A côté des savants – on dit de nos jours les sachants – que sont les bénédictins et les jésuites qui visent à informer les hautes sphères du pouvoir et former une élite soit les élèves d’excellence dans le jargon contemporain, il y a toute la foule du clergé séculier, les curés de paroisse. Ces derniers étaient au contact avec le peuple : « les masses paysannes » écrivait encore Emmanuel Le Roy Ladurie dans les années 1960-70 avec un accent marxiste ; le paysannat ; plus prosaïquement, « les pauvres », selon les mots de ces temps-là, bien qu’il y ait aussi des laboureurs riches comme chez Jean de Lafontaine.
Pour toucher ces chrétiens qui étaient largement analphabètes jusqu’au XIXe siècle, le clergé va utiliser des moyens spécifiques qui seront précieux en histoire du climat.
D’abord, je pense à l’usage de bibles pour les pauvres qui étaient résumées et très illustrées (d’où elles n’étaient pas du tout économiques à réaliser par les copistes et donc leur rareté). Les bibles pour les pauvres se juxtaposent – voire s’opposent par leur caractère expressionniste – à celles en version intégrale, destinées aux lettrés, qui étaient enluminées c’est-à-dire ornées de miniatures. Par extension, la miniature a désigné l’image réalisée dans les livres avec minutie.
« Alors que la population européenne s’est considérablement accrue jusqu’à la fin du XIIIe siècle à la faveur de conditions climatiques douces et d’une paix relative, les années 1314-1316 sont marquées par des pluies diluviennes qui sont à l’origine d’une des plus grandes famines, jamais enregistrées, sur le centre et le nord de l’Europe. La réponse politique et religieuse n’est pas à la hauteur. L’Europe entre dans une phase de déclin. Les famines, la guerre et la peste lui font perdre près de la moitié de sa population. Cette famine [de 1315-1317] est un bon marqueur du passage de l’Optimum climatique médiéval (OM) au Petit âge glaciaire (PAG) » selon Le Roy Ladurie et Pépin (2018).
Ensuite et surtout, je pense à certaines prières spécifiques, des bénédictions telles faites lors les rogations qui utilisent force litanies, tournant autour du bon climat en particulier le lundi précédant l’Ascension.
« Le jeudi de la fête de l’Ascension était précédé, le lundi, mardi et mercredi, par la procession des Rogations à travers les champs pour implorer la protection du ciel sur les cultures. Avant la période révolutionnaire commencée en 1789, le lundi des Rogations était une férie [un jour de fête ayant donné le mot moderne de férié] majeure, les deux autres jours des Rogations des féries simples » d’après le site cybercure.fr.
Encore de nos jours, on va retrouver, au-delà du monde chrétien, des prières pour conjurer les sécheresses dans les autres grandes – par le nombre de fidèles – religions monothéistes que sont la musulmane et la juive.
Par exemple, le ministère des Affaires religieuses de la république tunisienne, dirigé par Ahmed Adhoum, appelait le mercredi 29 janvier 2020, à l’organisation de Salat al-istisqâ, صلاة الاستسقاء, ou la prière de la pluie, en vue d’invoquer Dieu, d’implorer son pardon et de lui demander les précipitations. Auparavant en novembre 2017, le roi du Maroc, Mohammed VI, en sa qualité de « commandeur des croyants », avait ordonné d’accomplir des « prières rogatoires » dans l’ensemble des mosquées du royaume.
« Au Maroc, l’agriculture fait vivre près de 40 % de la population et draine 88 % de la consommation d’eau et c’est de loin le premier contributeur au Produit intérieur brut. Aussi, les prières de la pluie « Salat Al Istisqâa » sont souvent le dernier recours quand les précipitations se font rares. Ce qui était le cas depuis la fin de l’été 2017.
C’est aussi une tradition ancienne qui remonterait au temps de Mohamed et de ses compagnons, et pratiquée un peu partout dans le monde musulman. L’Islam recommande d’avoir recours à Dieu par les invocations et la prière, en cas de retard de la pluie, souligne le ministère, appelant les directeurs régionaux des affaires religieuses à se coordonner avec les autorités régionales et les prédicateurs, pour faire cette prière dans les délais les plus proches, tout en déterminant les lieux où elle devra avoir lieu » d’après La Croix, 29/12/2017.
Egalement, écouter la prière demandant la pluie (Salat Al Istisqâa), dirigée par le Sheikh Sa’ud Ash-Shuraym, le 8 du mois de Rabî` Ath-Thânî 1434 (18 février 2013) à la mosquée Al-Harâm de La Mecque.
En Israël, la saison des pluies vient d’être entamée officiellement avec la prière de Bareh’ Aleinou (pour les Séfarades) et l’ajout « VeTen Tal OuMatar Livraha » [Donne la rosée et la pluie] (pour les Ashkénazes) dans l’Amida. Le 7 hechwan [qui est le 8e mois du calendrier hébraïque qui correspond à octobre-novembre dans notre calendrier grégorien ou catholique et romain] est, en effet, le quinzième jour après la fin des fêtes, et les rabbins ont considéré qu’il ne fallait pas évoquer la possibilité de précipitations pendant que les pèlerins étaient sur le chemin du retour, après avoir passé les fêtes à Jérusalem. Après le 7 heshvan c’est-à-dire le jour de la prière « Donne la rosée et la pluie », si aucune précipitation ne se produit dans les dix jours suivants (soit jusqu’au 17 heshvan de ce même mois d’automne du calendrier hébraïque), des prières spéciales sont rajoutées.
Comme le roi du Maroc pour ses sujets, le ministre de l’Agriculture d’Israël avait intercédé, toujours fin 2017, auprès du Très Puissant. Uri Ariel, alors le ministre de l’Agriculture et du Développement rural, fut l’organisateur de cette cérémonie appelant la pluie qui s’était tenue en présence des deux grands rabbins d’Israël : David Lau pour les Ashkénazes (juifs originaires d’Europe de l’est) et Yitzhak Yosef, pour les Séfarades (juifs orientaux).
Toujours à la fin de 2017 et donc lors d’une époque de grande sécheresse dans l’ensemble du monde méditerranéen, l’évêque de Gap (Hautes-Alpes), issu du clergé séculier et du mouvement du renouveau charismatique s’inspirant en partie des manifestations populaires du pentecôtisme protestant, proposait trois jours de prières pour appeler la pluie.
« Encouragé » par une lettre d’une habitante du Lautaret [village de la commune d’Ubaye Serre-Ponçon] et après consultation du conseil diocésain, l’évêque de Gap [Monseigneur Xavier Malle] invite les croyants à prier pour « demander la pluie » vendredi (jour de la solennité de l’Immaculée Conception, grande fête mariale), samedi et dimanche prochain [les 8-9-10 décembre 2017].
Un autre exemple, pour la religion catholique et romaine, sera choisi dans ma région en Occitanie : plus précisément lors de la grande et funeste sécheresse européenne de 2003 (70 000 décès dont en France 20 000) à Fabrègues dans l’Hérault, à quelques kilomètres de la ville de Montpellier. C’est Saint Baudile ou Baudille ou bien Bauzille – dont la tradition dit que là où rebondit trois fois sa tête tranchée, lors de son martyre par les Romains, naquirent les Trois-Fontaines de Nîmes – que l’abbé Vernoy fit porter en procession (Le Midi Libre, 8 août 2003). Le 12 août suivant, ce sera à Saint-Christol-lez-Alès et à Conqueyrac dans le Gard, deux localités guère éloignées à vol d’oiseau de Fabrègues, que seront enregistrés les records absolus de chaleur en France avec 44,1 °C. Depuis cette année-record de 2003, ces valeurs ne seront battues que, lors de la canicule du 28 juin 2019, notamment par les 46 °C de Vendargues, dans l’Hérault.
Marc Vernoy, l’abbé du prieuré traditionnaliste Saint-François-de-Sales de Fabrègues, connaissait bien l’histoire régionale dont la nîmoise.
« Si les grands personnages de cette époque témoignaient par leurs dispositions testamentaires combien était grande leur vénération pour Saint Baudile, le peuple ne montrait pas moins de confiance pour ce Saint protecteur. Fidèle à la tradition de tous les siècles, c’était à lui qu’il s’empressait d’avoir recours dans les calamités publiques. En 1362, une sécheresse extrême désolait les campagnes et semblait détruire tout espoir de récolte. La population affligée se tourna vers Saint Baudile [martyrisé à Nîmes en 284 sous Dioclétien qui arma la dernière persécution contre les chrétiens]. Le 12 avril [1362], il y eut une procession solennelle pour demander la pluie. La ville entière [de Nîmes] s’ébranla avec ses confréries et ses corporations. Les huit consuls y assistèrent portant chacun un flambeau à la main. C’était alors l’usage qu’il y eût, dans toutes les fêtes publiques, des joueurs d’instruments de musique. On vit donc, à la tête du pieux cortège, deux ménétriers [ménestrels] qui jouaient de la cornemuse. La procession sortant de la ville se déploya sur les flancs des collines et se rendit aux Trois-Fontaines, pour demander à Dieu, par l’intercession de Saint Baudile, une pluie bienfaisante. C’était le lieu où, suivant l’antique tradition, le Saint avait subi son martyre, et on allait l’invoquer là même où il avait donné son sang pour la foi. Huit jours après, le 19 du même mois [avril 1362], une nouvelle procession eut lieu pour le même objet. Mais cette fois elle se dirigea vers le couvent et l’église de Saint-Baudile. Elle était également précédée du ménétrier et d’un homme sonnant de la trompette. Les huit consuls portaient des flambeaux chargés (?) d’écussons aux armes [armoiries] de la ville et la foule suivait invoquant avec ferveur Saint Baudile. La ville entière [de Nîmes], unifiée dans ce même sentiment religieux [participait à] cette manifestation » S. Baudile et son culte par l’abbé Azaïs (1872). Cet épisode de sécheresse est connu en Languedoc grâce aussi au roi Jean II le Bon qui autorisa, le 4 août 1362, l’importation de blé étranger dans la province.
Par conséquent, nous arrivons à faire une étude scientifique des sécheresses, grâce aux prières et d’autres manifestations religieuses hors des murs des églises, en particulier des rogations, qui sont un outil puissant, dans le monde catholique, pour hiérarchiser ce type de calamités. Ainsi, dans l’exemple nîmois de la sécheresse de 1362, deux grandes processions rapprochées dans le temps, à l’extérieur des églises, avaient été organisées durant la saison printanière des rogations. A suivre… et la transition est assurée par le tableau le plus célèbre d’un monde agraire disparu.
La gravure mise en avant est datée du XVIIe siècle et elle montre aussi une procession pour la bénédiction des blés. Elle est reprise des sites Lundi des rogations et La Provence.