parcs nationaux avait entraîné le dépeuplement de certaines zones isolées en Espagne continentale. Au-delà des chiffres, il y a la volonté chez les autorités d’El Hierro de ne pas faire commander à nouveau par l’Etat central pour l’aménagement du territoire comme ce fut le cas pour les autres îles des Canaries où le développement touristique fut décidé par le franquisme. Cet irrédentisme insulaire sur El Hierro s’était aussi manifesté lors du refus par la population de l’extension des zones militaires dans les années 1990 autour de la région du Malpaso.
Cette petite reconstitution historique personnelle montre bien que, même sur une petite île telle El Hierro, le débat entre les “préservationnistes” et les conservationnistes n’est jamais clos (en espagnol). Les premiers sont bien représentés loin du terrain et les seconds sont plutôt les résidents de l’île.
Bonjour,
Je mets en ligne le commentaire de mon Collègue, Christophe Levisage expert de l’UICN-France au propos de la mer, auquel j’avais transmis ce billet à titre personnel.
A. Gioda
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Bonjour,
Le débat sur les aires protégées éveille en moi des souvenirs bien vivants…
J’ai été notamment un des rédacteurs de la loi de 2006 sur les parcs nationaux, qui créait notamment les parcs naturels marins, en particulier – mais pas seulement – pour essayer de sortir de l’impasse de 15 ans d’obstination à vouloir créer un parc national “dur” en Mer d’Iroise [au large de la Bretagne avec Sein, Ouessant et Molène], dans une des zones les plus fréquentées par des activités humaines car une des plus riches. J’ai aussi été un des créateurs de la défunte agence des aires marines protégées – défunte justement à mon avis parce qu’elle n’a pas su se positionner clairement dans ce débat : le grand écart entre le positionnement institutionnel (“protection de la biodiversité”) et le positionnement local (“n’embêtons pas trop les acteurs en place et concentrons-nous sur les nouveaux arrivants”), cela ne pouvait pas trop durer.
On avait conclu en ce qui concerne la mer – et je ne pense pas qu’on conclurait différemment aujourd’hui – que réduire les aires protégées aux catégories 1 et 2 de l’UICN (*) aboutirait au mieux à une mise sous cloche de toutes petites zones maritimes, justifiant la mise en coupe réglée de tout le reste. La “réserve” en mer (je veux dire au-delà de l’horizon), cela reste un très beau rêve, qui suppose un accord unanime, une volonté sans faille et des moyens de contrôle et de surveillance. Je ne suis pas sûr de voir cela un jour…
En revanche, l’approche des zones gérées soit les catégories UICN 4 et 5 (**) – celle des parcs naturels marins – est celle qui a permis d’avancer, même s’il y a pas mal d’impostures et de postures dans la création de vastes AMP (Aires Maritimes Protégées) en zone océanique – je peux en créer une demain… – sans se donner le moindre moyen de la gérer (c’est-à-dire d’y gérer les activités humaines, car c’est tout ce qu’on gère, pas l’environnement…)
On en parle à l’occasion !
Christophe Levisage
Membre-expert UICN-France pour les zones marines
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(*) Parc national pour l’essentiel mais aussi Réserve naturelle intégrale et Zone de nature sauvage
(**) Aire de gestion des habitats ou des espèces et Paysage protégé
Pour plus :
http://commission.airesprotegees.fr/files/2015/03/Application-des-categories-de-gestion-en-France-Vmai-2015-internet.pdf